Le point d’équipe, en cette fin d’après-midi, laissa presque tout le monde pantois, surtout devant les notes inscrites au marqueur sur la grande feuille blanche du tableau. Deux meurtres violents, à moins d’un mois d’écart, reliés par un seul lien fragile : une balle et une douille 9 mm issues de la même arme, un HK P30, impliquant l’existence d’un tueur unique. Cela augurait-il le début d’une série de meurtres sanguinaires ? Traquaient-ils un assassin qui agirait de nouveau dans les semaines à venir ? Les questions allaient bon train.
De la pointe de son feutre, le chef passait en revue les notes de sa feuille.
— Si certains éléments relient les deux affaires de manière évidente, d’autres échappent à cette logique. Les points communs, pour commencer : des meurtres barbares, qui concernent tous deux des hommes jeunes. La souffrance, chaque fois, les entraves, sans doute le maintien en vie, avant une exécution par balle à bout touchant. Lieux clos : une cave pour l’un, un château d’eau pour l’autre…
— Le dos de la victime du château d’eau ainsi que son pied gauche étaient écorchés, ajouta Nicolas. Il avait sûrement des scarifications et le tatouage de la croix, comme Ramirez, que l’on a cherché à faire disparaître.
— Cette inscription, « Pray Mev », toujours pas d’idée ?
— À la demande de Nicolas, j’ai tout fait, répliqua Robillard. Noms de groupes, de villes, de personnes, j’ai fouiné à droite, à gauche sur Internet, y compris sur des forums satanistes. Ces types prient tout ce que tu peux imaginer, sauf des Mev. Même les gars de la CAIMADES[5], ils font chou blanc. Si ce groupe existe, il n’est référencé nulle part.
Manien désigna des paquets de feuilles avec une moue manifeste.
— Bon, il y a ici à disposition de chacun d’entre vous les principaux documents des gendarmes relatifs à l’affaire du château d’eau tout juste imprimés. Rapport d’autopsie, balistique, toxico… J’ai mis Chénaix et notre balisticien dans la boucle, c’est bien qu’ils soient au courant du meurtre de l’Yonne et qu’ils puissent jeter un œil. J’ai également commencé à envoyer des os à ronger aux gendarmes concernant notre affaire. Je serai en réunion à Dijon demain, avec eux, pour voir comment on procède, qui gère quoi dans ce merdier. Après les points communs, passons aux différences. Nombreuses, elles aussi.
Il énuméra les éléments sur le tableau.
— Ramirez, tué chez lui, contrairement à l’anonyme, achevé dans un endroit isolé. Volonté de nous amener à la découverte du cadavre côté Ramirez, alors que celui de l’Yonne était plutôt planqué et destiné à pourrir. Anonymisation totale pour l’un et pas pour l’autre. Différence de mode opératoire, euh… distance entre les deux meurtres… Quoi d’autre ?
— Il y a comme une évolution dans la marche du tueur, intervint Sharko. D’abord, Jack cache et rend anonyme. Trois semaines plus tard, à cent cinquante kilomètres de là, c’est comme s’il nous apportait le cadavre sur un plateau. Qu’est-ce qui le motive ? Une vengeance ? Est-ce qu’il suit un chemin de sang ? On sait que Ramirez n’était pas un saint. Jack a-t-il cherché à lui faire payer un crime ancien ? La victime anonyme était-elle du même acabit que Ramirez ? Jack l’a-t-il rendue méconnaissable parce que les deux victimes ont un lien trop évident avec lui ? Avec son propre passé ? Est-ce que, lui aussi, il appartient à Pray Mev, ou est-il complètement en dehors de ça ?
— Il laisse les balles 9 mm et les douilles sur les lieux des crimes, ajouta Lucie. On peut supposer malgré tout qu’il souhaite qu’on fasse le lien entre les deux affaires. Et j’ai peur qu’il ne s’arrête pas là. Comme le suggère Franck, il semble suivre un chemin.
Lucie fut elle-même surprise par sa capacité à raconter n’importe quoi.
— À nous de le serrer avant qu’il recommence, répliqua Manien en regardant l’heure. Autre chose ?
Jacques leva le bras.
— À propos de Ramirez, on n’a pas retrouvé d’abonnement téléphonique à son nom, pourtant, il avait un numéro de portable que j’ai récupéré auprès de l’un de ses clients. Il provient d’une carte prépayée. On n’en tirera rien.
— Encore une fois, la prudence.
— J’ai pu joindre la fille qu’il avait tenté de violer, compléta Pascal Robillard. Elle habite Marseille et était en Espagne pour raisons professionnelles quand il a été tué. J’ai pas mal discuté avec elle, et elle m’a appris quelques petites choses intéressantes. Lors du procès de Ramirez, il y a eu des experts psychiatres à la barre. Le prévenu avait fait un séjour en HP avant l’agression. Elle était incapable de m’en dire plus. Mais je vais faire une requête pour obtenir une copie du dossier de procédure pénale auprès du TGI de Bobigny, là où a eu lieu le procès.
— Parfait.
— Et niveau compte en banque, rien de flagrant. Il gagnait bien sa vie, devait faire un peu de noir et avait contracté un crédit pour l’Audi et la moto. Donc, plutôt clean de ce côté-là. Ah, un dernier point : il avait un abonnement Internet, mais il l’a résilié il y a trois ans. Ce type n’était plus connecté. Ça rejoint ce que tu dis : à croire qu’il était d’une prudence extrême et ne voulait laisser aucune trace.
Manien approuva d’un hochement de tête.
— OK. Vous plongez le nez dans les dossiers des gendarmes, vous continuez à avancer de votre côté, vous creusez le passé psy et de taulard de Ramirez et vous bottez le cul des scientifiques pour qu’ils nous fassent des retours rapides. On sort d’une grosse affaire, mais les vacances, ce sera pour plus tard. J’ai besoin de vous à cent pour cent. Prenez autant de gardiens de la paix que nécessaire pour vous épauler, c’est open bar.
— Quel luxe, marmonna Nicolas entre ses dents.
— Ouais, Bellanger. Là-haut, on nous fait savoir qu’il nous faut des résultats.
Manien ramassa ses notes et sortit. Nicolas lui adressa un doigt d’honneur. Dans la foulée, les policiers reprirent leur travail, avec ce grand tableau sur pieds planté au milieu de la pièce, noirci des éléments les plus importants. Aux alentours de 19 h 30, les lieux commencèrent à se vider. D’abord Robillard, puis Levallois. Franck et Lucie avaient décidé de rester plus longtemps cette fois, comme ils le faisaient d’ordinaire à chaque nouvelle affaire. Hors de question de marquer une rupture dans leurs habitudes et d’éveiller le moindre soupçon.
Une intuition ne cessait de titiller Sharko depuis que le capitaine Saussey avait parlé de l’essence de térébenthine. Il lut avec attention le rapport de toxicologie établi par les experts de la gendarmerie et dénicha le paragraphe concerné : cette substance avait été trouvée sur les avant-bras, les chevilles et dans la chevelure du cadavre du château d’eau. Le rapport expliquait qu’il s’agissait d’un solvant pour les graisses et les huiles, souvent utilisé pour nettoyer des pinceaux. Que l’essence de térébenthine, chère et moins connue du grand public, s’employait plutôt dans le milieu des professionnels du bâtiment et de l’entretien.
Franck eut un pressentiment et décida de lever les voiles pour aller faire une vérification. Mais son téléphone pro sonna à ce moment-là. Il décrocha, échangea longuement, prit des notes. Lorsqu’il mit un terme à la conversation, Nicolas l’interrogea :
— C’était le véto, c’est ça ?
Sharko acquiesça. Malheureusement pour lui, son collègue prenait cette affaire très à cœur.
— Il a passé la journée avec les cadavres de chats qu’on lui a rapportés. Pour les plus frais, ils étaient vidés de leur sang, mais sans plaie ouverte. Je lui ai parlé des sangsues, il pense que ça peut coller vu le type de blessures. Les chats ont été pompés par les bestioles.
— Pourquoi il a fait ça ? À quoi ça rime de nourrir des sangsues ?
— Ça reste à définir. Mais le plus intéressant, c’est que le véto a trouvé deux tatouages encore lisibles sur deux des chats, les plus récents. Les deux animaux proviennent de la SPA de Gennevilliers. Selon lui, Ramirez se fournissait là-bas et non dans la rue comme on le pensait : il est quasiment impossible d’attraper des chats qui traînent dehors. Alors des chats noirs spécifiquement, c’est encore plus difficile…
— Il n’a pas tort.
— Or, on ne donne pas dix chats noirs à la même personne sans qu’il y ait au moins un contrôle de la SPA. D’après le véto, si Ramirez prenait vraiment tous ses chats au centre de Gennevilliers, alors quelqu’un était de connivence pour les lui fournir.
— Ça vaut le coup de creuser. Au pire, on aura des dates d’adoption, ça permettra peut-être de mieux comprendre comment Ramirez fonctionnait. Au mieux, celui qui lui fourguait les chats est au courant de quelque chose. Peut-être la fille aux menottes ? Pourquoi pas ?
— Je m’en charge, fit Sharko, je passerai là-bas demain matin.
— La piste est intéressante. Je t’accompagnerai.
Franck acquiesça sans rien dire, mais il rageait. Avec Lucie, ils saluèrent leur collègue et n’échangèrent aucun mot tant qu’ils ne furent pas en sécurité dans la voiture.
— Tu crois que la fille aux menottes peut travailler à la SPA ? demanda Lucie. Que c’est elle qui fourguait les chats à Ramirez ?
— On en aura le cœur net demain.
— Nicolas sera là. Comment tu vas gérer si… si c’est elle et qu’elle reconnaît ta voix, par exemple ?
— J’en sais rien. En attendant, je dois aller faire un tour chez Ramirez. Faut que je vérifie un truc.
Il resta mystérieux jusqu’à destination. Il pénétra dans la maison et scruta les objets remontés de la cave et entassés dans le salon. Puis il s’empara d’un double des clés de la camionnette, trouvé dans un tiroir. Lucie le suivait sans rien dire, n’y comprenant pas grand-chose.
Sharko ouvrit les deux larges portes arrière du fourgon et y grimpa. Sous le faisceau de sa torche, il découvrit des outils de chantier, des pelles, des seaux, des rouleaux et des pots de peinture, posés pêle-mêle devant une carte du département des Yvelines qui tapissait une paroi latérale. Le visage grave, Franck éclaira des bidons d’essence de térébenthine et de nombreux chiffons posés à même le sol, imbibés du produit. Lucie restait derrière lui.
— Bon Dieu, Franck, on débarque ici à 21 heures, tu ne me dis rien et tu te mets à fouiller dans un fourgon. Tu vas enfin m’expliquer ce qui se passe ?
Franck ressortit avec l’essence de térébenthine et les chiffons, fourra le tout dans son coffre.
— Il y avait de l’essence de térébenthine sur la victime de l’Yonne, c’est écrit noir sur blanc dans le rapport de toxico. Le seul endroit où il y a de la térébenthine ici, c’est dans la camionnette. Autrement dit, Ramirez a utilisé son véhicule pour transporter notre individu anonyme et vivant jusqu’au château d’eau, afin de le torturer et de l’achever là-bas.
— Mais pourquoi tu embarques tout ça ?
— Je préfère éviter qu’on n’en vienne à déduire que c’est Ramirez qui a retenu prisonnier et transporté l’autre. Chaque pas, même infime, qui rapprochera l’équipe de la vérité représentera un danger pour nous. Autant brouiller les pistes.
Ils se remirent en route. Lucie avait froid, un froid permanent qui semblait l’habiter depuis cette nuit-là. Chaque jour, ils s’empêtraient davantage dans le mensonge, et elle songea curieusement à un sous-marin qui s’engouffrait dans les abysses noirs. Comme l’océan, le mensonge avait-il un fond sablonneux qu’on ne pouvait franchir ? Elle se recroquevilla, silencieuse. Une fois sur la nationale 20, Franck lui attrapa la main gauche d’un geste débordant de tendresse.
— Quand l’enquête se tassera et que tout ça sera terminé, j’aimerais que tu fasses quelque chose pour moi.
— Quoi ?
— M’épouser.