Lucie se frottait les yeux devant les articles au sujet de l’accident de bus du plongeur, en août 2013. Rien à en tirer, rien non plus des visages des passagers, tous inconnus. Il était plus de minuit. Pourquoi Franck ne rentrait-il pas ? Pourquoi ne répondait-il pas au téléphone ?
À 1 heure du matin, elle hésitait à appeler Nicolas, quand Sharko franchit enfin le seuil de la porte, les yeux rouges et l’haleine chargée. Janus, couché dans un coin, vint se glisser entre ses jambes. Le flic s’accroupit pour le caresser et tituba.
— Je n’ai pas eu de mal à avoir une place de choix au bar. L’odeur de mort que je porte sur moi chassait systématiquement ceux qui se tenaient dans un rayon de deux mètres.
Le chien le reniflait partout. Sharko roula avec lui sur le tapis et se laissa mordiller les mains. Lucie l’observa, morte d’inquiétude, et se dirigea vers la cuisine pour remplir un verre d’eau. Franck se servit un whisky, puis se laissa choir dans le fauteuil, une main sur le crâne.
— On est morts. Morts, Lucie.
Elle posa le verre d’eau sur la table et s’installa à ses côtés.
— Explique-moi.
— Pour Laëtitia, ça y est, ils savent. Le couperet est tombé.
— Ils savent ? Comment ça ?
— Un type est venu avec Manien dans la salle d’autopsie, un gars de l’OCDIP qui a bossé sur la disparition de Laëtitia. C’est la presse qui a mis le feu aux poudres. Le mec a reconnu l’anneau. Saleté de bijou…
Lucie sentit une bouffée de chaleur l’envahir. Contrairement à Franck, elle était soulagée de ne plus avoir à porter le secret.
— … Il a raconté les circonstances de la disparition de la jeune femme. Demain, les résultats ADN tomberont et confirmeront que c’est bien de Laëtitia qu’il s’agit. Quelques heures plus tard, ce type va refiler le dossier de la disparition à l’équipe. Tout le monde aura les yeux rivés sur ton oncle, ce petit flic à la retraite qui, un jour, a repéré la camionnette de Ramirez. Personne ne sait qu’il est mort d’une crise cardiaque, et donc… des types comme Jacques ou Nicolas vont se pointer chez lui, la bouche en cœur. Quand ta tante leur apprendra qu’il est décédé, ils ne vont pas repartir, oh, non. Ils vont se jeter sur elle comme un chien sur un os à moelle, demander des précisions, chercher à savoir comment Anatole en est arrivé à surveiller Ramirez et si ton oncle n’a pas livré à ta tante des détails qui pourraient faire avancer notre enquête. Et dès que Nicolas découvrira vos liens de parenté, tous les signaux vont s’allumer dans sa tête. Il fera des rapprochements, les déductions couleront de source. Il comprendra que Pébacasi, c’était toi.
Il fallut quelques instants à Lucie pour prendre la mesure de la situation. C’était la première fois qu’elle le voyait abattu à ce point depuis le début de cette histoire, et elle trouva dans un geste tendre la force de lui confier son idée :
— Il reste une solution, Franck, elle paraît aberrante, mais j’y pense depuis que ma tante m’a appelée à Brest.
— Vas-y, éclaire-moi. Parce que là… je suis obligé de chercher des solutions au fond d’une bouteille.
— Quoi qu’il arrive, on ne révèle pas qu’Anatole est mon oncle ni que Régine est ma tante.
Sharko fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Ben oui, leur nom est Caudron, celui de jeune fille de ma mère. Je suis une Henebelle. Qui fera le lien entre eux et moi, si on ne dit rien ? Tu connais la tante de Nicolas, toi ? Celle de Jacques ? De Chénaix ? Non. On passe nos journées ensemble, mais on ne connaît rien des familles des autres. Si on ne dit rien, si on ne réagit pas à l’évocation du nom de mon oncle lorsqu’ils tomberont dessus, on n’aura pas de problème.
Franck considéra Lucie entre surprise et réflexion. Il finit par acquiescer.
— C’est une possibilité. Oui… C’est même plus qu’une possibilité, c’est une idée plutôt… viable.
— Demain matin, je vais retourner briefer ma tante une dernière fois. Elle n’évoque surtout pas mon nom ni notre lien de parenté, et tout ce qu’elle sait de cette affaire, c’est ce que tout le monde sait : mon oncle a continué à enquêter un peu, il a bien signalé à l’OCDIP la présence de la camionnette de Ramirez près des lieux de fréquentation de Laëtitia. Ça s’arrête là. Il n’a jamais surveillé Ramirez à son domicile ni moulé de clé… Je vais aussi vérifier qu’il n’y a pas de photos de moi qui traînent chez ma tante mais, normalement, non. Quand viendra le moment où elle sera interrogée, faudra pas qu’on soit là, ni toi ni moi. Parce qu’elle fera forcément une connerie. Elle nous tutoiera, il y aura des regards, ce genre de choses, qui nous trahiront. On devra rester loin de ce pan de l’enquête et laisser faire les autres. Si on respecte ça à la lettre, ça fonctionnera.
Sharko fit basculer le bord du verre de whisky entre ses lèvres. Giclée glacée contre ses dents et sa gorge.
— C’est une bonne idée. À condition qu’elle ne craque pas.
— Ma tante est ce qu’elle est. Mais je crois qu’elle a pris conscience des enjeux, maintenant. Et, même si elle pose des questions sur Laëtitia, ça n’éveillera pas les soupçons. Après tout, elle connaissait la gamine et sa famille d’accueil, elle a écouté les infos comme tout le monde, c’est légitime qu’elle s’intéresse.
Lucie lui montra le SMS de Nicolas sur son téléphone portable.
« L’impact Pébacasi est dans le plafond de la cave ! »
— Ce qui m’inquiète encore plus que ma tante, c’est ça. Je l’ai reçu en milieu d’après-midi. Raconte-moi ce que Nicolas t’a dit au sujet de ce premier impact. Qu’est-ce qu’il en déduit ? Vers quoi il s’oriente ?
Sharko sembla chercher des réponses sur le rebord de son verre.
— J’en sais rien. Il est retourné là-bas avant le bilan des autopsies mais il reste mystérieux, évasif. À croire qu’il sent quelque chose.
Lucie vint se serrer contre son homme, le visage plongé au creux de son épaule. Il chancelait, et pas seulement à cause de l’alcool. Qui, ayant entre ses mains quatre destins, ne serait pas dans le même cas ?
— Ne lâche pas, Franck. Pas toi. Tu es le pilier de notre famille. Si tu trembles, on s’écroule tous. On a libéré Laëtitia de la terre. On va la rendre à ceux qui se sont toujours occupés d’elle. Et on fera ce qu’on a toujours fait, parce que c’est notre job : on va la venger en bouclant cette enquête.