Il avait retrouvé Lucie assise devant son ordinateur. Janus aboyait joyeusement et voulait jouer. Sharko lui lança une balle de tennis pour se débarrasser de lui, mais mauvaise idée : le chien revenait toujours, la balle dans la gueule. Il fit mine de la projeter vers le couloir et la cacha dans sa poche. L’animal finit par abandonner et retrouva son calme.
Quand Franck fut concentré, et avant d’entrer dans le vif du sujet, Lucie lui demanda des détails sur sa rencontre avec Malmaison. Il lui expliqua ses découvertes. Le grand pays vampyre, les déclassés qui vendaient leur sang pour survivre, la possibilité d’un microbe qu’ils auraient tous attrapé dans un centre de collecte en particulier. Lucie emmagasina ces informations, puis désigna l’écran où l’on voyait un homme au regard transperçant et au visage pâle, habillé avec élégance, smoking, cape noire.
— Après ton voyage au Mexique, c’est un voyage dans le temps que je te propose.
— C’est pour me montrer Dracula que tu m’as fait revenir ici ?
— Qu’est-ce que tu connais des vampires ? Ceux de fiction, je veux dire.
— La même chose que tout le monde. Mais on n’est pas dans la fiction et…
— Pour la plupart des passionnés de vampires, le mythe serait arrivé des Balkans en Europe occidentale il y a plus de trois cents ans, avec, à l’origine, Vlad Tepes, appelé l’Empaleur ou Drăculea, « le fils du diable » en roumain. Un sympathique prince de Roumanie sanguinaire qui ferait passer Ted Bundy pour un enfant de chœur. Je te donne un petit exemple de sa cruauté : un jour, pour punir des émissaires turcs de ne pas s’être découverts en sa présence, il a ordonné que leur turban soit cloué sur leur crâne.
Elle afficha une gravure allemande de 1499, qui montrait le prince Vlad Tepes en train de festoyer sur une table placée au milieu de trente mille cadavres empalés, à perte de vue.
— Ça, c’est ce qu’il faisait à ses ennemis après les avoir vaincus. Une vraie fascination pour la cruauté et le sang, dont il aimait se nourrir. Un moyen d’absorber ses victimes, en quelque sorte, et d’imposer la peur et le respect. On raconte que c’est lui qui aurait inspiré Bram Stoker pour créer son personnage de vampire romantique, le comte Dracula.
Elle revint sur la photo précédente.
— Dracula… Un bel homme issu de l’aristocratie, dégageant une vraie classe, et inspirant par la suite de nombreux cinéastes et romanciers. L’image du vampire élégant s’est glissée dans la culture populaire, mais derrière l’élégance, il ne faut pas oublier l’innommable. Le vampire est un non-mort, un monstre rejeté de Dieu qui ne trouvera jamais le repos, condamné à vivre seul, à ne jamais sortir le jour et à boire le sang de ses victimes. Un vrai paria, en réalité, animé par une grande haine envers la race humaine tout entière.
Elle cliqua sur un autre onglet et dévoila une nouvelle page où l’on voyait un miroir, un crucifix, une gousse d’ail… Franck poussa un soupir.
— Attends un peu avant de souffler. La mythologie raconte que le vampire ne peut voir son reflet dans le miroir. Tu te rappelles, les miroirs cassés ? Celui dans la cave de Ramirez ? Chez Mayeur ? Dans la maison de Willy Coulomb ?
— Lucie… C’est juste le délire d’un malade qui se prend pour un vampire, mais il n’en est pas un.
— C’est là que tu te trompes, enfin, en partie. Je pense que notre diable glouton, le monstre que décrit Victoire, brise tous les miroirs qu’il croise parce qu’il ne supporte pas de se regarder dans une glace. Il rejette son apparence physique. Lui-même, peut-être, se considère comme un monstre, se sent comme un rejeté de Dieu, alors, à son tour, il le rejette, d’où le symbole de son clan : la croix chrétienne inversée. Le repli vers Satan. Quant aux ampoules brisées, je pense que ce n’est pas du pipeau. Notre homme est peut-être ultrasensible à la lumière, à un niveau pathologique qui met sa santé en danger. Une maladie, Franck, une maladie, c’est ça, la raison.
Autre onglet. Cette fois, la page Internet exposait une galerie de vampires de fiction monstrueux, aux visages déformés, effroyables, tous livides. Les bouches s’ouvraient immenses, de certaines jaillissaient des dentures semblables à celles des requins. Lucie cliqua sur l’une d’elles et agrandit l’une des célèbres photos en noir et blanc de Nosferatu, le vampire du film muet allemand de 1922. Le monstre de Friedrich Wilhelm Murnau était penché au-dessus d’un corps endormi et s’apprêtait à le mordre.
— Nosferatu est celui qui ressemble le plus à la description faite par Victoire Payet, elle a d’ailleurs pensé à lui en décrivant notre monstre, sans le citer. Le crâne déformé, les grandes oreilles, les yeux cernés de noir, et cette abominable denture. On est plus proche d’un type qui ne serait jamais allé chez le dentiste de sa vie que de la mâchoire parfaite de Dracula… Alors, pourquoi cette catégorie de monstres existe-t-elle, en opposition à l’élégant Dracula ?
— Le mythe aurait une autre origine ?
— Exactement.
Lucie afficha une dernière page. La photo couleur poussa Franck à plisser la bouche. Face à lui, un Nosferatu moderne, habillé d’un jean neige et d’un pull en laine. Des mains velues, des phalanges décharnées, des lèvres retroussées et sèches, des dents immenses qui semblaient avoir poussé dans le mauvais sens. L’impression qu’un masque d’horreur recouvrait un vrai visage. Le type avait été photographié dans une chambre d’hôpital.
— Celui-là ne vient pas du cinéma et est bien réel. Il s’appelait Hubert Taillefer, décédé en 2005. Atteint d’une maladie appelée la porphyrie érythropoïétique congénitale, ou maladie de Günther. Il s’agit d’une pathologie grave d’origine génétique. À ce que j’ai compris, cette maladie crée des quantités trop importantes d’une molécule, la… porphyrine, qui est impliquée dans la constitution de l’hémoglobine.
— Le sang…
— Le sang, oui, on y est. Il y a plusieurs formes de la maladie, des degrés de gravité différents, elle est peu documentée car trop rare. D’après ce que j’ai relevé, elle se déclenche souvent durant l’enfance, mais ce n’est pas systématique ; j’ai l’exemple ici d’un homme qui l’a contractée à 55 ans. Dans tous les cas, elle peut entraîner une sensibilité extrême à la lumière, voire une allergie qui provoque des brûlures sur les parties exposées à des sources lumineuses. Ça contraint les personnes atteintes à sortir la nuit.
Lucie montra d’autres photos. Chairs brûlées, mutilées, creusées par les rayonnements solaires. Des corps en souffrance, tordus, vrillés par la maladie.
— Quant à l’ail… il contient un composé chimique, l’allicine, qui réagit avec les enzymes du foie et fait souffrir le martyre aux personnes atteintes de porphyrie. C’est pour ça que, dans la fiction, les vampires en ont peur.
Autres photos, autres monstres réels, issus des quatre coins du globe. Même des enfants étaient rongés par ce terrible mal.
— La porphyrie provoque aussi des altérations physiques : développement du système pileux, nez et doigts qui se décharnent, raidissement des lèvres, déchaussement des dents, urine rouge…
— Les caractéristiques des vampires monstrueux.
— Exact. Un biochimiste et historien canadien est persuadé que le mythe originel des vampires est surtout inspiré par cette maladie, et non par l’aristocrate Vlad Tepes. On parle pour la première fois de la porphyrie en Transylvanie, où elle semble s’être développée à cause des mariages consanguins. Selon le scientifique, certains auteurs de la fin du XVIIIe et du XIXe en avaient connaissance et s’en sont inspirés pour créer leurs vampires.
— Autrement dit, ces malades au physique monstrueux seraient à l’origine du mythe et ont bien existé. Et ils existent encore.
— C’est ça. Et écoute bien : d’après le site médical, dans les cas les plus graves de la maladie, au-delà des douleurs qu’elle provoque, il y a nécessité de retirer entre un et deux litres de sang tous les quinze jours à la personne atteinte, afin d’éviter cette surcharge en porphyrine dans l’organisme. Et qui dit retrait dit compensation. En d’autres termes, transfusion d’un sang propre de groupe compatible.
Sharko enfonça pouce et index dans ses globes oculaires et se massa. Ses yeux lui brûlaient.
— Attends. T’es en train de me dire que… que le chef de la secte Pray Mev est atteint de cette maladie, et qu’il a enlevé tous ces gens pour… pour pouvoir prélever leur sang et se l’injecter ?
— J’en ai l’impression. Et qu’il est probablement lui aussi de groupe Bombay, ou d’un groupe ultra rare compatible avec le Bombay.
— Mais… ça n’a pas de sens. La banque de sang rare est justement là pour répondre aux demandes des personnes qui en ont besoin. Pourquoi kidnapper et tuer ?
— Pas certain que cette banque puisse subvenir sur le long terme aux besoins d’un individu atteint d’une telle maladie, avec un sang aussi rare : vu le nombre restreint de donneurs, il aurait peut-être épuisé les réserves en sang Bombay à lui tout seul. Mais je crois que la raison profonde, c’est que notre diable n’a pas que l’apparence du monstre : il est un monstre. Un prédateur au sommet de l’échelle, un vampyre avec un « y », qui se croit tout permis, y compris le droit de vie et de mort, et qui entraîne une troupe d’individus barrés dans son délire. Sa monstruosité, c’est sa force, ce qui en fait le chef absolu. Il a besoin de sang, alors il se sert. C’est aussi simple que ça.
Franck n’arrivait pas à y croire. Il revit l’image de Mayeur pendue, il imaginait le scénario dans les champignonnières : une horde de sauvages autour de la jeune femme nue, des êtres tatoués, piercés, scarifiés… Le visage du monstre, qui apparaît comme dans un cauchemar. La horde qui s’écarte pour lui faire place et le laisser enfoncer ses longues dents déchaussées dans la chair tendre du cou, jusqu’à sectionner une artère. Le rouge du sang, qui coule sur son menton à la blancheur d’albâtre. Puis lui qui s’écarte, et ses chiens qui se jettent en grognant sur le bout de viande pour le mettre en pièces.
— Cette sale maladie se serait donc déclarée il y a environ trois ans ? demanda-t-il. Elle serait à l’origine de la création de Pray Mev ?
— Non, Pray Mev a un autre dessein, un objectif bien précis, indépendant de la maladie. Il y a Pray Mev et ses disciples d’un côté, et les enlèvements qui ont pour but de nourrir le gourou de l’autre. Je pense que son projet de secte ne date pas d’hier, qu’il a nécessité beaucoup de préparation mais que la porphyrie s’est soit développée, soit aggravée, entraînant ces transfusions nécessaires à sa survie. N’oublie pas, les premiers tatoués remontent à trois ans, et les premiers enlèvements à deux ans environ. D’abord, le vampyre demande à Ramirez et Dupire de l’aider à constituer la secte, puis quand la maladie se développe, il leur ordonne de le fournir en sang Bombay. C’est là que commencent les enlèvements.
Franck y voyait plus clair. Tout ce que Lucie racontait tenait la route. Il imaginait le vampyre monstrueux qui vivait reclus, caché, isolé de la population et à l’abri de la lumière du jour. Un être hideux condamné à l’obscurité, au quotidien rythmé de saignées pour se vider de son sang malade d’un côté avant de s’en injecter du neuf de l’autre. Un monstre sans foi ni loi qui n’hésitait pas à ôter des vies, assassiner, exploiter…
— Il ne peut pas enlever des gens indéfiniment, c’est impossible.
— N’empêche qu’il l’a déjà fait pendant deux ans, que si je n’étais pas entrée chez Ramirez, ce soir-là, ç’aurait continué quelque temps. Mais tu as raison : il avait conscience que tout ça allait finir par s’arrêter un jour, que Ramirez et Dupire ne pouvaient agir ainsi sans se faire prendre et que, de toute façon, sa maladie le condamne à une mort certaine. Depuis le début, sa survie est trop fragile. Il le sait. De ce fait, il n’a plus aucune limite dans l’horreur.
Elle inclina sa tasse de café. Puis versa les dernières gouttes du fond sur sa langue.
— Ce salopard finit d’accomplir quelque chose. Rappelle-toi la phrase peinte dans les champignonnières : « Les rivières coulent et pourrissent le monde. » Sois bien certain que ce « quelque chose » est déjà en train de se répandre et que, avant de partir rejoindre Lucifer dans l’autre monde, le vampyre va tout faire pour entraîner le plus de personnes possible dans sa chute.