Le sang… Ce liquide intérieur qui baignait les tissus, gorgeait les muscles, à la fois nourricier et éboueur, porteur de vie et de mort, de remèdes et de maladie, collait sur le sol de l’abattoir.
Quand ils furent regroupés, les flics remontèrent la rivière pourpre qui disparaissait jusqu’au fond des bâtiments. Pas d’autre choix que de marcher dans le liquide poisseux, dont l’odeur de métal en fusion se mêlait à celle de la poussière. On entendait les semelles couiner parmi les fracas de pluie, tandis que les torches croquaient les coins d’ombre du lieu dévoré par l’abandon. Sharko eut une pensée absurde : les vampyres leur déroulaient un tapis rouge.
L’Oreille braqua soudain sa lampe et son arme vers l’intérieur d’un enclos, là même où, jadis, on emprisonnait les bêtes affolées avant de les saigner. Sous les photons, le corps nu se dessina en une sculpture d’ombre et de lumière. Le crâne rasé, l’homme était de dos et agenouillé dans l’espace confiné, les bras pendants, le cou piégé entre deux barres de fer espacées d’une dizaine de centimètres. Il baignait dans son propre sang. Dans son dos, les scarifications Blood, Death, Evil. Et sur sa plante de pied gauche, le sigle Pray Mev.
Sharko s’approcha. Le visage se résumait à un magma de chair que seul un lourd objet — une pierre, une masse — avait pu réduire en miettes de la sorte. Un trou béant souriait dans la gorge, ouverte d’une oreille à l’autre. Un coup de couteau net, précis, et la victime avait dû se vider en moins de cinq secondes. Le sexe pendait comme une gousse de vanille, son gland percé de l’ampallang à tête de bouc.
Une voix résonna derrière. Il fallut un instant à Franck pour s’extraire de cette vision de cauchemar.
— Il y en a un autre.
Sharko marcha à reculons, au ralenti, sonné. L’enclos voisin présentait le même tableau. Le crâne rasé, le bain de sang, l’exécution, les signes d’appartenance au clan… Et celui d’après aussi, comme une même diapositive qu’on aurait dupliquée à l’infini et fait défiler avec un projecteur.
Les membres du clan étaient alignés, anonymes, saignés comme des bêtes. Impossible de les distinguer, de les reconnaître.
Pascal s’était reculé avec cette envie de s’effondrer au sol, mais il tenait le coup face à l’impensable. Les seuls mots qui franchirent ses lèvres furent :
— Pourquoi ?
Il avait la réponse, mais il éprouvait le besoin de l’entendre de la bouche de son partenaire.
— Le gourou a accompli sa mission, souffla Sharko. Il est allé aussi loin qu’il pouvait mais il savait que tout ceci aurait une fin. Depuis trois ans, du sang malade se répand dans les veines d’innocents. Il sait qu’on est à ses trousses, qu’on se rapproche de lui et que les membres représentent des points faibles parce qu’ils peuvent nous mener à lui. Alors, il se débarrasse de sa matière première. Cet enfoiré a encore l’espoir de s’en tirer. De passer à travers les mailles du filet.
Franck rangea son arme dans son holster d’un geste las, avec cette impression tenace d’être un insecte nécrophage : celui qui arrivait toujours après la fin.
— Il doit être déjà loin à l’heure qu’il est.
— Seize, fit l’un de leurs collègues, blanc comme un cachet d’aspirine. Ils sont seize.
Franck parcourut lui-même tous les enclos, il essayait d’imaginer le scénario : le chef, qui convoque les victimes une à une, qui les emprisonne, les saigne comme des animaux en quelques secondes. Les soumis dépourvus de peur avaient dû se laisser faire. Tout cela lui ficha la nausée.
— Surtout, ne touchez à rien, fit-il. Ce sang est contaminé et renferme la pire des saloperies.
Les hommes restèrent d’abord figés comme des statues de plomb, avant de s’éloigner et d’aller frotter leurs semelles contre les murs, comme s’ils allaient ainsi anéantir la maladie. Le portable de Sharko sonna, il frissonna, mais il ne s’agissait que de Jacques. Il sortit respirer à l’air libre, à l’abri sous un porche. La pluie martelait la terre, vrillait le paysage. Champs et ciel noir s’embrassaient en un baiser minéral.
— Sharko.
— Je crois que je tiens quelque chose de costaud. T’es dehors ? Il pleut pas mal ici, mais on dirait que c’est l’apocalypse autour de toi.
Il ne pouvait pas mieux dire. Pour l’instant, Franck lui épargna leur découverte et trouva un autre abri plus calme.
— Je t’écoute, mais avant, dis-moi : j’ai croisé Nicolas tout à l’heure dans l’escalier. Tu sais pourquoi il est venu ?
— Il était encore là il y a une minute, il est parti. Il a fait un peu de ménage sur son bureau, repris des photos, des objets à lui. Je crois qu’il laissait aussi traîner ses oreilles. Il a posé plein de questions, sur la maladie, les pistes qu’on avait. Je ne sais pas ce qu’il fait, mais visiblement, il n’a pas encore décroché de l’enquête. Bon, pour en revenir à nos moutons, j’ai enfin parcouru la liste des principaux employés du centre Plasma Inc. d’El Paso, en 1980. J’ai joint le centre, mais c’est compliqué sans aller sur place : c’est complètement hermétique, ils ne veulent pas fournir d’infos.
— Ça me paraît logique.
— Alors, j’ai utilisé les moyens du bord : Internet. J’ai tapé les noms des employés les uns après les autres, pour voir où ça menait. Quelques-uns sont encore en activité, j’ai même pu récupérer des CV, des adresses, des photos, tout ce que tu veux. Puis je suis tombé sur un certain Raphaël Merlin. Rien sur le Net concernant l’époque Plasma Inc. mais, d’après l’organigramme que tu m’as fourni, il était l’un des médecins du centre en 1980. La première trace de lui qui apparaît sur le Net date de 2001, dans un article de magazine scientifique en ligne. Ce type est français, 61 ans aujourd’hui. Dans le papier, il est présenté comme un médecin spécialiste des sangs rares et des maladies du sang. Il y parle de drépanocytose, de leucémie, de maladie de Ferjol, de syndrome de Renfield…
— Syndrome de Renfield ? C’est la maladie de Ramirez.
— En effet, c’est sans doute de cette façon qu’ils se sont rencontrés. Le mec, en plus d’être un brillant spécialiste qui exerce d’hôpital en hôpital, est aussi un chef d’entreprise impliqué dans l’industrie du sang. En 2007, il crée une société française, Helikon, qui se base sur le modèle américain Cerberius. Recherche, développement, dépôts de brevets autour de filtres haute technologie à intégrer directement dans les poches de sang.
Depuis dix minutes, Sharko passait, comme la météo, par tous les états possibles. Abattement, colère, et à présent espoir.
— Continue…
— Le marché de la sécurité autour du sang est compliqué, concurrentiel ; la société d’une trentaine d’employés patauge depuis quatre ans et est en difficulté financièrement. Les filtres de Helikon sont trop chers et jugés trop perfectionnés, la réduction du maillage étant estimée comme inutile, puisque les filtres actuels piègent la presque totalité des globules blancs et qu’il n’y a eu aucune alerte sanitaire liée au sang depuis la vache folle. Bref, personne ne les achetait. Mais tu vois où je veux en venir ?
Oui, il voyait. Le plan était limpide : répandre une nouvelle maladie et être le seul sur le marché à proposer des technologies capables de la freiner. Les produits Helikon se vendraient partout dans le monde, l’entreprise était promise à un avenir en or massif. Le flic songea aux diverses théories du complot autour du sida — création en laboratoire par les Américains pour réduire la population mondiale, médicaments qui détruiraient le système immunitaire plus que le virus lui-même afin d’exploiter les malades et de renflouer les industries pharmaceutiques —, on était sur un schéma analogue ici, sauf qu’il ne s’agissait pas de théorie. Une maladie nouvelle avait été progressivement répandue dans le but de s’enrichir, et Pray Mev n’était qu’un moyen d’y parvenir.
La voix de Jacques le tira de ses pensées :
— … J’ai contacté la boîte en me faisant passer pour un journaliste, j’ai demandé à parler à Merlin, on m’a transféré vers un certain Paul Trudeau, directeur adjoint. Depuis deux ans, il n’a plus de nouvelles de son chef que par téléphone. Il m’a raconté que l’état de santé de Merlin a commencé à se dégrader en 2013, sans en dire plus.
— La porphyrie…
— Sans doute. Le fondateur a préféré prendre ses distances, laissant les manettes de l’entreprise à Trudeau.
Sharko entrevoyait la suite de la solution : la porphyrie s’était déclenchée sur le tard. En tant que spécialiste, Merlin avait dû vite comprendre de quoi il souffrait. Il avait déjà commencé à constituer sa secte depuis un an, grâce aux services de Ramirez, et à contaminer le circuit du sang en toute tranquillité. Mais la maladie qui, pas à pas, avait pris possession de son corps, avait fait exploser ses rêves. Il était devenu un être au visage déformé, mi-homme, mi-vampire, atteint d’un mal caché, mortel, dans ses gènes, qu’on ne pouvait plus soigner qu’à coups d’enlèvements d’innocents et d’injections de sang. Son destin avait changé. Plus question d’enrichissement ou de célébrité. Il était un monstre en sursis. Un brusque revers de situation qui ne l’avait pas empêché de continuer à agir, mais dans un seul but de destruction. Faire le plus de dégâts possible, comme une vengeance envers l’injustice qui le frappait.
La voix de Jacques :
— Niveau fichiers, je n’ai rien sur Merlin, hormis deux adresses récupérées au centre des impôts : un appartement dans le 16e et une maison à Dieppe.
Sharko retourna à l’intérieur du bâtiment.
— Envoie-moi les adresses par SMS, on va aller jeter un œil. Préviens Manien, qu’on soit carré avec le juge si on entre chez lui. Qu’il diffuse son identité pour éviter sa fuite. Il a peut-être de faux papiers, mais avec sa tronche, il ne devrait pas passer inaperçu. On se tient au jus en route. Et dis-lui aussi d’envoyer des hommes ici, à Nozay, auprès de l’Oreille et de son collègue. C’est une vraie boucherie.