28

Lucie se tenait prostrée sur le canapé, les genoux sous le menton, lorsque Franck rentra aux alentours de 20 heures. Jules et Adrien, pas encore en pyjama, leur caisse de jouets renversée dans le salon, s’en donnaient à cœur joie devant l’indifférence de leur mère. Ils se figèrent lorsqu’une tornade à poils roux et blancs fonça dans leur direction et les renifla de haut en bas, avant de marquer son territoire au beau milieu du carrelage d’un jet d’urine. Franck se précipita pour nettoyer, devant les yeux hagards de Lucie.

— C’est normal au début. Il n’a que trois mois, il n’a jamais connu de foyer. Il va falloir lui apprendre la propreté. Mais l’employée de la SPA m’a dit que les épagneuls apprenaient vite. Et ils adorent les enfants.

Lucie se décrocha de son canapé, les mains plaquées sur le front.

— Mon Dieu, Franck, mais t’as pété un plomb ?

— Mais qu’est-ce que vous avez tous, avec ce chien ? Je ne pouvais pas le laisser en cage. Il est venu vers moi, c’était comme une évidence entre nous. Regarde.

Il montra les deux taches sur sa chemise. Fous de joie, les jumeaux poussaient de petits cris aigus et poursuivaient l’animal, qui explorait avec fougue tous les recoins de son nouveau foyer. Lucie secouait la tête.

— Non, non. Un chien, tu te rends compte ? On en prend pour dix ans minimum.

— Ce sera mieux que dix ans de taule.

Franck attrapa Lucie par le poignet et l’entraîna vers le canapé. Il s’assit à ses côtés.

— Qu’est-ce que tu veux ? Qu’on attende que le temps passe et qu’on crève sans rien faire ? Ce chien va casser nos habitudes, il le faut. Ça a surpris Nicolas, Robillard, et c’est tant mieux. Il prouve aux autres et à nous-mêmes qu’on continue à vivre en dépit de ce qui se passe autour de nous. Il met un masque sur nos visages. On ne peut pas être coupables et adopter un chien, tu vois ce que je veux dire ? Et puis, j’ai toujours eu des chiens quand j’étais môme. Les enfants vont l’adorer, ça leur fera du bien. Ils ressentent notre tension, ils sont stressés.

Les rires des jumeaux égayèrent la maison. Lucie poussa un soupir dans lequel Sharko put sentir tout le désespoir du monde.

— J’ai beau essayer, je n’y arrive pas. Je ne trouve pas la force d’être au bureau et de faire semblant à longueur de journée, à craindre chaque appel, à soutenir chaque regard, à voir mes collègues foncer droit dans le mur avec de fausses déductions. C’est comme… une trahison permanente. Quand le balisticien est venu et a commencé à parler de deux tirs possibles, j’ai cru que j’allais me liquéfier. C’était pareil quand je suis retournée à la cave avec Nicolas. L’impact était juste au-dessus de sa tête et, moi, je me revoyais au sol avec ce plastique sur mon visage…

Elle marqua un temps, le regard vide, au loin.

— … Si Nicolas l’avait découvert, cet impact, je ne sais pas comment j’aurais réagi. Même la nuit, j’ai peur… Peur qu’ils viennent sonner parce qu’ils ont découvert la vérité. Ils sont trop forts. Ils vont finir par…

Sharko lui attrapa les mains et les serra dans les siennes.

— Non, ils ne nous attraperont pas.

— Si. Tôt ou tard, c’est toujours comme ça que ça se termine, tu le sais. Les flics attrapent les coupables, dans les films et dans la vraie vie. Nicolas est comme un chien fou sur cette enquête, il en fait une affaire personnelle. Comment bâtir une vie, des projets, avec le fil d’un rasoir sous la gorge ?

Il suffisait qu’elle bascule, et tout serait fini. Le moment que Frank attendait depuis si longtemps était venu. Elle était prête à écouter les secrets enfouis dans le coffre de son esprit depuis des années.

— Tu te rappelles, quand je t’ai parlé des squelettes dans le placard ?

Elle acquiesça en silence.

— J’en ai, des squelettes, Lucie. J’en ai tellement qu’on ne peut plus fermer les portes qu’à gros coups de rangers. On peut dire que ça a vraiment commencé avec l’affaire du Syndrome E, même si je traînais déjà une batterie de casseroles… On se connaissait à peine. Toi venue du Nord, toute fragile, et moi, le gars de la Crim qui avait déjà tout vu. J’étais en Égypte quand c’est arrivé la première fois. Atef Abd el-Aal, que le type s’appelait…

Lucie essaya de se souvenir. Leur première affaire commune… Franck, parti au Caire pour les besoins de l’enquête.

— À un moment donné, ça s’est mal passé. Ce type m’avait assommé et attaché sur une chaise, dans une cabane en plein désert. Il était prêt à me tuer, comme Ramirez était prêt à te tuer.

— Tu… Tu n’en as jamais parlé.

— Ce n’était pas le genre de truc à raconter à un premier rencard. Quand… Quand j’ai réussi à me libérer, je l’ai poussé violemment et il s’est empalé sur une barre en fer. Mais il n’était pas mort. J’étais seul, isolé en plein désert, il devait faire quarante-cinq degrés. La chaleur peut rendre dingue, tu sais ? T’as le cerveau en surchauffe, le radiateur qui perce et, là, tu fais des choses que tu n’aurais jamais imaginées en temps ordinaire.

Il regarda ses mains, ses lourdes mains intransigeantes qui un jour avaient ôté la vie. À cet instant précis, il était là-bas, au milieu de cette mer de sable.

— C’était comme si… il me revenait de décider du sort de cette ordure qui avait commis les pires abominations. J’étais le juge et le flic, et personne ne pouvait décider à ma place. Je… Je ne pouvais pas le laisser vivre, pas après ce qu’il avait fait. Et puis, ce n’était pas comme s’il était en pleine forme, ce gars avait de bonnes chances d’y rester. Alors, j’ai précipité le destin. J’ai mis le feu à la cabane et je me suis enfui avec sa voiture. Je ne voulais pas seulement qu’il meure. Je voulais qu’il souffre.

Le chien ressurgit et essaya de se faufiler sous un meuble. Jules et Adrien continuaient leur traque acharnée dans un concert de cris. Franck les couva d’un regard tendre, soudain déconnecté du monde. Lucie ne le quittait pas des yeux. L’homme qui se tenait devant elle donnait l’impression d’avoir un interrupteur au fond de la tête, capable de le faire instantanément basculer du noir au jour. Franck avait été schizophrène par le passé. Ces maladies-là ne disparaissaient jamais en totalité de l’esprit, elles s’y accrochaient comme des teignes, et il devait bien rester, au fond de son cerveau, une petite forêt de neurones défectueux.

— Faudra que je répare Poupette, fit-il. Pour eux. Leur héritage, tu comprends ?

— Tu as dit « la première fois », répliqua Lucie, la gorge serrée.

Franck acquiesça. Les os de ses mâchoires roulaient sous ses tempes. Il s’assura que les enfants soient hors de portée de voix puis lâcha :

— Il y en a eu deux autres.

Lucie reçut un vrai choc mais s’efforça de ne pas bouger. Sharko mettait son cœur sur la table, lui révélait ses plus intimes secrets. Il lui racontait le pire et, pourtant, jamais il n’avait paru aussi humain, aussi fragile. Avoir éliminé des ordures, les avoir empêchées de torturer, de tuer faisait-il de lui un homme mauvais ? Un père indigne ? Un assassin ? Combien de fois Lucie avait-elle pensé comme lui, combien de fois avait-elle eu envie d’aller au bout, de presser la détente face à des violeurs, des pédophiles qui vous riaient au nez et vous disaient, en présence de leur gamine de 10 ans, au beau milieu d’une salle d’audition : « J’ai attendu son dixième anniversaire pour lui faire sa fête… » ?

Mais elle n’avait jamais osé, là reposait sans doute sa différence fondamentale avec lui. Franck n’avait jamais volé un centime, touché à un gramme d’une quelconque drogue ni été corrompu de quelque façon que ce soit. Un flic intègre, droit dans ses bottes, mais qui marchait en permanence sur une terre fragile, celle des émotions à fleur de peau, celle où le père se trouve face au tueur d’enfants, celle où le citoyen affronte le bourreau responsable des pires tortures, celle où l’homme, en définitive, chasse le flic et devient un loup pour lui-même.

Mais il avait tué, lui aussi. Trahi son serment.

Un policier avait-il le droit de redevenir un homme dans l’exercice de ses fonctions ?

Franck avait tranché.

Au bout de quelques minutes, il avait tout craché, jusqu’au dernier mot poussiéreux enfermé depuis trop longtemps au fond de lui. Épuisé, vidé de ses forces comme après un marathon, il se leva jusqu’au bar pour se servir un verre d’alcool.

— Je ne suis pas un tueur de tueurs ni un justicier. Je n’ai pas de message à transmettre. Ce n’est même pas de la vengeance ni de la colère. Enfin si, parfois un peu. Mais ce sont surtout, chaque fois, des concours de circonstances. La possibilité d’aller au bout, d’écraser un parasite pour qu’il ne trouve plus de victime sur qui s’accrocher. Moi, j’ai fait mon choix, et je ne le regrette pas. Après tout ça, je comprendrais fort bien que… que ma demande en mariage soit compromise.

Deux bras menus se serrèrent autour de son torse. Lucie posa la joue contre son dos.

— Je crois que je vais l’aimer, ce petit chien roux, tout compte fait. Et je le vois bien sur notre future photo de mariage, aux côtés des garçons.

Franck se retourna et ils s’étreignirent longtemps, sans un mot. Juste des regards tendres, des larmes mêlées aux sourires complices. Ils s’étaient connus dans la douleur, la mort, comme d’autres se rencontrent dans la légèreté. Et les journées noires qu’ils traversaient en ce moment n’étaient que la combustion d’un amour bâti sur le négatif du bonheur. Il lui avait avoué l’inavouable et pourtant, cette nuit-là, elle l’aima comme elle ne l’avait jamais aimé.

Quand les enfants furent couchés, le chien enfermé dans la cuisine, ils se perdirent dans les draps, leurs corps brûlants enlacés jusqu’à l’épuisement. Ces confessions avaient été comme une libération, un éclair dans la nuit qui, certes, n’ôtait rien à leur culpabilité — elle était comme une toile d’araignée accrochée au fond de leur tête —, mais qui l’anesthésiait. À la lueur d’une veilleuse, Lucie reprenait son souffle et Franck le buvait, son verre de whisky, assis à même la moquette, le dos arrondi. Il écoutait les plaintes du jeune chien qui allait devoir se faire à sa nouvelle vie.

— Faut qu’on lui trouve un nom, à ce chien.

— Janus… Appelons-le Janus.

La réponse était sortie comme une évidence de la bouche de Lucie. Janus, le dieu romain des commencements et des fins. L’être aux deux visages opposés, l’un tourné vers le passé, et l’autre vers le futur.

Sharko approuva.

— C’est bien, Janus. Oui, j’aime bien.

Il resta ainsi un long moment, sans bouger, à observer son glaçon fondre dans le verre. Lucie se faufila dans sa nuisette et vint s’asseoir à ses côtés. Elle lui prit le verre des mains et le porta à ses lèvres.

— Merci, mon amour… de ta confiance.

— Ça va être dur de te plaquer avec tout ce que tu sais à présent. En cas de divorce, t’auras un paquet d’arguments contre moi.

— Tu ne seras pas en reste non plus.

Ils échangèrent un sourire. Lucie but une nouvelle gorgée.

— Jusqu’à présent, on n’a eu que de la malchance contre nous. La douille perdue, la présence de cette femme, cette histoire de poudre… Les choses vont forcément changer en mieux. Je vais être plus forte, je te promets.

— Je sais, Lucie. Il y a deux derniers petits trucs que tu vas devoir ajouter à ta liste. Le premier, c’est que Nicolas sait que le tueur de Ramirez est entré chez lui avec une clé, mais ça n’implique pas grand-chose dans ses déductions. Et le second, et ça, c’est beaucoup plus grave : ta sonnerie de portable. Mayeur l’a entendue.

— Mon Dieu.

— Mais elle ne l’a pas reconnue, elle ne se souvient même plus de l’air. On peut sans doute placer ça du côté « chance », dans la balance. Changer de sonnerie attirerait l’attention. Alors, à partir de maintenant, tu mets ton téléphone sur vibreur.

Il lui caressa le visage.

— On a affronté le plus dur. On n’a plus qu’à maintenir le cap. Treize personnes ont versé des larmes de douleur dans des éprouvettes, et on ne pourra pas empêcher Nicolas et les autres d’avancer. Alors, autant se ranger de leur côté et essayer de comprendre qui était ce type. Plus on s’enfoncera dans l’histoire de Ramirez, plus on s’éloignera de la nôtre. Nicolas et Manien vont interroger Mayeur toute la nuit, on en saura plus demain. Je vais partir au petit matin, tu me rejoindras une fois qu’on l’aura libérée, vers 11 heures. Après tout, on sera samedi.

Ils finirent le verre à deux, puis se couchèrent et éteignirent la lumière. Il était presque 2 heures.

— Franck ?

— Hum…

— Cette musique, elle va bien finir par lui revenir.

Franck grimaça dans le noir. Il y avait pensé, évidemment. Pour une fois, il n’avait pas encore la parade et espérait que la nuit lui porterait conseil.

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