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Sharko sortit de la boutique Magic Tatoo d’un bon pas et entra dans la voiture où l’attendait Nicolas. Il plaqua une feuille mentionnant une adresse sur le tableau de bord.

— Je savais bien que j’avais vu ça en venant la première fois, elle était affichée derrière le comptoir. De la pub pour un type qui pose des crocs de vampire, du côté de la Goutte-d’Or. D’après Layani, le proprio de l’autre boutique, un certain Vlad, est spécialisé dans le body-art, la pose de prothèses sous la peau, ce genre de trucs qui te ferait passer un quidam pour un dragon. Il serait aussi le seul « artiste » de la capitale à exceller dans la pose de crocs. C’est toujours là-bas que notre tatoueur envoie ceux que ça branche. S’il y a un gars à aller interroger au sujet de tarés qui se prennent pour Dracula, c’est lui.

Nicolas démarra et reprit la direction du nord.

— Des vampires… Tu crois qu’on pourrait avoir affaire à ce genre d’individus ? Des mecs suffisamment allumés pour boire ou s’injecter le sang de leur victime en hommage à Bram Stoker ? Ramirez n’avait pas les dents en pointe, à ce que je sache, ni de cape rouge.

— Moi aussi, j’ai du mal à imaginer une horde de vampires arpentant nos rues et fuyant devant une gousse d’ail. Mais… (il considéra l’anagramme de Pray Mev) on ne peut pas laisser cette piste de côté. Le rapport au sang dans notre enquête est trop fort. Les tableaux, les transfusions, les corps vidés jusqu’à la dernière goutte… Sans oublier l’attrait que Ramirez a toujours eu pour l’hémoglobine. Rappelle-toi ce que disait Mélanie Mayeur, ces scènes où il se couvrait de sang et se scarifiait la poitrine. Le fait aussi qu’il buvait son propre sang depuis le plus jeune âge. Tout ça est lié, d’une façon ou d’une autre, au vampirisme.

— Comment ça, il buvait son propre sang en étant jeune ? Où t’as eu l’info ?

Sharko eut soudain l’impression qu’un piège à loup venait de se refermer sur lui. L’information, il la tenait de Lucie, qui elle-même la tenait des dossiers laissés par son oncle.

— Je ne sais plus qui m’a dit ça. Pascal… Ou Lucie. Oui, Lucie, je crois. Elle avait dû jeter un œil au dossier de procédure pénale du procès de 2008.

— J’aimerais bien être au courant de ce genre de détails.

— T’as passé la moitié de la journée d’hier hors du bureau à traquer un impact de balle au fond d’une cave, je te rappelle.

— Et je l’ai trouvé.

Un silence dressa une barrière entre eux. Bellanger fixa la route de son regard le plus sombre. Sharko suait, son cœur battait à cent à l’heure, mais il tenta de se montrer calme. Il venait de faire une seconde gaffe : il n’était pas certain que Robillard avait déjà reçu la copie du dossier de procédure pénale réclamé au tribunal de Bobigny.

Boulevard Rochechouart, le Sacré-Cœur surgissant entre deux immeubles, sur la droite, comme un morceau de rêve. Bellanger s’était replongé dans ses pensées et n’en revenait toujours pas : des vampires, des buveurs de sang. S’en étaient-ils pris aux treize victimes ? Que venait faire dans l’équation Mev Duruel, cette femme déconnectée de la réalité et enfermée depuis des années ? Quel était le secret du sang qui semblait tant intéresser Willy Coulomb et qui l’avait conduit à la mort ?

Barbès, ses vendeurs de cigarettes, ses contrefaçons, ses trafics au pied de la station de métro. Petite délinquance de surface, bien visible et pas méchante. Mais Franck et Nicolas, eux, erraient dans les sous-sols du monde, si profonds qu’aucune lueur d’espoir ne perçait. À l’endroit même où le mal prenait racine. Les ombres qu’ils traquaient étaient d’une autre envergure.

Château-Rouge… Morceau d’Afrique arraché au continent, poissons exotiques sur les étals jouant des coudes avec les boucheries halal. Pendant que Nicolas se garait dans un parking privé à proximité, Sharko était sorti et essayait d’appeler Lucie en urgence. Répondeur. Il laissa un message :

— Pourquoi tu ne réponds pas au téléphone, bordel ? Écoute bien : j’ai parlé à Nicolas de l’autovampirisme de Ramirez sans le faire exprès. Personne n’est censé être au courant. Le seul moyen de rattraper le coup, c’est que tu récupères le dossier de procédure pénale du TGI et que tu plonges le nez dedans. Comme ça, on pourra dire que tu m’as donné l’info. C’est Pascal qui devait récupérer le dossier, j’espère qu’il l’a déjà fait. Arrête tout ce que t’es en train de faire et branche-toi là-dessus. Efface ce message et envoie-moi un « OK » quand ce sera bon. Ça peut tout foutre en l’air si on ne l’a pas.

Il raccrocha au moment où Nicolas le rejoignait. Les deux hommes marchèrent cinq minutes sans parler jusqu’à leur destination. La « boutique » était coincée entre le boulevard Barbès et les rails de la gare du Nord, rue Doudeauville. Pas d’enseigne ni de vitrine. Une porte, une fenêtre avec volet roulant baissé. L’apparence d’un vieux magasin fermé depuis des lustres. Nicolas sonna.

— On dirait qu’il n’a pas besoin de publicité.

Une minute plus tard, une gueule de lézard apparut dans l’embrasure, et ce n’était pas une image : crête verte, excroissances au front et au niveau des tempes, lentilles orange, pupilles formant deux fentes verticales. Et la langue coupée en deux dans le sens de la longueur. Pas de temps à perdre en palabres : le flic brandit sa carte devant lui.

— Police criminelle.

— J’ai des papelards en règle, fit Vlad. Allez vous faire foutre.

Il voulut claquer la porte, mais Nicolas eut le temps de glisser son pied et de donner un coup d’épaule qui éjecta l’animal vers l’arrière.

— On a dit criminelle, pas financière. Nous, on est les méchants. Et c’est franchement pas une bonne entrée en matière de nous insulter.

Les deux flics pénétrèrent dans le local et refermèrent derrière eux, malgré les protestations du propriétaire. Rapide coup d’œil. Une femme au crâne rasé attendait à côté du comptoir, différents modèles de pointes exposés devant elle. Autour, tout paraissait propre et en ordre. Grande pièce carrelée, fauteuil et matériel de chirurgie dans l’arrière-salle, différentes vitrines : implants en téflon de toutes formes et couleurs, clous à rendre jaloux un charpentier, vente d’hameçons et de crochets dont les policiers peinaient à imaginer l’usage.

Sharko s’adressa à la cliente.

— Remballez. Vous reviendrez plus tard.

Elle fila sans demander son reste. Nicolas s’approcha de l’étal le plus large, où reposaient des modèles de lentilles et surtout de crocs insérés sur des dentures vraisemblablement humaines : « Classique, Sabre, Carnes, Blade, Raptor » Un écriteau indiquait « Crocs taillés main, fabriqués à partir d’acryliques dentaires de la plus haute qualité. Teinte des crocs adaptée à l’émail de vos dents ». En retrait, des photos en gros plan de bouches féminines et masculines, porteuses de ces sinistres excroissances.

— Vous voulez quoi, bordel ? grogna Vlad.

Sharko, qui mesurait une tête de plus que lui, avait décidé d’aller au plus court. Il lui montra une photo de la croix « Pray Mev ».

— Ça te dit quelque chose ?

— Que dalle.

Le lieutenant le scruta, avec cette méchante impression de s’adresser à un animal à sang froid. Il retourna le morceau de papier glacé, derrière lequel il avait écrit « VAMPYRE ».

— Et ça ?

Les deux fentes se figèrent une fraction de seconde. Trop pour Sharko qui, lorsque Vlad lui annonça qu’il n’en savait rien, le saisit par l’épaule et le plaqua contre une vitrine.

— Tu vends des crocs de vampires, et tu n’en sais rien ? Écoute-moi bien, tête de lézard…

Et Franck lui sortit l’argumentaire classique, qui fonctionnait à tous les coups. Ces « artistes » connaissaient pour la plupart les lois — ils flirtaient souvent avec l’illégalité lors d’interventions chirurgicales plus que douteuses —, mais ils savaient aussi à quel point les flics pouvaient être teigneux. Nicolas en rajouta une couche : menace de fermeture de la boutique, contrôle d’hygiène et des comptes. Acculé, le propriétaire finit par abdiquer.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir, au juste ?

— Qui vient se faire poser ce genre de crocs. Si aujourd’hui, ici en France, il y a des allumés du ciboulot qui se prennent pour des vampires. S’ils se regroupent en bande, où et comment. Ce qu’ils recherchent.

Vlad remit en ordre les objets renversés par l’intervention plutôt musclée de Sharko.

— Oui, il y a des individus qui entrent dans cette boutique pour se faire poser des crocs ou réaliser des modifications corporelles. C’est pour ça que mon business existe, putain ! Pour la plupart, c’est juste esthétique, ça suit une démarche artistique et un goût pour la provocation gratuite. Les lentilles, les crocs… c’est un truc de tribu. Il y a rien de sorcier là-dedans. Vous sortez d’un placard ou quoi ?

Il prit les clous posés sur le comptoir et les replaça dans une vitrine.

— Mais je veux bien vous avouer un truc, et vous me fichez la paix.

— À nous de voir.

— Parfois, ceux qui font ça sont des mecs qui sortent de taule, des suicidaires, des paumés, des types qui n’ont plus grand-chose en quoi croire, qui pensent que le système n’est pas fait pour eux. Des rebelles qui refusent de marcher dans les clous et préfèrent vivre la nuit.

— Tu nous en apprends, des choses.

Vlad ignora la remarque et tendit une paire de crocs « Sabre » à Sharko.

— C’est ce genre de prothèse qu’ils veulent, des dents bien pointues, recourbées. Ces crocs, c’est comme un prolongement, une extension de leur personnalité, un moyen de marquer leur différence, leur colère, d’attirer les regards en coin. Et puis ça fait peur. T’imagines un mec comme ça en face de toi dans une ruelle ou en voisin d’une séance de cinoche ? Ces mecs-là veulent pas être emmerdés. Mais ce n’est pas parce que vous avez des crocs que vous êtes un vampire, vous voyez ce que je veux dire ?

— C’est des vampires qu’on veut que tu nous parles. Avec ou sans crocs.

— Réfléchissez : ceux qui mettent pas de crocs vont pas venir ici. Moi, je peux juste vous parler des autres. En plus des crocs, ils adhèrent à une culture, avec plus ou moins de fidélité et d’investissement. Le vampirisme, c’est sortir la nuit, écouter Cradle of Filth, vénérer la comtesse Báthory et se gaver de films violents, gore, à la limite du snuff. Certains font des pèlerinages en Roumanie ou dans les Carpates sur les traces de Dracula. Ils dorment pas dans des cercueils, mais on n’en est pas loin. Ils se retrouvent dans les boîtes sadomasochistes, parfois en petits groupes parce qu’ils apprécient les mêmes déviances, le SM extrême, les scarifications. Il y a aussi des conventions de vampires, un peu partout dans le monde. C’est commercial, c’est sympa, vous pouvez acheter du matos ou assister à des soirées où des volontaires se font suspendre par des crochets plantés dans la peau, mais rien de bien méchant. C’est ça, le vampirisme. C’est un peu comme les gothiques, c’est une façon d’être, de vivre, de se tenir à la marge sans forcément se comporter en gros méchants.

— Et la consommation de sang humain, là-dedans ?

Le lézard secoua la tête.

— Oh, non, non. Ça n’existe pas, juste une idée tirée de l’imaginaire. Une légende urbaine, si vous voulez. Vous ne croyez quand même pas qu’avec leurs dents ils vont aller mordre dans le cou de pauvres filles vierges ? Les vierges, ça n’existe presque plus aujourd’hui, elles sont encore plus rares que les vampires !

Il eut un drôle de rire — une espèce de sifflement de serpent — en allant remettre sa prothèse en place. Quand il se retourna, Nicolas se plaqua contre lui.

— Tu nous prends pour les rois des cons. On te laisse dix secondes pour ranger ton discours de commercial et nous cracher de l’info intéressante, ou on te tire par la langue et on t’embarque illico.

Le lézard se rétracta. Nicolas vit les deux bouts de son excroissance disparaître entre ses lèvres et son expression changer.

— Écoutez, je…

— Cinq secondes.

Il se dirigea vers son comptoir, où il prit un Post-it et y déposa une identité.

— Les vrais vampyres, ceux avec le « y » que vous avez l’air de rechercher, ils viennent pas chez moi, je vous l’ai dit. Ils en ont rien à foutre des crocs et des lentilles colorées. Je les connais pas, je sais pas qui ils sont. Vous pouvez m’emmerder tant que vous voudrez, aller voir chaque personne de mon fichier clients, ça vous avancera à rien. Ces types-là sont des ombres. Quand il y a trop de soleil, ils disparaissent.

Il tendit le petit rectangle de papier à Nicolas.

— Moi, je peux rien pour vous, mais allez voir Peter Fourmentel. Vous êtes flics, si vous avez un cerveau vous trouverez son adresse. Le mec était journaliste, il a écrit plein de livres sur des sujets ésotériques. Il a voulu s’intéresser aux milieux satanistes et vampiriques il y a cinq ou six ans aux États-Unis. Mais ça a mal tourné : il a été agressé à New York, ils lui ont brûlé le visage pour le dissuader de fouiner.

— Quand tu dis « ils », tu penses aux « vampyres » ?

— En personne. Fourmentel est resté plus de trois mois à l’hosto avant de rentrer en France. Je vous préviens, il est pas beau à voir.

Nicolas fourra le papier dans sa poche.

— Toi non plus, t’es pas beau à voir. Un conseil : change de look

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