— En général, ça fonctionne bien avec le billet du dessus et celui du dessous. Et puis, ceux-là sont tout neufs, jamais pliés. Tirés directement du distributeur.
Mains gantées, Léopold Jordin, le spécialiste en dactyloscopie des labos du quai de l’Horloge, sortit avec délicatesse deux coupures de 50 euros de l’emballage journal que Nicolas venait de lui apporter. Le flic était repassé chez Arnaud Lestienne avec une idée bien précise en tête : faire analyser les billets de banque, en espérant que l’homme aux lunettes de soleil avait laissé ses empreintes digitales dessus.
— Il est plus de 19 heures, t’es seul, souligna le scientifique. C’est du off, ou je dois m’attendre à recevoir un papelard qui autorise l’analyse ?
— Ne t’attends pas à grand-chose.
Jordin serra ses lèvres en cul de poule. C’était un rouquin sec aux allures de brindille, aux mains et aux joues éclaboussées de taches de rousseur.
— D’accord, j’ai compris. Mais uniquement les empreintes, pas l’ADN. Parce que là, ça me force à utiliser la…
— Te fatigue pas, que les traces papillaires.
— Dans ce cas, on essaie le bain de ninhydrine, c’est parfait pour les supports poreux comme les billets et ça ne coûte pas cher.
— Les empreintes ont deux ans, ça ne pose pas de problème ?
— La ninhydrine réagit avec les acides aminés qui résistent pas mal au temps. Tant que les billets étaient au sec, aucun problème. Si ça fonctionne, ça va prendre deux ou trois heures en tenant compte du séchage. Je vais rester, j’ai du taf, de toute façon, tu peux rentrer et je t’appellerai pour te donner le résultat.
— Je serai dehors, pas loin. Merci, Léopold.
Une fois à l’extérieur, Nicolas appela Gilles Leguen, une bonne connaissance à Écully, là où se trouvait le serveur du FAED — le fichier automatisé des empreintes digitales —, pour savoir s’il pouvait le recontacter dans la soirée au sujet d’une recherche. Il lui demanda de rester au bureau, promit que cela se ferait avant 22 heures et insista sur l’urgence de la situation : les papiers officiels viendraient plus tard. Leguen, qui lui devait un service, ne rechigna pas.
Il alla manger un morceau dans une brasserie proche de Saint-Michel et longea le quai, dans l’ombre des péniches, des promeneurs, des ponts. De l’autre côté de la Seine, l’imposant bâtiment du 36, quai des Orfèvres, se détachait du ciel gris comme un géant de pierre repu et allongé sur le flanc. Nicolas s’assit sur des marches et observa la fenêtre de leur open space, au troisième étage, alors que la nuit tombait. Son chez-lui, d’où on l’avait chassé comme le pire des criminels… Derrière ces murs, Sharko et les autres étaient peut-être encore là, courbés sur leur téléphone, à essayer de compléter la liste des victimes. Il aurait dû être avec eux.
Nicolas n’en revenait toujours pas. Était-il possible que cet homme qu’il connaissait depuis toutes ces années ait pu le balancer ? Peut-être que tout le monde savait qu’il se shootait, y compris ses collègues et cet enfoiré de Manien. Peut-être qu’il n’était plus vivable et qu’il ne s’en rendait même pas compte.
Il lui restait une ultime dose de coke au fond de sa poche. Une bouée de sauvetage empoisonnée. Il sortit le sachet, taraudé par l’envie de s’envoyer un rail. Juste un, encore un. Le dernier.
Il balança cette saloperie à l’eau, elle lui manquerait moins que son job.
Dans un soupir, il arracha son Sig Sauer à son holster, le manipula, éjecta et réenclencha plusieurs fois son chargeur dans des claquements secs. Idées noires à la chaîne. Suicide chez les flics. Sur les quais de Seine, un capitaine du 36, quai des Orfèvres, s’est donné la mort avec son arme de service. Nicolas fixa le miroir d’eau grise devant lui. Une balle dans la tempe. Tout serait tellement plus simple. Pourquoi continuer à lutter contre le courant ?
Il égrena les balles d’un mouvement de pouce, en récupéra neuf dans le creux de sa main, ce qui lui fit penser qu’il aurait dû se rendre au stand de tir pour remplacer la munition utilisée dans la cave de Ramirez. Rien que ce détail allait lui causer de sérieux soucis quand on lui confisquerait son arme, bientôt, et qu’on ferait l’inventaire des balles. Un argument de plus pour l’enfoncer.
Il allait falloir passer au stand le lendemain matin très tôt, quand il n’y aurait pas grand monde, histoire de récupérer une cartouche et…
Il se produisit alors un curieux déclic dans sa tête, comme lorsqu’on enfonce une pièce de puzzle à la bonne place. Des mots résonnèrent dans ses oreilles, deux phrases anodines prononcées par Manien à l’adresse de Sharko : « On m’a dit que t’avais fait une petite séance de tir tôt ce matin ? Toi, dans un stand de tir ? »
Nicolas fronça les sourcils et essaya de se remémorer le contexte. Quand avait-il entendu ça ? Il fit un pénible effort et se rappela : le lendemain de l’arrestation de Dulac, l’auteur d’un double homicide. Quelques heures avant l’appel des policiers de Longjumeau et la découverte du corps de Ramirez.
Nicolas se releva et se mit à aller et venir, le poing sur la bouche. Manien avait raison : Sharko n’allait jamais s’entraîner au tir et, comme par hasard, il s’y rendait ce matin-là, tôt de surcroît.
Une balle à tête creuse dans le plafond, comme dans les armes de flics…
Peut-être quelqu’un de la maison…
Un tueur au courant des techniques policières, qui n’avait pas paniqué…
Un cœur sacrément bien accroché pour arranger le corps de la sorte…
Une deuxième image le percuta de plein fouet, une autre curiosité ancrée dans cette même journée : Jacques, leur procédurier, qui tombe subitement malade, ce qui permet à Sharko de le remplacer pour la récolte des indices.
Sharko n’avait rien à voir là-dedans, c’était du pur délire. Et puis, Pébacasi était une femme et…
Il se refusa à pousser l’analyse plus loin et accueillit la sonnerie de son portable comme un soulagement. C’était Jordin, le laborantin.
— Ça a fonctionné, Nicolas. Il y a des empreintes différentes, probablement dues à la circulation des billets avant leur installation dans le distributeur de billets, mais un motif unique revient sur plusieurs coupures, comme si on les avait comptées. Une magnifique empreinte de pouce qui ne devrait pas poser de problème pour une recherche dans le fichier.
Nicolas leva les yeux au ciel : une étoile l’encourageait à poursuivre sa quête. Il remonta sur le Pont-Neuf et fonça vers le quai de l’Horloge. Une demi-heure plus tard, il envoyait à son contact d’Écully, depuis l’ordinateur du technicien, un scanner de l’empreinte du pouce révélée par le bain de ninhydrine. Nouvelle attente qu’il combla à la terrasse d’un café, rue de la Huchette, emmitouflé dans son blouson, son téléphone posé juste devant lui.
Arrivée d’un appel. Gilles Leguen.
— Dis-moi que t’as quelque chose.
— T’es certain que c’est bien légal, ce que tu me demandes ? C’est toujours Manien, ton boss ? Il est au courant ? Tout est tracé et je ne voudrais pas avoir d’emmerdes. Ça ne rigole plus, maintenant, avec ce genre de requêtes, et…
— T’auras les papelards bientôt, je te l’ai dit. Raconte-moi plutôt ce que t’as trouvé.
Nicolas sentit une franche hésitation à l’autre bout de la ligne.
— Ton candidat, c’est du costaud… Le Charcutier du Nord bordelais, tu connais ?
Téléphone coincé entre l’oreille et l’épaule, Nicolas fouilla dans son blouson et en sortit son Moleskine et un crayon. Il tremblait d’excitation.
— Non.
— C’est comme ça qu’on l’appelait à l’époque. Les collègues ont bossé dessus il y a une paire d’années, un cas bien gratiné. Vincent Dupire, 52 berges aujourd’hui. Écoute bien, parce que ça vaut son pesant de cacahuètes. On est au début des années 1990, le mec est infirmier à domicile à la base, il sillonne les rues de Bordeaux, partie nord, pour se rendre chez ses patients. Rien d’anormal. Un bon gars, agréable, qui fait bien son job et que les patients apprécient. Il habite une vieille baraque à trente bornes de la ville. À ce moment-là, il passe des petites annonces sur le Minitel, rubrique rose, sous un pseudo, « Cuisine coquine », invitant des partenaires masculins à vivre des, je cite, « expériences sexuelles originales »…
Nicolas laissa de la monnaie sur la table et s’enfonça dans la rue, au calme.
— … Les intéressés débarquaient chez lui et, pour ceux qui étaient consentants, Dupire proposait un petit atelier cuisine : du boudin fait maison. Du local et du frais. Oignons, pommes cuites, marrons, boyaux de porc. Petite particularité, le sang était celui du partenaire. Dupire lui prélevait presque un demi-litre en une fois en lui incisant une veine du poignet, avant de le soigner avec son matos d’infirmier.
Nicolas s’était arrêté de noter. Il marchait au ralenti dans l’ombre des bâtiments.
— Ensuite, ils dégustaient la recette tous les deux, histoire que l’autre reprenne des forces en se nourrissant de son propre sang. C’est terriblement glauque. Puis ils baisaient, et le gars retournait chez lui, ni vu ni connu. Dupire a fait ça pendant des années et ça a fini par mal tourner : il a incisé les veines d’un hémophile qui était encore plus barré que lui et ne l’avait pas prévenu de son état. Je te laisse deviner le carnage. Le gus s’est vidé de son sang. Il est mort dans la maison de Dupire. Et je t’ai gardé le meilleur pour la fin. T’es toujours là ou tu t’es sauvé en courant ?
— Je t’écoute.
— Dupire a mangé une partie du cadavre sur plusieurs jours et a dissous le reste à l’acide au fond d’une gare de triage abandonnée. Les flics l’ont coincé grâce aux petites annonces trouvées chez l’hémophile. Quand ils ont débarqué chez le tueur, ils ont découvert plusieurs centaines d’échantillons de sang au sous-sol. De petits tubes en verre, alignés avec soin sur des étagères, remplis lors de prises de sang chez des patients, avec la date, l’heure de prélèvement et l’identité du porteur, et ça depuis plus de huit ans. En fait, Dupire prélevait le double des quantités nécessaires à chaque visite à domicile. L’une partait au labo, et il gardait l’autre pour sa petite collection personnelle. Une espèce de cave à vin, à la mode Dracula.
Nicolas avait l’impression de faire un pas supplémentaire dans les ténèbres.
— Folie ou responsabilité ?
— Responsabilité, à cent pour cent. Dupire était un vrai fétichiste sanguin, il n’arrivait plus à penser à autre chose, mais il n’était pas fou. Passionné par l’occulte et les vampires — il appartenait lui-même à un groupe de vampires mondialement connu, Sabretooth. Un être froid, calculateur, et d’une extrême intelligence pour embrigader ses proies et les convaincre de participer à ses petits jeux. Il a écopé de vingt ans de prison, dont sept à Fleury, il est sorti au bout de douze, en 2010.
Fleury… Là où Ramirez avait été enfermé, de 2008 à 2012. Nul doute que les deux hommes, férus de satanisme, avaient dû partager leurs petits secrets. Un meurtrier froid aux côtés d’un esprit perturbé, tous deux traversés par les mêmes troubles, attirés par la même couleur : celle du sang. Un duo parfait de prédateurs qui s’était reconstitué en dehors de la prison, comme deux pierres fondatrices d’un clan monstrueux.
— Une idée de l’endroit où il crèche ?
— Nicolas, je ne sais pas si je peux…
— S’il te plaît, ça me fera gagner du temps.
— J’espère que tu ne me fous pas dans la merde. Les données ont été mises à jour par un PV pour excès de vitesse qu’il s’est pris il y a trois ans. J’ai une adresse mais j’ignore si elle est encore valable : route du Chêne, hameau du Pimancont, Dixmont. Pas de numéro de bâtiment, ça doit être un bled paumé. C’est dans l’Yonne.