Lucie n’allait pas bien. Le visage décharné de Laëtitia était revenu la hanter jusque tôt le matin et, une fois dissipé, ce fut le réveil des jumeaux qui la priva de tout répit. Sharko la sentait très fragile. Aussi, dans l’attente des premiers résultats médico-légaux prévus pour la soirée, il avait réussi à convaincre Manien d’envoyer sa compagne en TGV vers Brest afin qu’elle rencontre la veuve du plongeur de l’Océanopolis. Il l’éloignait ainsi temporairement du 36 et de ses dangers.
Le pas traînant, il se rendait seul au laboratoire de biologie. Virginie Doby, la scientifique chargée d’analyser les tableaux, lui avait en effet passé un coup de fil pour annoncer des découvertes surprenantes.
La combinaison de papier et les chaussons réglementaires enfilés, il pénétra dans l’une des pièces du laboratoire, là où l’on récoltait les fluides sur des vêtements, draps, mobiliers, dans le cadre d’analyses sanguines ou ADN. Doby l’attendait à sa paillasse. Elle salua Sharko avec un sourire de politesse, mais il ne desserra pas les lèvres.
— Mon collègue à l’ADN me charge de vous dire que, malheureusement, on n’a pas trouvé de cellules dans les éprouvettes contenant les larmes. Mais avec les découvertes que vous avez faites hier soir, tous ces corps… les échantillons commencent à arriver de l’IML et vont permettre, cette fois, de dresser des profils de chacune des victimes. C’est horrible, cette histoire. On n’arrête pas de parler de ça, ce matin.
Sharko se rappelait encore les paroles des journalistes, à la radio. On annonçait la découverte de treize corps dans les Yvelines, sans doute les victimes d’un même tueur, qui, selon les sources, seraient décédées dans des conditions encore inconnues et dont l’enquête aurait révélé les emplacements. Si l’identité de Ramirez n’avait pas encore fuité pour le moment, on l’affublait déjà des pires surnoms : le Monstre des Yvelines, le Tueur du 78…
— Difficile de passer à côté, en effet.
Doby comprit que le flic n’avait pas envie d’entrer dans les détails. À l’aide de la pointe d’un scalpel, elle préleva un échantillon sur le tableau au crocodile.
— Vous avez eu une bonne intuition en me les apportant. Ces fresques ont bien été peintes avec du sang, mais un sang très spécifique puisqu’il s’agit de sang menstruel.
Le policier observa avec dégoût ce morceau d’intimité accroché à la lame de l’instrument tranchant.
— Il n’y a eu ni tabou ni filtre, expliqua la spécialiste. Tout y est. Sang évidemment, fragments nécrotiques de l’endomètre, cellules de la muqueuse vaginale, sécrétions du col et du vagin, j’en passe…
— C’est ce qui explique les couleurs et les reliefs différents ?
— En partie. Ces couleurs correspondent aussi à des périodes de menstruations distinctes. Le rouge vif marque l’abondance caractéristique du début des règles, le noir indique un sang resté plus longtemps dans l’utérus, un sang mort, charnu, coagulé. Entre les deux, toutes les nuances possibles et imaginables. Chaque tableau a donc été peint au fil du cycle, sur cinq ou six jours, et non en une seule fois.
Elle pointa une zone sombre, dans un coin du tableau.
— Regardez, on décèle parfois des traces papillaires. Les sillons digitaux sont ici, et là, et on les retrouve partout. Je pense que ces tableaux ont intégralement été réalisés avec les doigts.
Le flic essaya d’imaginer l’auteur, homme ou femme, de ces fresques. Il voyait une ombre au fond d’un atelier noir, plonger ses doigts dans le sang menstruel et les écraser sur une toile pour aboutir à ces scènes de jungle primitive. S’agissait-il d’un homme qui avait peint avec du sang étranger, ou d’une folle qui avait utilisé ses propres déchets ? Une connaissance de Ramirez, dans le genre Mélanie Mayeur ?
— Il y aurait une raison particulière de faire ça ? De peindre avec du sang menstruel ?
— Ces tableaux ne sont composés que de matières organiques, intimes, à dimension sexuelle. On ne peut pas dire que leur auteur, qu’il soit homme ou femme, ait beaucoup d’interdits. Il y a quelque chose d’outrageant à exposer cela aux yeux de tous. C’est bien pire que de se mettre nu, c’est juste… dégueulasse.
La biologiste rempila les tableaux et les posa sous sa paillasse.
— Voilà, c’est à peu près tout ce que je pouvais vous en dire, je vais envoyer un rapport à votre équipe, il faudra venir les récupérer. Si j’avais eu le temps, j’aurais jeté un œil sur Internet pour chercher des pistes. Ils ne doivent pas être nombreux à « peindre » de cette façon, mais avec tout ce qui nous tombe dessus et…
— Je le ferai, c’est mon job. En cas de besoin, une analyse ADN de ce sang est-elle possible ?
— Pas certaine. Mais si vous voulez qu’on approfondisse, il nous faudra une demande du juge. Là, on est ultradébordés.
Sharko la remercia et regagna le 36, en pleine réflexion. Encore une fois, le sang refaisait surface, sous une autre forme, plus sombre, plus mystérieuse. Ramirez avait torturé et tué Willy Coulomb pour récupérer ces tableaux organiques. Il fallait à tout prix retrouver leur auteur.
Retour dans leur espace, seulement occupé par Robillard. Ce dernier mesurait son tour de biceps avec un mètre de couturière. Il rabaissa en vitesse sa manche, tandis que Sharko s’installait à sa place.
— Où est Nicolas ?
— Il est parti chez Ramirez avec trois gardiens de la paix. On a treize corps sur les bras et, lui, il consomme les ressources, il s’acharne à chercher ce deuxième impact de balle qui peut-être n’existe même pas, en squeezant la hiérarchie. Autant te dire que Manien a pété un plomb et que, s’il n’était pas en train de jongler avec la presse, Nicolas aurait passé un sale quart d’heure. Ça va mal finir entre eux. Avant de partir à la retraite, j’ai l’impression que le chef va tout faire pour le foutre au placard.
— Je n’arrête pas de lui dire de s’en méfier. Manien est comme un serpent : tu penses qu’il dort, et il te saute dessus au moment où tu t’y attends le moins. Et Jacques ?
— Il s’éclate avec les légistes.
Sharko s’installa derrière son écran et lança une recherche. Il entra différents mots clés, « tableau », « peinture », « sang », « menstruations », « peur », « crocodile », qui ne donnèrent rien de probant. Mais, au fil des clics, il tomba sur des articles qui finirent par l’interpeller : ils concernaient le bio-art, une évolution récente de l’art contemporain. Les représentants de cette mouvance se servaient des ressources biologiques pour élaborer leurs créations : peau, cellules, sperme, sang, ossements humains. Parfois, certains d’entre eux se prenaient comme cobayes soumis à l’expérimentation. Le créateur devenait sa propre œuvre d’art.
Le bio-art… Sharko n’avait jamais entendu parler d’une telle discipline. Il dénicha une ribambelle de sites spécialisés aux sujets tous plus ahurissants les uns que les autres. Certains artistes travaillaient à la pointe avec des laboratoires de recherche, d’autres restaient terrés dans leurs ateliers, entourés d’éprouvettes, de scalpels et d’aiguilles. Fabrications de poupées à partir de cellules vivantes, créations de lapins transgéniques vert fluorescent, échantillons de peau hybride à greffer au bout des doigts… On taillait, on découpait dans le vivant, parfois sur soi-même. Le but était d’interroger, d’explorer, de déranger pour soulever les problèmes du monde d’aujourd’hui. Pas mal de bio-artistes heurtaient d’ailleurs le mur de la justice, à la limite des lois de la bioéthique et de la génétique.
Sang… Le mot lui claqua au visage lorsqu’il tomba sur un article du Monde concernant Danny Bonnière, bio-artiste parisienne, aussi fascinée par l’animal que par le sang, qu’elle considérait comme « le moyen de communication universel ». Le papier datait de l’année précédente et titrait « L’animal dans le sang ».
En juin 2014, la femme avait réalisé une performance, en public et sous le contrôle de médecins, consistant à s’injecter du sang de loup et à entrer en osmose avec l’animal. Une photo stupéfiante la montrait agenouillée et mains au sol, nez à nez avec la bête. Sharko pensa à une véritable affiche de film hollywoodien. La performance était intitulée In the Mind of a Wolf, « Dans la tête d’un loup ».
Il lut l’article en détail. Quand le journaliste avait demandé à l’artiste la raison de telles expérimentations, elle avait répondu que la communication tactile ne suffisait plus, et que porter l’animal en soi permettait de lutter contre la biodiversité en danger, mais aussi de se transformer. Elle disait même : « L’acceptation du sang, c’est s’ouvrir la porte des métamorphoses. »
Les métamorphoses. Le terme frappa l’esprit de Sharko. Ramirez en avait parlé à plusieurs reprises avec Mélanie Mayeur. Le policier eut beau se replonger dans l’article, il ne trouva pas l’explication de cette phrase mystérieuse.
Ça valait le coup de rencontrer cette Danny Bonnière, d’autant plus que le papier signalait qu’elle utilisait aussi le sang animal, et plus particulièrement celui, bleu foncé, des limules, pour dessiner ses œuvres à la plume de paon et les exposer ensuite dans les musées d’art contemporain. Une vraie mine d’or, semblait-il, cette artiste. Pour la première fois depuis le début de l’enquête, Sharko sentit le goût acide de la traque sur ses lèvres et en vint, durant quelques minutes seulement, à oublier ses propres soucis.
Après des coups de fil bien ciblés, il obtint un rendez-vous avec Bonnière, qui vivait à Pantin et acceptait de le recevoir dans les meilleurs délais.