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Le lendemain matin, Sharko fit un détour par Saint-Maur-des-Fossés avant de se rendre au bureau. Le spécialiste de l’ufologie, Marcus Malmaison, acceptait de le recevoir, mais avant 8 heures du matin, car il devait être à Orly juste avant le déjeuner.

La nuit avait été courte, agitée. Les propos de Victoire Payet avaient tourné en boucle dans sa tête. Dans la pénombre de sa chambre, le visage d’un monstre penché sur lui n’avait cessé de le hanter. Sharko avait imaginé de longues dents effilées creusant la chair, raclant les os, arrachant les tendons, ouvrant sur une gorge avide d’ingurgiter le sang. Des images effroyables dont il n’avait pas réussi à se débarrasser. Lucie, quant à elle, s’était levée à 6 heures du matin pour se coller à son ordinateur : un détail l’avait obnubilée toute la nuit.

Il se gara en vitesse et éprouva le besoin de respirer l’air frais du dehors.

L’ancien journaliste habitait dans une belle propriété en pierre blanche. Vu la Porsche Cayenne dans l’entrée, les petits-gris lui avaient sans nul doute bien rempli les poches et assuré une retraite confortable. La preuve que ça rapportait, de raconter des salades.

Malmaison n’était ni rabougri ni sénile. Aux alentours de 80 ans, il avait encore de la classe : cheveux blancs peignés vers l’arrière, costume de marque avec pochette rouge. Son visage ovale comme un ballon de rugby était constellé de taches brunes, jusque sur les paupières.

— Vous auriez pu venir plus tard, finalement, j’ai appris ce matin aux aurores que mon déplacement était annulé.

— Pas grave. Je suis un lève-tôt.

Malmaison reçut le flic dans un salon qui devait faire la surface de leur rez-de-chaussée à Sceaux. Il l’abandonna cinq minutes, le temps d’aller discuter avec deux ouvriers eux aussi fraîchement arrivés : la terrasse était en réfection. Sharko en profita pour explorer la pièce. Dans un coin, en guise de statue, un petit-gris recroquevillé vous fixait de ses yeux noirs globuleux. Diverses photos de « soucoupes volantes », qui semblaient véridiques, ornaient les murs. La bibliothèque ployait sous une multitude d’ouvrages divers. Roswell, origine extraterrestre des pyramides d’Égypte, phénomènes étranges… Les propres livres de Malmaison y figuraient, il en avait vendu des centaines de milliers.

— Vous trouverez dans mes livres plus de quarante années d’archives sur tout ce qui concerne la vie extraterrestre, fit Malmaison, de retour. De Roswell à l’incident de Varginha au Brésil, en 1996, date à laquelle l’émission s’est arrêtée.

— Une légende, cette émission, lâcha Sharko.

Malmaison montra qu’il appréciait la remarque d’un sourire à la blancheur de mannequin publicitaire et pria son invité de s’asseoir dans de confortables fauteuils.

— Il est vrai qu’elle a bercé toute une génération. Plus de vingt-cinq ans sur les ondes, quand même. C’était le bon vieux temps où Internet n’avait pas encore pourri tous les foyers et où on aimait passer la soirée l’oreille collée à la radio.

Une domestique leur apporta un café et des viennoiseries.

— Suite à votre message, j’ai réécouté l’émission du 14 mai 1980. Passionnante ! Puis-je savoir pourquoi elle vous intéresse, si longtemps après ? Les petits-gris mexicains auraient envahi le 36, quai des Orfèvres ?

Sharko était impressionné : la voix métallique de la radio n’était pas un trucage.

— Quand on en voit certains, on se le demande.

Malmaison but son café par lampées de chat, tenant l’anse de sa tasse du bout des doigts. Mais au lieu de dresser l’auriculaire à l’anglaise, c’était le majeur qu’il tendait bien droit.

— Blague à part, il semblerait que le phénomène qui s’est produit au Mexique à l’époque recommence aujourd’hui en France, expliqua Franck. Des individus que nous avons identifiés commettent des actes insensés qui les mènent la plupart du temps jusqu’à la mort.

Les yeux de Malmaison brillèrent. Malgré l’âge, la flamme était encore là. Il avait posé sa tasse et s’enfonçait dans son fauteuil, les deux mains à plat sur les accoudoirs. De grosses bagues ornaient ses doigts fins, dont une chevalière frappée de la tête d’un petit-gris.

— Même zone géographique ?

— Non. Ça a l’air aléatoire. On ignore combien de personnes sont concernées et ce qui les relie. Les profils, les âges, tout est différent. Vous vous doutez bien que, si on arrive dans le bureau du ministre de l’Intérieur ou de la Santé en lui parlant de petits-gris, ça risque de causer quelques problèmes.

— Et pourtant, y voyez-vous une autre explication ?

Sharko se demandait si Malmaison y avait toujours cru lui-même, durant ce demi-siècle de recherches, ou si son personnage n’avait été qu’une vaste fumisterie. Jouait-il encore son cinéma, aujourd’hui, en face de lui ? Entretenait-il sa légende ? Ce type avait été une référence mondiale en termes d’ovni et de vie extraterrestre, et le flic allait devoir mesurer ses paroles s’il ne voulait pas que la discussion tourne court.

— Expliquez-moi comment vous en êtes arrivé à enquêter là-bas, si vous avez trouvé de vrais points communs entre ces Mexicains, ce que vous ont raconté les proches…

Malmaison tapotait l’accoudoir, jouant avec les silences. Sharko était impressionné par la profondeur de son regard vert-de-gris — un vrai faisceau de rayons X. Après un temps, l’homme se livra.

— J’étais encore jeune… C’était l’époque où j’avais des yeux et des oreilles partout. Des contacts, que j’avais noués au fil des années dans tous les pays du monde. Des connaissances qui épluchaient les articles pour moi, qui écoutaient la radio, me délivraient des rapports. J’ai passé beaucoup de temps dans les États du sud des États-Unis — Nevada, Nouveau-Mexique, Texas. J’ai vécu un certain temps à proximité d’El Paso avec mon compagnon Harold. Il était journaliste d’investigation, lui aussi bougeait pas mal. On ne faisait que se croiser, mais…

Ses yeux s’évadèrent.

— Enfin bref, c’est lui qui m’a rapporté les cas étranges de Ciudad Juárez. Il enquêtait sur les travailleurs mexicains légaux traversant chaque jour la frontière et avait remarqué cinq morts curieuses, insensées, racontées par d’autres ou relatées dans la rubrique faits divers des journaux locaux. Pas grand-chose, certes, mais il savait que cela pouvait m’intéresser.

Sa voix portait vraiment telle une musique hypnotique et vous donnait envie de l’écouter ad vitam aeternam, à la façon d’un Pierre Bellemare contant ses histoires de meurtres. Sharko comprenait mieux pourquoi Malmaison avait emmené des centaines de milliers d’auditeurs dans ses élucubrations.

— … J’avais prévu de rester deux, trois mois, on avait fini la saison avec les émissions et j’avais un peu de temps pour préparer les sujets de l’année suivante. Avec Harold, on a loué un appartement. Lui poursuivait son reportage de son côté, mais moi, j’ai mené l’enquête à partir des éléments qu’il m’a fournis. Je suis allé interroger les familles de l’autre côté de la frontière, à Ciudad Juárez. Les témoignages étaient unanimes : les comportements des victimes face au danger avaient changé quelques mois avant leur mort. Alors j’ai creusé, j’ai d’abord cherché dans les archives, interrogé les journalistes qui avaient signé les articles. Et j’ai découvert que ces faits divers existaient déjà depuis plus de deux ans aux quatre coins de la ville. En tout, ce sont plus d’une quarantaine de personnes qui ont été contrôlées par des entités extraterrestres et qui sont mortes dans de bien étranges conditions. Des circonstances pour le moins… irrationnelles.

Sharko devait jouer serré : ni le froisser ni entrer dans son délire interplanétaire, ou il ne s’en sortirait pas.

— Savez-vous si ces personnes avaient eu des accidents avant d’avoir ces comportements étranges ? Des blessures ? Si elles avaient suivi des traitements quelconques ?

— Non, non, je ne crois pas. Je l’aurais remarqué.

— Vous dites, dans l’émission, qu’il ne s’agit que d’hommes, entre 25 et 50 ans… Jamais de femme ?

— Non, et je l’ai signalé aussi dans « L’invasion commence », seule la gent masculine était l’objet d’études pour les petits-gris de cette base. Ces parasités étaient tous de braves travailleurs. Ce dont je n’ai pas parlé dans l’émission afin de ne pas complexifier, c’est qu’ils disposaient d’un visa de travail américain. Ils traversaient chaque jour la frontière pour travailler au Texas.

— Tous ?

— Sans exception.

C’était un vrai point commun, Sharko rebondit là-dessus. Il sentait que Malmaison détenait une partie de la vérité sans le savoir.

— Vous vous doutez qu’on a, de notre côté, une autre théorie que les petits-gris.

— Je serais curieux d’entendre laquelle.

— On pense qu’une espèce de maladie s’en prend aux personnes qui sont aujourd’hui touchées en France. Un parasite, peut-être, qui change leur comportement vis-à-vis du danger, sauf que ce parasite n’est pas un petit-gris. Je ne remets pas en cause vos recherches, mais à l’époque, ces hommes auraient-ils pu attraper une maladie côté américain ? Travaillaient-ils tous au même endroit ? Je ne sais pas, dans des champs bourrés de pesticides ? Une industrie chimique ? Vous dites que votre compagnon a enquêté là-dessus. On cherche une source possible de contamination. Un élément auquel ces individus auraient tous été confrontés, à un moment ou un autre.

Il reprit sa tasse et but une gorgée, fouillant dans les recoins de sa mémoire.

— Non… Ils vivaient dans des quartiers différents de Ciudad Juárez, travaillaient tous dans les environs d’El Paso mais avaient des métiers divers. Ils ne se connaissaient pas. Le seul élément commun que je vois, et encore j’ignore si c’est le cas pour tous, c’est le sang.

Le sang. Encore. Sharko sentit l’adrénaline monter.

— Expliquez-moi.

— Vous l’ignorez sans doute, mais la frontière mexicaine, c’était la région des buveurs de sang.

Malmaison balança ses rayons X dans les pupilles de Sharko. Ses lèvres se retroussèrent comme du plastique qu’on brûle.

— Un vrai repaire de vampires.

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