Nicolas peina à ouvrir les yeux, surtout le gauche, dont les paupières semblaient vissées l’une à l’autre. Toute cette partie du visage oscillait entre lancinements insoutenables et fourmillements d’une anesthésie. Une ronde de sensations qui n’avait que l’avantage de lui prouver qu’il était en vie, bras solidement attachés au-dessus de la tête, avec une corde hissée à un énorme bastaing qui soutenait une partie du hangar. D’autres cordages l’entravaient par le torse et les jambes à une poutre verticale.
À moitié dans les vapes, il sonda l’environnement. Loin en diagonale, une ampoule nue, suspendue à un long câble électrique, plongeait l’immense grange dans une lueur orangée de tunnel souterrain. En retrait, la carcasse de voiture avait été remise en place, tout comme la planche. Et un mètre devant lui, sur une table à tréteaux absente à son arrivée, une collection d’outils : pinces, tournevis, agrafeuse, cloueuse, son pistolet, ainsi que du matériel transfusionnel, poches de sang vides, aiguilles, cathéters. Sous la table, son téléphone portable, à proximité d’un bidon marqué de l’inscription : « Acide sulfurique ».
Il essaya de se débattre, en vain : les cordes trop serrées lui brûlaient les chairs. Il allait morfler. Dupire ne le laisserait pas mourir sans son compte de souffrance. Il se mit à implorer de l’aide à travers le chiffon roulé en boule dans sa bouche, qu’il ne pouvait recracher à cause de l’adhésif plaqué contre ses lèvres.
Combien de temps resta-t-il dans cette position, à tenter de se détacher, tandis que ses membres s’engourdissaient, que les veines bleutées gonflaient sur ses avant-bras à cause des liens ? Une soudaine odeur d’essence venue de l’arrière l’enveloppa. Une main gantée d’un film de latex lui caressa le cou.
— Alors, on joue avec le feu et on se balade en solo ?
La voix était grave, monocorde. Un souffle glacé dans l’air saturé d’odeurs de paille et de poussière.
— On m’a expliqué que t’avais pris ton pied, l’autre nuit au fond du parking, dans ta bagnole. Et qu’on avait décidé de ne pas te tuer pour que tu puisses…
Deux doigts se promenaient sur sa nuque, à l’endroit de la piqûre.
— … profiter de notre petit cadeau. Quel dommage qu’il faille t’éliminer, à présent. T’es allé beaucoup trop loin.
Vincent Dupire vint se positionner face à lui. Une vraie gueule burinée, taillée au ciseau à bois. Ses yeux bleu iceberg transperçaient ceux de Nicolas. Ses vêtements empestaient le carburant : à l’évidence, ce malade s’était imbibé d’essence. Il lui serra les mâchoires, son visage à dix centimètres du sien. Puis le força à regarder au-dessus des portes de la grange. Une caméra…
— Mon téléphone a bipé dès que t’as foutu les pieds ici. Tu croyais pouvoir te promener chez moi comme si t’étais dans un moulin, putain de poulet ? Tu nous mets dans une sale situation. Il va falloir que tu m’expliques clairement comment t’es arrivé jusqu’à moi, à nous, et ce que tu sais.
Il arracha les épaisseurs de Scotch d’un mouvement sec. Nicolas chassa le tissu d’un coup de langue et toussa.
— Va te… faire foutre.
Le flic lui cracha au visage. Sans sourciller, Dupire frotta ses lèvres du dos de la main et afficha un sourire dénué de toute humanité. Il ne portait pas de crocs, mais ses canines étaient biseautées, comme taillées à la lime. Il se dirigea vers la table et souleva une poche vide en plastique déjà reliée à un cathéter et une aiguille.
— Je vais te pomper cinq cents millilitres, dans un premier temps. Tu vas voir, ça rend beaucoup plus docile. C’est comme si des barrières se brisaient en toi, tu te sens ailleurs, flottant, ton cerveau commence à manquer d’oxygène. Ça crée une forme de déséquilibre, ça dérègle pas mal de trucs en toi. Ensuite, on pourra passer aux choses sérieuses.
Nicolas eut beau lutter, il ne put empêcher l’aiguille de pénétrer la belle veine gonflée de son avant-bras gauche. Dupire suspendit la poche à un crochet planté dans la poutre, puis le cathéter s’emplit de rouge, les premières gouttes se mirent à couler le long de la paroi plastifiée et se déposèrent au fond. Le bourreau observa le liquide avec une vraie folie dans le regard.
— Tu sais ce qui est fascinant, avec le sang ? C’est cette couleur flamboyante, à nulle autre pareille. Elle attire l’œil comme un aimant, tu ne trouves pas ? C’est l’oxydation du fer contenu dans les globules qui lui donne cette teinte si particulière. Le fer, on le sent bien au goût, même quand le sang est cuit.
Dupire décrocha un tablier vert en caoutchouc, enroula la sangle autour de sa taille et la noua derrière son dos.
— Julien aurait été ravi d’être là et de pouvoir en profiter. Il était très méticuleux, un obsédé du détail. Tu sais qu’il récurait sa cellule deux fois par semaine avec une brosse à dents, ce taré ? On l’appelait le Nettoyeur, à Fleury. Jamais un papier à côté de la corbeille, pas un poil sur la cuvette des chiottes. Et pourtant t’as dû voir sa cave, c’est tout le paradoxe du personnage. Je ne l’aimais pas beaucoup mais il était efficace. Et, contrairement à lui, je n’ai jamais été très doué pour me débarrasser des corps sans laisser de trace. Et puis, tuer, ça ne me dérange pas, mais ce n’est pas vraiment mon truc, à vrai dire. Je n’y prends pas de plaisir.
Il parlait avec un calme sidérant, campé désormais devant sa table et sa panoplie d’outils.
— Tu aurais vu comment il a massacré Willy Coulomb, comment il s’y est pris pour le faire parler ! On était là. Il avait quelque chose de… de profondément maléfique en lui. Quelque chose que je n’avais jamais vu chez personne.
— Parce que ces femmes que vous maintenez enfermées là-dessous, vous croyez que… que c’est bien ?
— Il n’est pas question de bien ou de mal, ce n’est qu’un dommage collatéral. Une nécessité pour notre projet.
— Quel projet ?
Dupire revint vers Nicolas et lui assena une grosse claque sur sa joue blessée.
— C’est moi qui pose les questions.
Le flic vacilla avant de recouvrer ses esprits. Il sentait des bulles légères sous son crâne. Déjà les effets de la prise de sang. Dupire lui écrasa la tête contre la poutre du plat de la main.
— Qui s’en est pris à Ramirez ?
— On pensait que c’était l’un d’entre vous.
L’homme au tablier le sonda, histoire de s’assurer que le flic lui disait la vérité. Il retourna vers la table, d’une démarche lourde. Nicolas força de nouveau sur ses liens à s’en arracher la peau. Jamais il ne se dégagerait de là. Il allait crever dans l’antre du mal, seul, comme Camille. Il pouvait à présent ressentir la peur qui avait dû envelopper sa compagne, cette nuit-là. Son immense sentiment d’abandon.
Lorsque son bourreau pivota vers lui, il tenait l’agrafeuse. Il s’approcha, le visage aussi froid qu’une pierre tombale.
— Non, non…, supplia Nicolas en secouant la tête.
Dupire écrasa l’engin sur la cuisse droite de Nicolas et appuya deux fois de suite. Un courant électrisa le cerveau du flic, qui poussa un hurlement.
— Comment tu t’es retrouvé ici, chez moi ? Qui est au courant ? Qu’est-ce que vous savez sur nous ?
Bellanger contractait chaque muscle de son visage.
— Continue… Continue jusqu’au bout, espèce de taré. Tu… vas me tuer, de toute façon. Tu ne m’arracheras pas un mot. Va te faire foutre.
Dupire poussa un soupir exagéré.
— Un coriace… Passons à la vitesse supérieure.
Allers et retours à l’établi. Dupire vissa d’autres crochets dans la poutre avec une lenteur perverse, puis revint avec trois poches, aiguilles, cathéters. Piqua dans le bras droit et les veines au niveau de chaque cheville, et déposa les poches dans un bac. Les tubes transparents s’empourprèrent en une poignée de secondes. La vie allait doucement quitter Nicolas, ces gouttes chaudes qui, chaque fois qu’elles s’écraseraient sur le plastique stérile, embarqueraient une partie de ses souvenirs, de son existence. Son propre sang allait le tuer.
— Dans cinq minutes, ton cœur se mettra à battre de plus en plus vite pour compenser, ça te fera mal à t’exploser les côtes. Les parois de tes artères vont commencer à se rapprocher les unes des autres par manque de sang. Dans un quart d’heure, t’auras perdu un litre. Tu seras presque mort, mais je t’en réinjecterai assez pour faire durer, encore et encore, jusqu’à ce que t’en crèves. J’en boirai aussi une partie avant chaque réinjection. C’est un peu de ta vie que j’aspirerai chaque fois. Ça va être bien.
Nicolas ne trouva plus la force de lutter. Il abandonna son corps à son destin, puisque tout devait se terminer ainsi. Il baissa les paupières, les yeux embués de larmes, et fit le vide dans sa tête. Il essaya de se concentrer sur une image agréable — Camille et lui, sur une terrasse, un soir, alors qu’elle lui parlait des étoiles. Il ignora les coups que lui donnait son bourreau pour qu’il revienne à lui, il se sentit voler au-dessus de la mer, avec le vent sur son visage.
Un énorme claquement de porte, une tornade de cris puissants et de voix masculines brisèrent ses rêves. Il rouvrit les yeux pour découvrir de multiples faisceaux, qui balayaient la grange comme des dizaines d’yeux luminescents.
Là-bas, à l’entrée, un essaim de lampes torches.
— Police ! Ne bougez pas !
La BRI en première ligne, fusils d’assaut braqués sur Dupire à peine surpris. Sans mouvement brusque, il s’éloigna à reculons de Nicolas et de la table. Il avait son téléphone portable à la main. Il appuya au ralenti sur l’écran malgré les sommations. Il fit ensuite jaillir une boîte d’allumettes qu’il dissimulait dans la poche de son tablier.
— Juste des allumettes, lâcha-t-il d’une voix monocorde.
Il ouvrit la boîte, alors que les sommations se poursuivaient, que les hommes s’approchaient et le menaçaient vraiment d’ouvrir le feu. Il craqua avec lenteur l’extrémité en soufre contre le grattoir.
— Vous croyez que vous nous faites peur ? Que vous pourrez y faire quelque chose ? Allez tous vous faire mettre !
Il sourit et lâcha l’allumette sur son tablier imbibé qui flamba instantanément. Deux secondes plus tard, une torche humaine fonça droit sur Nicolas et dévia de sa trajectoire sous l’impact d’une dizaine de balles.
La dernière image que le policier vit de son bourreau fut les cheveux noirs et légèrement bouclés, qui se rétractaient comme de minuscules ressorts sur le crâne en feu.