Tôt dans la matinée, Lucie avait rendu visite à sa tante afin de lui marteler l’attitude à tenir face aux policiers. Elle avait posé des questions typiques de flics pour tester ses réponses, lui avait fait subir un interrogatoire dans les règles de l’art, durant lequel Régine n’avait pas démérité.
Lucie se sentait quelque peu rassurée lorsqu’elle regagna son bureau.
— Je me suis renseigné sur le B&D Bar, fit Jacques, tandis qu’elle s’asseyait. En fait, pour tout te dire, j’y ai même fait un tour hier soir, comme ça, incognito… Pour le boulot, bien sûr.
Mince sourire de Lucie. Robillard n’écoutait pas, occupé au téléphone.
— Naturellement. Et ?
— Pas grand-chose. Une discrète boîte sadomasochiste dans le 1er, un lieu de dépravation où l’on peut vendre des esclaves sexuels ou se faire torturer le bout des tétons. Sympa comme tout. J’ai repéré quelques gothiques, sans plus. Légalement, tout est en ordre, j’ai vérifié. Jamais de soucis avec la justice. Bref, une piste hyper difficile à exploiter.
— Ça semble compliqué de se pointer là-bas et de montrer des photos de Ramirez ou de Coulomb sans attirer l’attention, en effet.
— Autre chose : les gendarmes de Dijon viennent d’appeler. Ils ont fouillé la maison des parents de Coulomb, en présence du père et des gendarmes de Louhans. Aucune trace de recherches sur les satanistes, de notes quelconques, pas d’ordinateur. Tout a proprement disparu, mais ils ont quand même débusqué une photo chiffonnée au fond d’une corbeille dans le bureau où bossait le scénariste…
— Quel genre de photo ?
— On a reçu un scan par mail, si tu veux y jeter un œil.
Lucie ouvrit sa messagerie et afficha le cliché : un groupe de touristes devant un bus. Un visage était entouré, la flic le reconnut : celui du plongeur. Aucun doute, il s’agissait de la photo que la veuve avait donnée à Willy Coulomb lors de sa visite à Brest, et qui concernait le fameux voyage en Espagne. À côté du plongeur, son épouse… Lucie lorgna les informations manuscrites notées au bas du cliché :
Étrange… Tandis que Lucie réfléchissait, Robillard raccrocha et se leva.
— Bon, je viens d’avoir l’anthropo, il a quasi terminé ses analyses des corps. Neuf des treize victimes ne sont pas d’origine caucasienne : trois ont des caractéristiques mongoloïdes, sans doute la Chine, deux sont d’origine indienne, et quatre viennent d’Afrique. Ça fait un sacré brassage. Quand je lui ai appris les origines exactes de Laëtitia, l’expert a eu une intuition : il pense que la plupart de ces victimes pourraient être, elles aussi, d’origine réunionnaise.
— Des Réunionnais ? répéta Jacques, interloqué.
— Oui. Ça pourrait être le point commun, l’île est un vrai carrefour multiethnique, avec les colonies, l’esclavage, et ce qu’on appelle l’engagisme après l’esclavage : des Indiens du sud et du nord de l’Inde, ainsi que des Chinois ont immigré sur l’île. Il y a aussi eu des Mauriciens, des Comoriens…
— Et pourquoi eux ? Pourquoi Ramirez et toute sa clique s’en seraient-ils pris à des Réunionnais ?
— Ça, c’est une autre question, et je n’ai bien sûr pas la réponse. Cafés ?
Il sortit après avoir pris la commande.
Des Réunionnais… Ça n’avait aucun sens. Lucie médita sur ces informations et se replongea dans ses recherches. Elle réétudia tout ce qui avait trait à l’accident de bus, avec l’impression d’être passée à côté de l’essentiel. Ce jour-là, le véhicule revenait de Barcelone et roulait vers Paris. Après une perte de contrôle due à une crevaison, le véhicule avait percuté la montagne aux alentours de Foix. C’était en août 2013, dans l’Ariège. Bilan : deux morts et de nombreux blessés.
Quel lien existait-il entre ces différents lieux et dates notés sur la photo ? Lucie eut alors une idée en repensant aux propos de la veuve : « Tapez “août 2013, accident bus Foix”. »
Et si…
Sans conviction, elle entra dans un moteur de recherche de son navigateur l’une des inscriptions au bas de la photo, « Péronne, 8 mars 2013 ». Comme Internet lui renvoya un nombre trop important de pages, elle ajouta « accident ».
La plupart des lignes de la page Web renvoyaient à un article de La Voix du Nord.
Le violent coup de vent sur Péronne et ses environs est à l’origine d’un grave accident, place du Commandant-Louis-Daudre. En milieu d’après-midi, le vendredi 8 mars 2013, vers 16 heures, des tuiles du toit de la pharmacie Bridou ont chuté. Carole Mourtier, 35 ans, marchait avec sa petite fille de 4 ans quand une tuile l’a violemment heurtée à la tête, la laissant inconsciente sur le trottoir. Les secours sont arrivés quelques minutes plus tard, prodiguant à la victime les premiers soins. La jeune femme a perdu beaucoup de sang et repris connaissance au moment où elle était transportée par le Samu. Elle a immédiatement été admise au centre hospitalier de Péronne. Sa fille a miraculeusement été épargnée…
Lucie tapa une nouvelle ligne dans le moteur de recherche : « accident Yvetot, 18 janvier 2014 ». De nouveau, elle obtint des résultats. Cette fois, un ouvrier s’était tranché la main dans une usine de fabrication de galettes et de crêpes. Un fait divers terrible mais somme toute banal.
Des accidents, chaque fois… Pourquoi un tel intérêt chez Coulomb pour ces drames ? Quel lien pouvait se tisser entre une femme blessée par une tuile dans le Nord, un ouvrier méchamment amoché en Seine-Maritime et un plongeur dévoré par des squales dans un aquarium à Brest ?
Lucie passa des coups de fil et réussit à joindre l’auteur de l’article du 18 janvier 2014. Lorsqu’elle lui parla de cette histoire de main coupée, il percuta.
— Oui, je me rappelle bien. Frédéric Rubbens a eu la main happée par une machine de production, ça arrive plus souvent qu’on ne le croie. Mais il n’y a pas eu que ça pour Rubbens, il est réapparu dans la rubrique des faits divers fin 2014. Un acte insensé qui lui a été fatal, hélas.
Lucie sentit son pouls s’accélérer.
— Quel genre d’acte ?
— Il est allé flirter avec le vide du côté des falaises d’Étretat, plus précisément dans des zones interdites. Il est tombé et, évidemment, il est mort.