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Franck fit crisser le cuir de son fauteuil et se pencha vers son interlocuteur.

— Un repaire de vampires ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Malmaison se leva et alla chercher un vieil album de photos dans une armoire.

— La misère, lieutenant. La misère est toujours à l’origine des pires déviances. Je n’en parlais jamais dans mes émissions. Les auditeurs devaient s’évader, oublier leur quotidien, être ailleurs, à des années-lumière de leur vie monotone, l’espace de quarante minutes. C’est pour ça que l’émission a marché.

Il caressa la couverture de l’album.

— Mais la misère, c’était le moteur de mon compagnon Harold. Il a longtemps creusé le sujet, et il y avait de quoi faire, à la frontière mexicaine. Le tiers-monde d’un côté, le rêve américain de l’autre, séparés par des barbelés. Ces gens qui donneraient leur vie pour passer sur l’autre rive du Río Grande. Harold m’a expliqué le problème autour du sang le long de la frontière, et j’ai pu voir par moi-même lors de mon long séjour à El Paso. C’était l’époque où les pays riches saignaient les pays pauvres, au sens littéral du terme. Quelques années à peine avant le sida et le scandale du sang contaminé.

La domestique repassa avec le café pour remplir les tasses, mais Malmaison la chassa d’un geste. Il attendit qu’elle s’éloigne avant de poursuivre.

— Dans les années 1970–1980, l’industrie pharmaceutique américaine importait massivement du sang d’Amérique centrale à partir de centres de collecte discrets situés près de zones de grande misère, notamment des bidonvilles. Honduras, Nicaragua, et tant d’autres… Ils recrutaient même dans les prisons. Une clientèle de donneurs bon marché, manipulables, prisonniers de leur misère, qui ne rechignaient pas à se faire pomper le sang contre quelques billets, mais qui présentaient un risque de contamination très élevé. Imaginez les microbes que contenait le sang de ces individus sans hygiène, frappés par les épidémies, qui vivaient quasiment au milieu des ordures… De ce fait, pour sécuriser le circuit et aussi certainement pour humaniser un peu cette exploitation de la misère, les conditions d’importation ont été fortement réglementées.

Sharko imaginait la situation : les canines pointues du grand vampire capitaliste, plantées dans les veines de l’Amérique centrale pour en extraire l’or rouge. Ce que leur diable glouton imposait à ses proies, des pays l’avaient fait bien avant lui, en toute impunité et aux yeux de tous.

— … Mais vous vous doutez bien que les États-Unis avaient trouvé une parade : officiellement, ils ne s’approvisionnaient plus en sang dans les pays d’Amérique latine, mais le faisaient via leurs centres de collecte basés au Texas. Ils n’allaient plus chercher le sang : le sang venait à eux. Observez ces photos prises à l’époque par mon compagnon. Elles sont le reflet d’une bien sordide réalité.

Il tendit l’album à Sharko, qui le feuilleta. La misère suintait du papier glacé. Des Mexicains, agglutinés sur un pont grillagé au-dessus d’un fleuve. Des corridors cernés de barbelés. Des rives boueuses, les phares de 4 × 4 qui patrouillent, une autoroute bondée de véhicules hors d’âge. Puis des visages. Les pauvres, les chasseurs de prime, les flics, les douaniers dans le même bouillon crasseux.

— Ils sont des milliers, chaque jour, à franchir en toute légalité le Río Grande, avec un visa d’une journée, d’une semaine, d’un mois s’ils ont de la chance. Ils doivent lâcher 25 cents pour le passage du pont. Payer pour venir travailler, cherchez l’erreur. Des esclaves que l’on dirige à la baguette vers des ateliers, des fast-foods, des usines, que l’on paie au rendement, sans aucune considération. Mais tous sont animés d’une volonté farouche de s’en sortir. Et entre la frontière et leur lieu de travail, des centres de collecte de sang font barrage, comme une seconde frontière. Vingt-cinq dollars les deux cent cinquante millilitres, une sacrée belle prime pour un Mexicain pauvre. Alors, pour gagner davantage et s’approcher un peu plus du rêve américain, ils vendent leur bien le plus précieux : leur sang.

Sharko tournait les pages désormais vides de l’album.

— Vous ne trouverez pas de photos de ça. Avec l’un de ses confrères, mon compagnon avait commencé à s’intéresser de près au sujet du sang. Il avait rassemblé pas mal de témoignages, de faits pointant les dérives de cette industrie, mais il est décédé dans un accident de la route en Argentine. Il fallait bien que ça lui arrive un jour. Il a toujours roulé trop vite. Ses notes, ses recherches ont atterri entre les mains de son confrère, Alexander Wallace, mais je n’ai plus jamais pris de nouvelles de lui depuis ce temps-là. J’ignore s’il est allé au bout de cette enquête.

Il écrasa son index sur sa tempe.

— Mais il y a encore quelques restes de ce que m’a raconté Harold, dans ma vieille boîte crânienne. Le business du sang, celui dont personne ne parle, mais qui génère des milliards de profit, existe depuis toujours. Prenez un baril de pétrole brut et les industries qui le raffinent. Le brut est transformé en essence, kérosène, fuel, plastique, produits chimiques, on n’en perd pas une goutte, tout est converti en billets de banque. Pour l’industrie du sang, c’est la même chose. Pour en tirer le maximum, le sang des centres de collecte est divisé en plaquettes, plasma, globules blancs et rouges. Chaque composé est exploité jusqu’à sa dernière cellule. Le plasma, par exemple, permet de fabriquer de l’albumine, des facteurs anti-hémophiliques VIII et IX, des gammaglobulines. Tout est revendu à prix d’or par des courtiers en sang, sur toutes les places mondiales…

C’était la première fois que Sharko entendait cette expression. Il imaginait des types en costume derrière des ordinateurs, négociant des milliers de litres d’or rouge comme on vend des actions.

— … Mais, à l’origine, il y a ces pauvres Mexicains qui se sont vidés pour une misère. Ces ouvriers ne disent jamais rien : le peu qu’on leur donne, c’est bien mieux que ce qu’ils gagnent en travaillant. Alors, certains vendent leur sang plusieurs fois par semaine pour pouvoir nourrir leur famille. Ils s’épuisent, se transforment en cadavres ambulants qui finissent par rester couchés dans la poussière. Ils deviennent autant dépendants au don du sang qu’à la drogue.

Des vampires inversés, songea Sharko, forcés de se vider pour survivre. Et s’ils avaient contracté ce quelque chose qui les menait à la mort dans un centre de collecte ? Il se rappelait les tableaux de Mev Duruel. La jungle de sa jeunesse dans les années 1950, 1960… Désormais, le Mexique du début des années 1980… Sharko imaginait le cheminement d’un microbe invisible, jailli des profondeurs de la brousse pour se retrouver sur le continent américain. De quelle façon ? Et comment était-il arrivé en France si longtemps après ?

— Est-il possible que les donneurs aient pu contracter des maladies dans ces centres ? demanda-t-il.

— Des maladies ? Oui, bien sûr, ces lieux où l’on pompait à la chaîne n’étaient que des réservoirs à infections. Qui y allait ? De pauvres Mexicains, des clochards, des prostitués, des drogués. Je n’invente rien, c’était la réalité, aucun Américain moyen ne mettait les pieds là-dedans. Malgré toutes les précautions, des microbes devaient quand même circuler. Et imaginez : ces poches partaient ensuite pour les établissements de soin, partout dans le monde. Rappelez-vous le scandale du sang contaminé. Les hémophiles qui meurent dans le milieu des années 1980 dans les hôpitaux de France sans jamais avoir quitté leur lit, atteints par le virus du sida. D’où venaient les stocks de sang, à votre avis ?

— Pensez-vous qu’il soit possible de retrouver le centre où ces gens auraient pu être contaminés ? Vous avez le nom des travailleurs, leurs adresses, vous avez parlé à leurs proches…

— Le centre ? Mais… Il y en a des centaines qui longent la frontière ! Rien qu’à El Paso, à un kilomètre des barbelés, vous en trouverez une dizaine. Une dizaine, lieutenant, sur quelques centaines de mètres seulement ! Et puis, c’était il y a trente-cinq ans. Certains de ces centres doivent encore exister, d’autres ont sûrement disparu.

— Je vous en prie… Vous avez interrogé les familles, vous avez peut-être encore votre documentation de tout ça ? Je sais que c’est loin, mais ces personnes atteintes sont forcément allées dans un centre particulier qui les a contaminées. J’ai besoin du nom de ce centre.

Malmaison marqua une longue hésitation. Sharko le sentait titillé par l’envie de savoir s’il ne s’agissait pas juste d’une histoire de petits-gris. L’ancien journaliste finit par acquiescer.

— Très bien. Toutes mes archives sont là-haut. Des articles de journaux d’époque sur les accidents, des témoignages écrits et signés de proches des victimes, les enregistrements audio de mes interviews. Je vais m’y replonger, passer quelques coups de fil et essayer de joindre Alexander Wallace. Laissez-moi la journée. Mais, après si longtemps, je ne vous garantis rien.

Sharko le remercia chaleureusement, le type était tout compte fait d’une sympathie appréciable et d’une aide précieuse. Il lui donna ses coordonnées et sortit.

Une fois dehors, la question posée par Willy Coulomb à Mev Duruel battait dans ses tempes : « Quel est le secret du sang ? » Il acquit alors une certitude : le sang reliait Carole Mourtier, l’accidenté à la main coupée et le plongeur du bassin aux requins. Un appel de Lucie le sortit alors de ses pensées.

— Je suis encore à la maison, viens vite, j’ai découvert quelque chose. Je crois que j’ai compris pourquoi on leur vole le sang.

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