Comme Nicolas s’y attendait, ce fut la nounou qui lui ouvrit la porte du pavillon de Sceaux. Il savait que Sharko et Henebelle rentraient rarement à leur domicile avant 19 heures.
— Bonjour, Jaya. Vous vous rappelez de moi ? Nicolas Bellanger. Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vus.
La jeune femme acquiesça.
— Oui, oui, je me rappelle, bien sûr.
Elle l’observa avec timidité, une main sur la porte, l’autre sur le bâti, le corps en rempart.
— Je peux entrer deux minutes ? J’aimerais vous poser quelques questions.
— Désolée, mais M. Sharko m’a prévenue que vous pourriez venir. Il m’a demandé de ne pas vous parler.
Nicolas sentit la lave monter en lui.
— Pourquoi vous ne devriez pas me parler ?
Elle haussa les épaules.
— M. Sharko ne m’a pas donné d’explications. Je suis désolée, mais…
— Vous préféreriez qu’on discute de manière officielle dans mon bureau ?
— N’insistez pas. Je sais que vous ne pouvez pas faire ça, vous avez été suspendu de vos fonctions. Et maintenant… j’ai à faire, excusez-moi.
Elle lui claqua la porte au nez. Le flic vit rouge et tambourina.
— Expliquez-moi ce qui s’est passé la nuit du 20 septembre ! Vous étiez là, vous gardiez les mômes ! Et eux, vos employeurs, ils étaient où ?
Pas de réponse. Il finit par retourner à sa voiture et démarra, fou de rage.
Comme il conduisait trop vite, il alluma la radio pour se calmer. On parlait de l’affaire sur toutes les ondes. L’identité de Julien Ramirez avait été révélée quelques jours auparavant, et les journalistes cherchaient à présent à creuser la personnalité du fossoyeur des treize corps dans les Yvelines. Et puis, ils s’interrogeaient sur sa mort : qui avait tué le monstre ? Pour quelle raison ? Les rumeurs allaient bon train, du règlement de comptes au tueur de tueur, une espèce de justicier vengeur.
Le flic, lui, avait la réponse à la première question, pas à la seconde, mais il comptait bien l’obtenir, malgré les obstacles dressés par Sharko. Dans toute affaire criminelle, il y a un mobile. Même si la mort de Ramirez était un accident, comme il le supposait, une raison expliquait forcément la présence de Lucie chez lui cette nuit-là. Quand il l’aurait découverte, il aurait résolu son enquête.
Une demi-heure plus tard, il se gara devant le commissariat d’Athis, un beau bâtiment aux larges vitres fumées, bordé de rues arborées et agréables. Il fallait y aller franco. Paquet de feuilles sous le bras, Nicolas entra d’une démarche assurée. Une fois à l’intérieur, il s’adressa au planton de l’accueil, un jeune d’une vingtaine d’années.
— Capitaine Bellanger, du 36. J’ai besoin de parler au lieutenant Simon Cordual.
Le jeune lâcha un « tout de suite, capitaine » poli et décrocha son téléphone. Nicolas comprit, au regard du planton, qu’à l’autre bout de la ligne on s’interrogeait ; pour autant, le flic fut orienté vers le bon bureau.
Simon Cordual ne devait pas être bien loin de la retraite. Dégarni, double menton et ventre de bon vivant, moustache grisonnante en balai-brosse, pour compléter le tableau. Il n’avait pas l’air débordé et avait réaménagé le bureau à son goût : cafetière, micro-ondes, objets hétéroclites… Des photos de toute sa famille, même du chien, étaient accrochées un peu partout. Les deux hommes se serrèrent la main, et Nicolas s’assit sur une chaise sans que Cordual le lui propose. Il posa le dossier devant lui et entra dans le vif du sujet :
— Je suis venu vous voir au sujet de l’affaire Ramirez.
Cordual observa la couverture bleue qui recouvrait le paquet de feuilles, puis fixa Nicolas d’un air méfiant.
— Celle dont tout le monde parle. Ces treize corps… Mais c’est bien vous, la Crim, qui enquêtez là-dessus, non ? Je ne vois pas bien en quoi je peux vous aider.
— J’aimerais revenir aux origines, au moment de la disparition de Laëtitia Charlent en mai dernier. Il y a encore quelques points à éclaircir à ce niveau. Pour commencer, j’aimerais que vous me disiez quel était votre lien avec Anatole Caudron.
Le lieutenant se leva et se dirigea vers la cafetière.
— Café ?
— S’il vous plaît.
Il appuya sur un bouton pour réchauffer le breuvage déjà prêt. Et désigna du menton une photo où les deux hommes souriaient, bras dessus bras dessous.
— Anatole bossait dans une autre équipe mais on a travaillé plus de trente ans ensemble. C’était un collègue, et surtout un excellent ami. On déjeunait presque tous les jours ensemble, on allait chez l’un, chez l’autre. C’est lui qui s’est occupé de l’affaire au début, avant que le dossier soit repris par l’OCDIP. C’était il y a quatre mois, que voulez-vous que je vous dise d’autre ?
— Parlez-moi de l’enquête en off qu’il a continué à mener. Il y a ce qu’on sait tous : même à la retraite et alors que le dossier était entre les mains de l’OCDIP, Anatole Caudron a écumé les rues d’Athis, a recueilli des témoignages qui lui ont indiqué la présence d’une camionnette de chantier. Il vous a sollicité pour que vous interrogiez le fichier des immatriculations, puisque lui-même n’avait plus accès aux bécanes.
— J’ai juste rendu un petit service à un ancien collègue.
— C’est ainsi que l’identité de Julien Ramirez apparaît. Vous avez ensuite consulté le fichier des infractions pour vous rendre compte du passé chargé de cet homme : un ancien taulard, délinquant, incarcéré pour tentative de viol. Alors Caudron est allé voir les collègues de l’OCDIP pour leur mettre vos recherches sous le nez…
Cordual remplissait les tasses, lui tournant le dos aux trois quarts. Il écoutait sans réagir désormais, Nicolas poursuivit :
— … Les collègues s’intéressent donc à Ramirez mais laissent très vite tomber la piste, parce que, au moment de la disparition, le type bosse à trente kilomètres de là. À moins de posséder le don d’ubiquité, il ne pouvait pas avoir enlevé Laëtitia. Nous sommes fin mai.
— Je vois que vous connaissez toute l’histoire, fit le lieutenant en lui tendant sa tasse.
Nicolas poussa le dossier vers son interlocuteur qui se rasseyait.
— Pas tout à fait. Regardez ça.
Cordual écarta le rabat de la pochette, feuilleta les premières pages, et son regard s’obscurcit sur-le-champ.
— Qu’est-ce que vous cherchez ?
— Je veux comprendre. Plus d’un mois plus tard, début juillet, vous contactez le TGI de Bobigny et faites une demande de consultation de ce dossier, qui contient les éléments notés par le greffier durant le procès de Ramirez. Donc, Caudron et vous étiez encore sur le coup. Vous n’aviez rien lâché, contrairement à ce que vous aviez laissé croire, et avez mené votre enquête de votre côté.
Son interlocuteur rabattit la pochette d’un geste lent.
— Non. J’ai juste consulté la copie de ce dossier à titre personnel, puis je l’ai détruite.
— Ne me dites pas une chose pareille, lieutenant. Ramirez était la pire des ordures, vous ne vous étiez pas trompé et, si l’OCDIP avait vraiment cru à ce qu’Anatole leur avait raconté, on aurait pu sauver des vies. Si, des semaines plus tard, vous êtes allé chercher ce dossier, c’est qu’il y avait une autre raison que celle de satisfaire une curiosité personnelle. Quelqu’un vous a poussé à le faire. Quelqu’un qui n’avait pas renoncé.
Cordual se ramassa dans son fauteuil, résigné.
— Anatole connaissait bien la petite. Si vous aviez vu dans quel état il était au moment où elle a disparu ! Un vrai chien fou. Sur la fin, il ne supportait plus la délinquance, il était temps qu’il parte à la retraite. Mais cette disparition, il en a fait une affaire personnelle. Vous ne savez pas ce que c’est, les convictions que peut avoir un vieux flic en fin de carrière. Ce sentiment de partir sur un échec… Anatole ne pouvait se résigner à se la couler douce alors que la gamine était peut-être enfermée, prise dans les filets d’un maniaque.
Il but une gorgée de café, Nicolas l’imita.
— Anatole était persuadé que Ramirez était impliqué, d’une manière ou d’une autre. Et comme l’OCDIP avait laissé tomber la piste, il s’est mis à le surveiller lui-même. On ne le voyait plus au club de billard et, pourtant, il disait à sa femme qu’il venait. Je pense qu’il était planqué là-bas, aux alentours de cette baraque, à surveiller les allées et venues de cette ordure.
— Vous croyez ? Il ne vous disait rien ?
— Non, il voulait m’impliquer au minimum et éviter de m’attirer des ennuis. Sauf qu’il a été obligé de me solliciter pour récupérer ce fameux dossier du procès, il savait que j’avais de bons contacts au tribunal. Il voulait creuser encore plus la personnalité de Ramirez. Alors, une dernière fois, je l’ai aidé. J’ai fait une requête au TGI en allongeant les papiers de l’enquête que nous avions ouverte en mai, j’ai récupéré la copie du dossier et l’ai donnée à Anatole. Il est parti avec. Quelques jours plus tard, le pauvre décédait d’une crise cardiaque.
Nicolas digéra ces informations en buvant une gorgée de café. Ce dossier se trouvait forcément quelque part. À son domicile ? Puis il demanda :
— Ce dossier, personne d’autre ne l’a eu en main ?
— Pas à ma connaissance.
— Est-ce que l’identité de Franck Sharko vous évoque quelque chose ?
Cordual secoua la tête.
— Ça devrait ?
— Deux personnes ont sorti le dossier des archives du TGI : vous et l’un de nos lieutenants, pas plus tard qu’hier. Or, Franck Sharko, qui travaille chez nous, était au courant d’éléments internes à ce dossier avant notre requête au TGI. Il a forcément consulté votre copie.
— Que voulez-vous que je vous dise ? Peut-être qu’il connaissait Anatole ?
Nicolas but une dernière gorgée et se leva.
— Et Lucie Henebelle, peut-être que ça vous parle davantage ?
Le vieux lieutenant acquiesça, cette fois.
— Lucie Henebelle ? Oui, oui, bien sûr. Anatole m’avait déjà parlé d’elle. Tu m’étonnes, une nièce au 36, il en était fier.
— Une… Une nièce, vous dites ?
Nicolas sentit son estomac se nouer. Il n’en croyait pas ses oreilles.
Anatole Caudron était donc l’oncle de Lucie Henebelle.