Cet après-midi-là, ils étaient sept dans l’une des salles de réunion du 36. Franck, Lucie, Manien, Chélide, Geoffroy Walkowiak, le spécialiste du sang, Jérémy Garitte ainsi que Bruno Bois, le directeur de la Santé rattaché au ministère du même nom. Les quatre hommes extérieurs à l’équipe venaient d’être mis au courant, dans l’urgence et la précipitation, des principaux éléments de l’affaire. Pascal et Jacques manquaient à l’appel, ils menaient des recherches et passaient des coups de fil.
Debout, sur ordre de Manien, Sharko exposait leurs dernières découvertes. Il avait parlé de la maladie dont semblait être atteint le gourou — la porphyrie —, du sang Bombay, des deux femmes retrouvées vivantes au fond d’un abri souterrain, et avait posé trois cartes d’identité devant lui. Dessus, un même visage, celui de Ramirez.
— Nous avions découvert deux fausses cartes cachées chez Julien Ramirez et ignorions jusqu’à présent à quoi elles pouvaient servir. Désormais, nous le savons. Nous pensons que tous les membres de la secte Pray Mev possèdent de fausses identités qui leur permettent d’être inscrits dans plusieurs établissements et de donner ainsi leur sang davantage que la loi ne l’autorise. Monsieur Walkowiak, vous pouvez expliquer ?
Walkowiak mit un temps à répondre, confronté comme ses voisins de table à une affaire dont il ignorait tout quelques heures plus tôt. À son tour, il se leva.
— J’ai fait plusieurs requêtes dans notre logiciel. Ce Julien Ramirez était inscrit sous trois identités — sa vraie et deux fictives — aux EFS de Lille, Caen et Lyon. Il y faisait des dons réguliers, alternant à la perfection entre les différents établissements pour être dans les règles. Il donnait des plaquettes à Lille, du plasma à Caen, et du sang total à Lyon. On peut donner du plasma tous les quinze jours, du sang total toutes les huit semaines, et des plaquettes tous les mois. Il respectait ces délais chaque fois.
— Vous n’aviez aucun moyen de le détecter ? demanda Bois.
— La carte d’identité est le seul élément que nous vérifions, et nous faisons un petit test à réponse immédiate dans le bureau du médecin pour nous assurer que le donneur n’est pas anémié. Vous vous doutez bien que nous ne possédons pas de détecteurs de mensonges. Nos professionnels sont formés pour s’assurer de la bonne foi des donneurs, mais il est presque impossible de déceler ceux qui savent mentir.
— Vincent Dupire a procédé de la même façon, intervint Sharko. Il est également connu sous les identités de Roland Burlaud et François Jaillard, dans d’autres EFS d’autres régions. Lui aussi, gros donneur de sang au-delà des lois. Les lieutenants Pascal Robillard et Jacques Levallois sont en train de mener des recherches sur un troisième individu, dont le sang a été transfusé au plongeur de l’Océanopolis, à l’ouvrier à la main tranchée et à celle qui a reçu la tuile sur la tête. C’est le trajet de ces poches-là que Willy Coulomb a suivi.
— Qui est Willy Coulomb ? demanda Bois.
Sharko mit de l’ordre dans ses notes.
— Oui, excusez-moi, on vous raconte tout dans le désordre… Willy Coulomb est un scénariste qui enquêtait sur la secte Pray Mev et qui a été assassiné le 31 août dernier. Voilà ce que l’enquête nous permet de dire aujourd’hui : le 30 ou le 31 juillet, il débarque à l’hôpital psychiatrique où est internée Mev Duruel, une patiente schizophrène concernée par notre affaire — elle peint des tableaux dont deux exemplaires trônent dans notre bureau ; je vous les montrerai tout à l’heure. Coulomb cherche « le secret du sang », car il sait que c’est autour de ce secret que s’est constituée la secte Pray Mev. Ensuite, son ex-petite amie arrive chez lui le 4 août. Coulomb est au bord de la rupture, il se cache, il a peur, peut-être que Ramirez et Dupire le traquent ou sont au courant qu’il n’est pas celui qu’il prétend être. Coulomb suit le parcours de poches de sang infectées, il remonte la piste du secret.
— Comment ? demanda Manien.
— Simplement, je dirais. Il récupère l’identité d’un des membres de Pray Mev qu’il a dû côtoyer de longs mois, se rend peut-être à un Établissement du sang et réussit à savoir où sont parties les poches de sang de cet individu, un truc dans le genre. Il retrace alors le chemin de certaines d’entre elles, commençant par l’Océanopolis. Et il trouve le secret : le sang contient « quelque chose » qui s’attaque des mois plus tard au cerveau des personnes infectées et les pousse à accomplir des actes dangereux. Sans doute prend-il alors conscience de ce qu’est en train de faire la secte : elle propage intentionnellement une maladie qu’elle porte en elle.
L’assemblée était sans voix.
— Vous voulez dire que ces membres seraient eux-mêmes infectés et en auraient parfaitement conscience ? demanda Jérémy Garitte.
— Oui. Nous sommes face à une secte à but destructeur, une secte apocalyptique. Comme dans la plupart de ce type de secte, ses adeptes sont prêts à se sacrifier pour servir la cause d’un gourou dément. Rappelez-vous l’ordre du Temple solaire, ou la secte du Temple du peuple. Ils sont bien organisés, prêts à aller au bout de leurs convictions. Les « cygnes noirs », ces donneurs de sang volontaires et fétichistes, leur permettent de recharger leurs batteries : les membres distribuent leur sang infecté d’un côté, mais en récupèrent du sain de l’autre. Ça leur permet d’arroser plus que de raison les Établissements du sang, tous différents suivant les membres. Aucune chance de se faire repérer.
— Concernant cette mystérieuse maladie, on sait pour le moment qu’elle s’attaque au centre de la peur, compléta Lucie. Peut-être qu’à terme elle se propage dans d’autres zones du cerveau. Ramirez, Dupire étaient, semble-t-il, infectés depuis quelques années. La maladie ne les a pas empêchés d’agir et de développer leur funeste entreprise (elle jeta un œil vers Garitte). Peut-être les adeptes ont-ils appris à mener une vie sans peur. Peut-être que, en ayant conscience, ils se croient encore plus forts. Une race supérieure comme le revendiquent les vampires. Sans peur, ils ont pu malgré tout maîtriser leur destin et se servir, justement, de l’absence de cette émotion pour aller au bout de l’horreur.
— Si c’est ainsi que ça s’est passé, quelqu’un possédait la maladie à l’origine, conclut Sharko, pour pouvoir l’injecter à Ramirez et Dupire. On pense qu’il s’agit du gourou… Un individu qui était peut-être au Mexique fin des années 1970, début des années 1980. Est-il lui aussi atteint ou conserve-t-il cette… maladie à prions dans des éprouvettes ?
Manien se focalisa à présent sur le directeur de l’Établissement du sang.
— On pense que les premiers membres ont commencé à faire des dons il y a trois ans. Que la secte s’est agrandie au fil des mois, pour fédérer une quinzaine d’individus aujourd’hui. Quels sont les dégâts, à votre avis ?
Walkowiak secoua la tête, les lèvres pincées.
— Excusez-moi, mais je ne comprends pas. Vous parlez d’une nouvelle maladie à prions qui serait peut-être… sortie de la jungle, si j’ai bien saisi, et qui aurait été transmise par le sang lors de dons, ici, en France. Les prions se fixent sur les globules blancs qui sont, de nos jours, retenus par des filtres performants, grâce à un procédé de déleucocytation. C’est d’ailleurs suite aux cas humains de la variante de Creutzfeldt-Jakob que ces procédés ont été mis en place en 1998. De nos jours, les composés sanguins issus des laboratoires de préparation contiennent à peine un globule blanc pour un million de globules rouges. Alors, comment ces prions auraient-ils pu déjouer les filtres ?
Matthieu Chélide se pencha par-dessus la table, les coudes en avant.
— Le sang de Vincent Dupire est en train d’être analysé en détail, tout comme la zone touchée de son cerveau. Plusieurs experts sont sur le coup. Mais, d’après les premières études cytologiques que j’ai obtenues il y a tout juste une heure, il semblerait qu’une proportion importante de ses globules blancs soient beaucoup plus petits que la moyenne. Nous sommes en train de nous demander si le prion pathologique n’aurait pas une incidence sur la taille des blancs qui le transportent, ce qui leur permettrait de passer à travers vos filtres.
Walkowiak accusa le coup.
— Mon Dieu…
Lucie se tordit sur sa chaise, le bout d’un stylo entre les lèvres. Elle observait Sharko, qui était concentré sur un schéma de son carnet. Elle avait vu les dégâts causés par ce mal, elle se rappelait le visage neutre de Carole Mourtier, clouée à vie dans son fauteuil roulant.
— En supposant que la maladie passe à travers vos filtres anti-globules blancs, quelles seraient les conséquences ? demanda le directeur de la Santé. Est-ce qu’une poche de sang contamine une seule personne ?
— Non, c’est beaucoup plus ramifié, voilà le problème, répliqua Walkowiak. Une poche de sang total va donner trois composés différents, les plaquettes, les globules rouges et le plasma. Donc trois sources de contamination possibles, car les globules blancs, s’ils ne sont pas filtrés, se retrouvent partout. De plus, le plasma d’un donneur est intégré à ce qu’on appelle un pool, c’est-à-dire qu’on le mélange avec le plasma de quatre-vingt-dix-neuf autres donneurs avant de fractionner cet ensemble en éléments qui serviront à fabriquer des médicaments pour soigner de nombreuses maladies : déficits immunitaires, maladies auto-immunes, prévention d’infections comme le tétanos, grands brûlés, blessés graves, hémophilie…
— Vous êtes en train de nous dire qu’un seul don du sang peut contaminer des centaines de personnes par le biais de transfusions et de médicaments fabriqués à partir du sang ?
— C’est ce que je suis en train de vous dire, oui. L’autre mauvaise nouvelle, c’est que, si la France est autosuffisante en globules rouges, le plasma et les médicaments qui en sont dérivés sont, eux, soumis au marché international. On les exporte dans de nombreux pays.
Ainsi, la maladie pouvait sortir de France. Les produits sanguins risquaient de contaminer d’autres innocents, n’importe où dans le monde. Innocents qui pouvaient aussi, peut-être, propager cette maladie dont on ne connaissait rien.
Un lourd silence les ensevelit, vite perturbé par les différents téléphones qui sonnaient ou vibraient. Sous l’impulsion de Manien qui lâcha un « On fait une pause », chacun se mit à répondre, à aller et venir. Ambiance de crise sanitaire grave. Franck et Lucie avaient déjà connu ça, deux ans plus tôt : les microbes, les maladies, nouvelles armes des assassins modernes. Indétectables. Destructrices. Meurtrières. Si l’affaire s’ébruitait, si les médias apprenaient qu’une saloperie se baladait dans le circuit du sang, on courait à la catastrophe.
Lucie s’approcha de Franck, toujours à la même place, le nez dans son carnet.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— C’est ce schéma que j’ai réalisé durant les explications de Marcus Malmaison. La société Cerberius, appartenant au groupe WHC, fait des recherches sur la sécurisation du circuit du sang. Regarde… Il est question de filtres.
— Et ?
— Je ne sais pas. Il n’y a sans doute aucun rapport, mais… cette coïncidence m’a immédiatement traversé l’esprit. N’oublions pas que c’est le centre Plasma Inc. d’El Paso qui semble être à l’origine d’une vague de contaminations au Mexique. Plasma Inc. qui contamine d’un côté, Cerberius qui est à la pointe de la sécurité de l’autre, les deux sociétés appartenant à la même nébuleuse…
Sur ces questionnements, Franck alla voir Jacques pour se renseigner sur ses avancées au sujet de l’organigramme de Plasma Inc.
— J’ai passé des coups de fil, fit Levallois. J’attends des retours, je continue à débroussailler.
Derrière eux, Chélide venait de s’accroupir devant les tableaux de Mev Duruel, posés sous la fenêtre. Il tenait entre ses mains celui avec le crocodile.
— Les fameux tableaux… Expliquez-moi.
Tout le monde était revenu dans l’open space. Chélide se tourna vers Manien, qui lui-même se tourna vers Sharko.
— Je vous ai parlé de Mev Duruel tout à l’heure, fit Franck. C’est elle qui peint ce genre de scènes. La jungle, les têtes suspendues aux branches, et surtout des individus qui, eux non plus, ne semblent plus avoir peur du danger. Possible qu’eux aussi aient été atteints par ce mal. On pense que Duruel a vécu sa petite enfance au fond de la jungle vers la fin des années 1950. Peut-être la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Une zone cannibale, pense-t-on, car son père adoptif sillonnait ces régions-là à l’époque et Mev Duruel se nourrissait d’organes d’animaux quand elle a été récupérée.
L’anatomopathologiste se redressa, se tenant le menton.
— Maladie à prions… Papouasie-Nouvelle-Guinée… Années 1950… Je suis certain d’avoir déjà lu ça quelque part. Dans un article, une vieille revue de science ou au fond d’archives. Ça remonte peut-être même à la fac. Je vais essayer de vous retrouver les sources.
Walkowiak lui tendit sa carte de visite.
— Si vous trouvez, appelez-moi, que je sois au courant.
Chélide acquiesça et empocha la carte. Pascal se leva de son bureau et vint rejoindre le groupe.
— Excusez-moi de vous interrompre. Ça y est, on a fait des recherches sur les identités des donneurs de sang de Pinault, Rubbens et Mourtier. D’après les fichiers de la Sécu, il n’existe pas de Félix Magniez ni de Thierry Lopez nés un 8 janvier 1989. Mais en revanche, Cédric Lassoui, dont le sang a été transfusé à Carole Mourtier, existe bel et bien, il habite un quartier chaud d’Aubervilliers. Casier assez chargé, petite délinquance classique : vols à l’arraché, agressions, drogue…
Les yeux de Manien brillèrent.
— Ça veut dire qu’on tient potentiellement l’un des membres de la secte qui refourgue son sang malade. J’appelle le juge. On va taper Lassoui demain, à la première heure. Je vais solliciter de nouveau la BRI, pas de risques. Si ce salopard est lui aussi touché au cerveau, il n’aura pas peur de se faire flamber ou de sauter par la fenêtre à la moindre alerte. On doit à tout prix le coincer vivant et lui faire cracher tout ce qu’il sait.