Assis derrière son bureau, Sharko avait mis un casque sur ses oreilles. Jérémy Garitte lui avait déjà envoyé le lien pour télécharger « L’invasion commence » du 14 mai 1980. L’émission durait quarante minutes. À entendre le générique bien cheap — mélange de sons psychédéliques assez indigeste — et les voix des animateurs, Sharko eut un reflux de vieux souvenirs. Il n’avait pas 20 ans, à l’époque. Un jeune homme fougueux, amoureux, capable de courir un cent mètres en moins de quatorze secondes, et qui croyait pouvoir refaire le monde. En définitive, c’était le monde qui l’avait refait.
L’émission commençait par un délire sur les « petits-gris », une espèce extraterrestre qui vivrait cachée à de grandes profondeurs sous terre depuis des siècles. Malmaison allait même jusqu’à les décrire : pas de larynx ni de cordes vocales, un squelette cartilagineux, des entités s’exprimant par télépathie. Selon le « journaliste », la dernière manifestation des petits-gris s’était produite à Ciudad Juárez, un foyer de violence à la frontière avec les États-Unis.
Articles de journaux locaux à l’appui, l’animateur à la voix métallique — Sharko s’était toujours demandé si c’était sa vraie voix — rapportait que, entre 1978 et 1980, la ville avait été le témoin de comportements anormaux. Sur deux ans, une quarantaine d’habitants étaient décédés dans des conditions pour le moins troublantes. Certains avaient sauté depuis des toitures de maisons ou des flancs de montagne — l’arrière-région était escarpée, idéale pour abriter des bases secrètes souterraines de petits-gris, d’après l’ufologue Guieu, qui en remettait une couche —, d’autres s’étaient approchés sans précaution de serpents à sonnette au venin mortel, s’étaient noyés dans le Río Grande ou électrocutés le long de lignes à haute tension.
Sharko se recula sur son siège, interloqué. Des comportements similaires aux cas relevés par Willy Coulomb : une absence totale de conscience du danger qui entraîne la mort. Il songea aussi, bien sûr, aux tableaux de Mev Duruel. Des souvenirs de son enfance, à la fin des années 1950 ? Mais la jungle n’avait pas grand-chose à voir avec le soleil brûlant mexicain.
Dans l’enregistrement, Malmaison rapportait qu’il était allé enquêter là-bas, poser des questions aux habitants, proches, voisins ou amis des victimes. Tous expliquaient avoir constaté un changement progressif dans les attitudes des individus face au danger. Le défi, l’absence de peur face à la mort… Quand Malmaison avait demandé aux témoins si, par hasard, ils n’avaient pas vu de manifestations extraordinaires — lumières dans le ciel, déplacements rapides d’objets aériens qui atterrissaient dans les montagnes —, les habitants avaient commencé à affabuler. « Oui, oui, bien sûr, je crois que j’ai vu quelque chose en forme de triangle se déplacer super vite, comme ça, presque en zigzag, puis plonger vers le désert. » Ce genre de bêtises.
L’émission se terminait sur un autre délire, comme souvent. Malmaison n’en démordait pas : les esprits avaient été contrôlés progressivement par les petits-gris installés dans une base secrète souterraine non loin de là, au milieu du désert. Selon le pseudo-journaliste, la plupart des « parasités » étaient des ouvriers pauvres, sans lien de parenté, choisis au hasard. Quand les petits-gris en avaient fini avec eux, ils les poussaient vers la mort et investissaient d’autres hôtes.
Sharko ôta son casque avec amertume. L’émission avait quand même sacrément mal vieilli et ne ressemblait qu’à un ramassis de débilités. N’empêche, ce phénomène semblait avoir réellement existé…
Il tenta quelques requêtes sur Internet, mais ne trouva rien sur cette histoire. Réalité ou pure invention ? Il afficha la carte de cette partie du Mexique et zooma. La ville de Ciudad Juárez était vraiment ventousée à la frontière, en face de la bouillonnante El Paso, côté américain. Le flic sentait que Malmaison avait, trente-cinq ans plus tôt, mis le doigt sur une histoire beaucoup plus puissante qu’une prise de contrôle débile d’esprits par des extraterrestres.
Un mal avait peut-être frappé ces personnes, et ce mal était là, aujourd’hui, en France, bien caché. Willy Coulomb avait réussi à le cerner, et il était mort pour cela.
Sharko devait parler à Malmaison. Après des recherches et quelques appels, il parvint à lui laisser un message sur son téléphone fixe.
L’arrivée de Nicolas et de Pascal mit un terme à ses réflexions.