Au milieu de l’après-midi, les treize identités étaient inscrites les unes en dessous des autres sur le tableau planté au centre de leur bureau. Grâce aux coups de fil, au listing et aux cinq prénoms fournis par Victoire Payet, les policiers avaient pu, depuis la matinée, identifier l’ensemble des victimes, et ainsi retracer la sinistre épopée de Ramirez et Dupire.
Tout avait débuté le 6 juillet 2013, environ deux ans plus tôt. Cyprien Caillard, 42 ans, habitant Aix-en-Provence et adopté à l’âge de 7 ans par une famille fermière de la Creuse, n’avait plus donné signe de vie. Il avait été le premier d’une longue série de disparitions espacées d’environ deux ou trois mois, le temps qu’il fallait pour épuiser un organisme à force de lui prélever son liquide le plus précieux : le sang.
Le mode de fonctionnement était bien rodé. Les deux diables disposaient d’une liste de choix, avec presque quatre cents noms, âges et adresses, dans lesquels puiser. Parmi ceux-ci, des personnes d’origine réunionnaise, mais pas toujours : il existait de rares donneurs de sang Bombay aux racines bien caucasiennes, qui portaient peut-être au fond de leurs gènes le mode d’emploi pour fabriquer ce sang si exceptionnel.
Le duo diabolique, aguerri par les années de prison, à tromper, mentir, enrayer le système, avait alors su frapper de façon intelligente pour ne jamais déclencher les alarmes dans les fichiers de police : régions variées, profils différents, disparitions espacées. Les victimes étaient ensuite emmenées dans la ferme perdue au fin fond de l’Yonne où, par un système de doublons, elles permettaient au vampyre gourou de la secte Pray Mev de se nourrir, littéralement, de leur sang.
Dupire entretenait ces captifs, les soignait pour assurer leur longévité et un sang le meilleur possible, tandis que Ramirez les achevait et s’en débarrassait une fois qu’elles devenaient incapables de fournir l’or rouge. Mais auparavant, il les vidait jusqu’à la dernière goutte. Un corps humain contenait aux alentours de cinq à six litres de sang et permettait donc de remplir une vingtaine de poches. De quoi garantir au diable glouton un stock de sécurité et de tenir plusieurs mois, au cas où les enlèvements cesseraient.
En parallèle, les deux hommes, fins connaisseurs des milieux sataniques et vampiriques, avaient contribué au développement du clan, créé un an avant la première disparition. Régulièrement ils avaient amené des individus masculins consentants chez Magic Tatoo, vers Clignancourt, afin de les marquer de divers symboles affichant leur appartenance progressive à un groupe de vampyres du nom de Pray Mev. Une horde d’une quinzaine de sauvages, arrachés aux milieux satanistes ou à la misère des banlieues, qui se laissaient graver Blood, Death ou Evil dans le dos, flirtaient avec les échanges sanguins grâce à des « cygnes noirs » et avaient mordu Mélanie Mayeur jusqu’à ce que mort s’ensuive. Un jeune scénariste réalisateur, Willy Coulomb, avait réussi à intégrer le groupe mais s’était fait repérer.
Quant au gourou…
— … Il doit prendre cette maladie comme un coup du destin, ajouta Sharko.
Le lieutenant terminait d’exposer ses dernières déductions à l’ensemble du groupe. Manien était assis à califourchon sur le bureau vide de Nicolas, manipulant une cigarette éteinte entre ses doigts jaunis.
— Imaginez un peu, poursuivit Franck, le vampyre sataniste, vénérant le diable et ayant entamé depuis un an un sinistre projet qui, soudain, voit une maladie le transformer en un véritable vampyre, pour qui s’injecter du sang devient une question de vie ou de mort. Imaginez ce qui se passe dans sa tête. Cette mutation physique n’est-elle pas la preuve de l’existence de Satan ? Ne faut-il pas y voir un encouragement à persévérer, à aller au bout de sa folie ?
— Je devine aussi l’état psychologique des disciples qui lui sont soumis, ajouta Jacques. Des individus imprégnés de croyances occultes, avides de rituels en tout genre. Eux aussi le voient se transformer devant leurs yeux. Les dents qui poussent, la peau qui blanchit… Comment ne pas gober tout ça ?
Sharko acquiesça.
— Ça explique aussi le comportement de Ramirez, lorsqu’il se couvrait de sang en ayant des rapports avec Mayeur, qu’il se scarifiait en invoquant Satan, qu’il versait le sang des chats dans sa maison ou qu’il s’injectait celui de ses victimes par une méthode de transfusion ancestrale. D’une certaine façon, lui aussi voulait peut-être marcher dans les traces de son gourou. Lui aussi voulait les « faveurs » de Satan. Ce malade y croyait vraiment. Ils y croient tous, c’est ça, le problème.
Depuis sa place, Pascal pointa sa sucette à la fraise vers le coin supérieur du tableau.
— Et Mev Duruel ? Ses toiles ? Et le plongeur d’Océanopolis ? Les accidentés ? Puis cette histoire de Mexique dont tu nous as parlé ? Qu’est-ce que ça vient faire dans l’équation ?
— Tout n’est malheureusement pas résolu, mais je pense que le sang est le lien entre la jungle, le Mexique et la France aujourd’hui. Marcus Malmaison est en train de se renseigner pour essayer d’identifier le centre de collecte qui aurait pu contaminer des travailleurs mexicains au début des années 1980.
Il leva son téléphone portable.
— J’ai aussi passé un coup de fil au chercheur sur la peur, pour savoir s’il avait pu avancer sur le point commun pouvant relier nos trois personnes accidentées. Quand je lui ai demandé de vérifier si les trois individus n’avaient pas été des donneurs de sang comme les Mexicains, il m’a interrompu : il a trouvé quelque chose mais ne veut pas en parler au téléphone. Je me rends là-bas après notre réunion.
Manien fixa Robillard.
— Parfait. On a quoi sur Vincent Dupire ?
Le musculeux serra les mâchoires, regardant son chef comme s’il allait le croquer. L’ambiance, dans l’équipe, s’était tendue depuis le départ de Nicolas. Les hommes détestaient leur supérieur hiérarchique, mais ce dernier s’en accommodait sans problème.
— Ça rend sourd de lécher des sucettes à la fraise à longueur de journée ?
D’un mouvement de tête, Sharko signifia à Pascal de lâcher du lest. Un vent de mutinerie soufflait dans la pièce. Lucie restait silencieuse. Robillard mit sa sucette dans sa bouche d’un geste sec et dit :
— Pas grand-chose pour le moment. Son courrier arrivait bien à la ferme, c’était donc son adresse officielle mais, comme pour Ramirez, pas d’ordinateur, rien dans le GPS de sa voiture. Son portable était un modèle simple, qui sert juste à téléphoner ou envoyer des SMS. Carte prépayée. On n’a trouvé qu’un SMS, celui qu’il a balancé avant de mourir :
« Hémorragie »
. J’ai fait une requête auprès des opérateurs pour le numéro destinataire, mais je crains qu’on n’ait encore affaire à des cartes prépayées et que ça ne donne que dalle.
— D’après les fiches de paie que j’ai trouvées, il bossait comme factotum à l’hôpital de Sens, ajouta Jacques. Ménage, poubelles, ce genre de choses. Ils ne se sont pas méfiés, pas de contrôle du casier judiciaire. On peut supposer que c’est là-bas qu’il dérobait du matériel médical pour les prélèvements sanguins.
Le chef se décolla du bureau et s’approcha du tableau, aux côtés de Sharko. Il posa son doigt sur le mot « gourou-vampyre », d’où descendait un arbre hiérarchique, avec au niveau inférieur Dupire et Ramirez, et encore dessous les membres anonymes de Pray Mev, représentés par des croix.
— « Hémorragie », parce qu’on a cassé les plus grosses branches de l’arbre. Le monstre est affaibli et va forcément sortir de la forêt.
— C’est bien ce qui me fait peur, répliqua Franck. Il se sait atteint. Il faut s’attendre à une réaction forte de sa part. On a eu des exemples par le passé, ça ne finit jamais bien, les histoires de sectes qui se sentent acculées.
— Mais au moins, ça finit. (Il tapa dans ses mains.) Allez, au taf !
Sharko prit sa veste et fit signe à Lucie d’un mouvement de menton. Au moment où le chef rentrait dans son bureau, Franck bloqua la porte d’une poigne ferme et entra à son tour. Il signifia à sa compagne de l’attendre en bas.
Il referma derrière lui. Son patron s’installa dans son fauteuil et alluma sa clope. Il tira une longue bouffée silencieuse, qui rendit son visage plus gris et austère encore. Ses yeux se plissèrent derrière l’écran de fumée.
— Sharko, à la rescousse des camarades… On devrait écrire un livre sur toi, tu sais ? Je vois bien le titre : « Le commissaire qui un jour redevint lieutenant ». C’est joli, tu ne trouves pas ? Sharko, de retour sur le trottoir, rien que pour racler la crasse de nos rues. Le défenseur de la veuve et de l’orphelin. Je n’ai jamais compris pourquoi tu ne t’étais jamais syndiqué, d’ailleurs. Tu coches toutes les cases.
— La politique ne m’intéresse pas.
— Elle devrait. C’est la politique qui transforme les postes de nos supérieurs en un jeu de chaises musicales. Bellanger était un chien fou, il fallait l’arrêter avant qu’il fasse une bavure. Je n’ai pas envie de terminer ma carrière sur les conneries d’un jeune premier.
Sharko s’approcha et écrasa un index ferme sur le bureau.
— Il existe d’autres méthodes. On croule déjà sous le travail, et tu nous amputes d’un membre en plein sprint. Les tensions sont vives, dans l’équipe. On puise tous dans nos réserves.
— C’est ce qui fait de vous des flics meilleurs.
— C’est surtout ce qui fait de nous des flics au bord de l’explosion.
— On a le soutien des équipes Joubert et Carlier. Je vais veiller à combler le vide laissé par Bellanger, si c’est ce que tu souhaites. Les candidats au poste sont nombreux. Il y a le jeune Michaud, il bosse dans le commissariat du 1er.
Il poussa un dossier vers Sharko.
— Jette un œil. Des états de services irréprochables. De belles réussites.
Sharko ne daigna même pas regarder le papier.
— C’est qui ? Ton neveu ?
Manien afficha un sourire fatigué.
— Tu ne devrais pas le prendre comme ça. Pas toi. N’oublie pas que t’as une paire de vieilles casseroles qui traînent. Que tout n’est pas clair autour de toi et que certains dossiers ne demandent qu’à être rouverts. Alors, tu te tires de mon bureau et tu vas faire ton boulot.
Sharko brûlait de lui fourrer son poing en pleine figure, mais il se contrôla : Manien n’attendait que ça. Hors de question d’attirer les vautours de l’IGS sur son cas, surtout en ce moment. Il fit demi-tour et claqua la porte derrière lui avec une force telle qu’il manqua de l’arracher.
Les murs tremblèrent jusqu’au dernier bureau de l’étage.