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Il était plus de 19 heures quand Manien décida de rassembler tout le monde pour une réunion. La journée avait été intense pour chacun des cinq policiers de son groupe, entre recherches sur le terrain, lectures et croisements de fichiers, coups de téléphone. Une partie d’entre eux avaient été aidés, notamment pour le début de l’enquête de proximité et la fouille intégrale de la maison, par les renforts du commissariat de Longjumeau et les nombreux brigadiers du 36 placés sous les ordres des OPJ. Les différents départements de la police scientifique — traces, balistique, chimie… — , les laboratoires de toxicologie et d’anatomopathologie ne chômaient pas.

Le paquebot naviguait à plein régime.

Contrairement à leur habitude, Lucie et Franck s’étaient placés du même côté de la table, avec Robillard et ses muscles entre eux, pour éviter que leurs regards ne se croisent, conscients que cette réunion serait une nouvelle épreuve. Compte tenu du caractère exceptionnel du crime, Paul Chénaix y assistait également.

Manien s’assit en bout de table, une télécommande de rétroprojecteur dans la main. Il afficha une photo de la scène de crime, histoire de mettre tout le monde dans l’ambiance, puis un gros plan du corps nu.

— Affaire Ramirez, premier acte. Découverte du corps hier matin, aux alentours de 9 h 30, par une brigade de Longjumeau, suite à l’alerte donnée pour l’abandon d’une Audi TT en bord de route. La porte de la maison est ouverte, les collègues entrent, trouvent une procession de sangsues qui les oriente vers la cave. Il est évident que « Jack » voulait qu’on arrive sur le corps au plus vite.

— Jack ?! lâcha Robillard, un bâton de sucette coincé entre les dents.

— Oui, on va l’appeler Jack. Comme l’Éventreur. Notre Jack n’a pas grand-chose à lui envier. Et puis c’est court, simple, même toi tu devrais pouvoir le retenir. Bon, tout le monde a eu le temps de regarder le PV de constatation de Sharko ? Parfait. Pascal, tu nous fais un point sur Ramirez ?

Robillard avait posé ses avant-bras devant lui, sur la table. Deux véritables gigots.

— Julien Ramirez, 31 ans, célibataire, sans enfants. Un casier fourni que je dois encore éplucher, avec notamment de la taule de 2008 à 2012 pour agression, détention d’arme et tentative de viol. Son identité apparaît aussi dans le STIC pour des erreurs de jeunesse et des actes satanistes : profanations de tombes, cruauté envers les animaux, ce genre de choses… Après 2012, plus rien dans le casier, il disparaît des écrans radar. Visiblement rangé.

Lucie ne perdait pas une miette de ce résumé. Franck avait vu juste : rien, dans les fichiers, n’avait permis à Robillard de tisser le lien avec l’affaire Laëtitia Charlent, où Ramirez n’avait été interrogé que comme témoin. Le lieutenant ignorait par ailleurs tout du passé psychiatrique de Ramirez.

— Il habite du côté de Longjumeau et bosse à son compte dans la déco et le petit œuvre pour des habitations individuelles un peu partout dans l’Essonne. Vu ce qu’on a découvert dans sa chambre, on suppose qu’il fréquentait une fille.

Manien afficha une photo de la pièce en question.

— Fille qu’on doit retrouver à tout prix. Elle a selon toute vraisemblance fui dans la précipitation par la fenêtre. Mais pourquoi n’a-t-elle pas prévenu les forces de l’ordre ? Connaît-elle l’assassin ? L’a-t-elle vu ? Jacques, t’étais là-bas toute la journée. Un début de piste ? Et le bide, ça va mieux ?

— Vu le temps que j’ai passé aux toilettes, je connais le nombre exact de carrelages sur les murs, mais ça va… Non, rien. Ni sur elle ni sur lui. Pas de voisins, personne ne le connaît ni ne le voit jamais. Juste sa camionnette, de temps en temps. Comme il bossait seul, pas de collègues, je vais creuser du côté de ses clients. J’ai vérifié les itinéraires du GPS, il ne devait pas l’utiliser souvent, l’historique est vide. Coup d’œil rapide au GPS du camion également. Rien là non plus, vide, à croire que ce type avait la manie de tout effacer. Sinon, tant que j’y suis… (Il lorgna ses notes.) Pas d’ordinateur, on n’a pas retrouvé de téléphone portable, il l’avait sans doute sur lui, mais comme il était à poil, on peut supposer que Jack l’a emporté. Demain matin, je ferai partir une demande aux différents fournisseurs pour savoir s’il avait un abonnement. On a embarqué factures, DVD, relevés de compte, paperasse en tout genre, et il y en a un paquet. Ça va prendre du temps de décortiquer tout ça. À ce que j’ai pu voir vite fait de sa vidéothèque, elle est principalement axée sur le SM : productions américaines référencées sur Internet, connues pour leur caractère extrême, mais rien d’illégal.

— Faudra tout m’éplucher, lança Manien.

— Bien… Pour l’Audi, j’ai scanné l’immat, il l’a achetée d’occase il y a deux ans pour pas grand-chose. L’IJ a relevé les empreintes sur le volant, les poignées de porte et le coffre, on verra les retours… Voilà, c’est à peu près tout.

Manien acquiesça et revint sur la photo de la victime.

— Ramirez a morflé. Les coupures, les sangsues, puis la balle dans la gorge pour en finir. Jack ne s’est pas contenté de l’abattre comme un chien. Il a déployé une certaine forme d’ingéniosité perverse comme on en voit rarement. Il a utilisé les sangsues que Ramirez élevait dans un aquarium pour le mettre à mort, et aussi pour nous orienter vers la cave.

Il scruta les visages devant lui, les mains à plat sur la table.

— Bon, la priorité, c’est la fille qui s’est tirée par le toit. Vous m’interrogez les clients de Ramirez, ses créanciers, vous retrouvez ses fréquentations. Vous apportez tout ce qui est susceptible de nous renseigner. Je vais m’arranger pour faire tenir le flagrant délit sur plusieurs jours, ça facilitera les mises en garde à vue et les éventuelles perquises. On doit mettre la main sur la nana aux menottes. Vous me retrouvez aussi cette victime qu’il a essayé de violer par le passé, au cas où.

Manien ausculta les feuilles devant lui.

— Paul, tu nous fais un point rapide sur l’autopsie ?

— Je vous envoie le rapport demain. Les résultats toxico et anapath arriveront dans la semaine et devraient vous donner des indications sur le mode opératoire de… de ce Jack. Comme je l’ai dit ce matin, j’ai relevé vingt et une plaies réparties sur tout le corps, et a priori chacune contenait une sangsue qui s’est gorgée de sang. Ce qui laisse supposer une longue et douloureuse agonie. Cependant, le mode opératoire précis reste à découvrir, à savoir : votre Jack a-t-il d’abord tué Ramirez d’une balle dans la gorge avant de le mutiler ? L’inverse ? Un mix des deux ? Il va falloir attendre les résultats des analyses. En tout cas, le corps a été exécuté dans cette position, au fond de cette cave sordide, et n’a pas été déplacé.

Avec son stylo, Manien désigna la photo d’une sangsue.

— Qu’est-ce que Ramirez fichait avec ça dans un aquarium ? Juste de l’élevage ? Une passion pour ces drôles de bestioles ? Pourquoi on les a glissées dans ses plaies ? Ça doit bien avoir une signification. Merci, Paul. Rien d’autre ? On te libère…

Le légiste se leva et les salua d’un geste.

— Sharko, à toi, fit Manien.

Franck avait regroupé ses poings devant lui, les coudes sur la table. L’air calme et détaché.

— C’est la présence d’une belle quantité de chaux vive à la cave qui nous a mis la puce à l’oreille. En général, ceux qui enterrent des corps dans leur jardin le laissent à l’abandon pour dissuader les visiteurs éventuels et pour cacher les mouvements de terre. Avec le bulldozer, on a retrouvé les cadavres de dix chats, enveloppés dans des plastiques biodégradables et recouverts de chaux vive, à différents degrés de décomposition. Ça va du squelette qui doit remonter à plusieurs mois ou années à des dates plus récentes, peut-être quelques jours pour le dernier. Six d’entre eux ont le pelage noir, pour les autres, ils sont trop anciens, on ne sait pas mais on peut légitimement le supposer. Quant à la cause de leur mort, impossible à définir en l’état. J’ai fait partir le tout chez un vétérinaire qui, en ce moment même, est sur le coup.

— Et pour les indices relevés sur la scène de crime ?

Sharko tendit une clé USB à Manien et lui réclama la télécommande. Il fit défiler les photos prises lors de son PV de constatation. Scène de crime, position des objets, gros plans de scellés. Il afficha celle de la balle extraite du mur. Puis celle de la douille, avec le calibre et la marque bien visibles, « 9 mm Luger ».

— On attend des retours importants des différents labos. Le premier qui devrait remonter dès demain proviendra de la balistique. Il nous donnera des infos sur la balle et la douille laissées par l’assassin.

Clic de télécommande, changement de cliché. Les traînées fluorescentes dans les pièces.

— Le Bluestar a révélé ces traînées de sang un peu partout, mais surtout au niveau des issues. Elles constituent une barrière, sauf pour l’entrée principale et une pièce à l’étage où elles sont absentes… Cette dispersion de sang au sol était contrôlée, volontaire. C’est comme si on avait égorgé une bête et qu’on s’était promené partout en la tenant par les pattes arrière.

— Quand tu dis « bête », tu veux dire l’un de ces chats enterrés ?

— Ça me semble le plus probable, oui.

Lucie fixait le cliché. Elle imaginait Ramirez en train de répandre le liquide partout dans sa maison, un animal égorgé dans la main. Sur le sol, aux pieds des meubles, devant les entrées. Toujours ce rapport au sang, déjà présent dans sa vie de jeune adulte. Dans quel but avait-il agi ainsi ? Quelles abominations dissimulait cette habitation ?

— Autre chose ? fit Manien.

Nicolas leva le bras. Le chef fit mine de l’ignorer une poignée de secondes, remonta l’écran et finit par hocher le menton vers son subordonné.

— On est tout ouïe, Bellanger.

— Lucie a omis de signaler que Ramirez présentait un tatouage sous le pied gauche, une croix religieuse inversée marquée par un sigle, « Pray Mev », ainsi que des piercings et des scarifications, dont certaines font penser à des symboles satanistes. Je me dis qu’avec ces chats noirs, les éléments dans le STIC rapportés par Pascal et le sang répandu un peu partout, il y a sans doute matière à creuser.

Le chef claqua dans ses mains.

— OK, t’approfondis ça. Je vais communiquer les infos au proc. On se refait un point demain. Je sens qu’on va s’éclater comme des fous avec cette affaire. Et bon Dieu, priorité des priorités, retrouvez-moi cette fille et collez-la-moi en GAV !

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