Demortier tendit deux feuilles à Nicolas.
— Voici une copie des pages intéressantes. Je voulais vous voir parce que c’est difficile à expliquer par téléphone. Je vais essayer de parler clairement. Je peux dessiner dans un coin du tableau ?
— Vas-y…
Il prit le feutre et griffonna. Jacques vint s’asseoir sur le bord de son bureau, intrigué, tandis que Lucie restait en retrait.
— Voilà la vue en coupe d’une munition. Elle est grossièrement constituée de la balle, de la charge propulsive qui va projeter la balle, de la douille qui contient l’ensemble, et de l’amorce qui va mettre le feu à la poudre après percussion par pression sur la queue de détente. Je vous confirme que les deux munitions — balle et douille — trouvées sur les deux lieux différents sont bien issues du même lot de fabrication. Quand on remonte à l’origine, c’est-à-dire à l’usine d’où ces munitions sont sorties, on tombe chez un fabricant néerlandais. Ces cartouches sont des Luger, ou des « Sintox Action Luger », pour être plus précis. Évidemment, vous vous doutez que votre assassin ne se les est pas procurées là-bas directement, on peut retrouver des cartouches néerlandaises dans une arme turque achetée en Russie et utilisée par un New-Yorkais au fin fond de la forêt amazonienne… Vous me suivez ?
— Jusque-là, oui, répliqua Jacques. C’est comme la drogue. Le consommateur lambda ne se fournit pas chez El Chapo.
— On peut dire ça. Donc, on imagine votre homme, avec son même chargeur, et la même arme, le fameux HK P30, qui tire une fois dans la victime de l’Yonne, et une autre, dans celle de l’Essonne, ce à environ trois semaines d’intervalle.
— Une première fois le 31 août, une seconde la nuit du 20 septembre, oui.
— Exactement. Les munitions « Sintox Action Luger » ont une particularité : la charge propulsive est composée de titane, de zinc et de cuivre. On va l’appeler munition « Tizicu » pour simplifier. Ce sont des munitions dites écologiques, elles ne contiennent pas de plomb… Au passage, ça m’amuse, ce genre de terme, « une balle écologique » : on tue des gens mais sans plomb, c’est mieux pour la nature, vous voyez ?
Les trois paires d’yeux le scrutaient sans sourciller. Il se racla la gorge et poursuivit ses explications :
— Enfin bref, les Néerlandais sont les seuls au monde à faire ça, avec les Indiens. Vous savez que, lorsqu’on tire sur quelqu’un à bout touchant, on retrouve sur la victime ce qu’on appelle des RDT, des résidus de tir, issus de la combustion et produits au départ du coup de feu. Selon toute logique, le balisticien de la gendarmerie a donc trouvé, dans les résidus de tir prélevés sur la victime du château d’eau, du titane, du zinc et du cuivre.
Il nota « Château d’eau → Tizicu » sur le tableau.
— Là où ça coince, c’est pour notre victime de l’Essonne. J’ai moi aussi retrouvé ces trois composés car, je vous le répète, la cartouche vient du même lot néerlandais, mais le hic, c’est qu’il y avait d’autres composés : du plomb, du baryum, du calcium et du silicium. Ce sont des éléments que l’on trouve dans la plupart des munitions mises en circulation par les autres fabricants du monde entier. Nos munitions de la police, par exemple, contiennent exclusivement ces éléments.
Nicolas jeta un œil vers ses collègues, Lucie notamment, qui s’efforça de faire bonne figure. Mais elle avait envie de s’enfuir et de rentrer s’enfermer chez elle. La science lui avait rendu tant de services dans les enquêtes et, aujourd’hui, elle œuvrait contre eux. Comment, bon sang, pouvaient-ils savoir que des fabricants d’armes utilisaient des poudres différentes ?
Nicolas s’approcha du tableau et observa le dessin de près.
— Même usine, même lot, même composition, mais traces de poudre à la fois communes et différentes sur les cadavres. Tu as une explication ?
— Je n’en vois qu’une, d’autant plus que le légiste avait remarqué que les résidus de tir sur Ramirez étaient très nombreux, supérieurs à la moyenne…
Il nota « Ramirez → Tizicu + Pébacasi » sur le tableau.
— Je pense qu’il y a eu deux tirs successifs, et que les résidus se sont superposés. D’un côté, un tir avec une cartouche Tizicu, comme celle du château d’eau. De l’autre, un tir avec une cartouche Pébacasi. Quelle balle a traversé la gorge de votre victime en premier ? je ne peux pas vous le dire. Je ne peux pas vous dire non plus si le P30 a tiré les deux balles — avec changement de chargeur entre deux — ou s’il y a eu deux armes différentes.
Nicolas se lissa les cheveux vers l’arrière, en proie à un véritable trouble.
— Dans tous les cas, je ne vois pas comment c’est possible, on n’avait qu’un seul impact dans le mur, derrière la victime. Admettons que le tueur ait visé la gorge au même endroit, on aurait retrouvé deux douilles, deux balles.
— Je sais. Mais je vous livre ce que la science et la logique me révèlent. Deux projectiles différents ont traversé la gorge de votre victime.
Sur ce, Demortier se dirigea vers la sortie.
— Bon courage, et tenez-moi au courant si vous trouvez la solution. Je l’ajouterai aux annales des bizarreries balistiques.
Nicolas referma la porte derrière lui et composa dans la foulée le numéro du légiste.
— Paul, c’est Bellanger. T’as moyen de ressortir le macchabée du placard et de voir si deux balles différentes auraient pu passer par la gorge ? Deux tirs successifs, pile au même endroit ?
— Hum… Non, pas vraiment. Si les angles de tir étaient identiques, je n’y verrais rien. C’était à bout touchant, il y a trop de dégâts.
— J’aurais adoré que tu me dises oui. Autre question : si on avait déplacé puis remis le corps dans la position initiale, tu l’aurais vu ?
— Non plus, à vrai dire. Les lividités cadavériques peuvent servir à indiquer un déplacement, si la victime est morte dans une position différente de celle dans laquelle on la retrouve. Un assassin un peu malin peut jouer avec ça et nous tromper, bien sûr… Autre chose ? J’ai un scalpel dans la main.
— Ça ira, merci.
— Parfait. Au fait, je passe chez l’anapath en début d’après-midi, je te tiens au jus pour l’analyse des plaies.
Il raccrocha. Nicolas se mit à aller et venir, interloqué. Puis il se précipita vers son blouson et se tourna vers Levallois.
— Tu peux contacter les gars des alentours de Louhans ? Vois avec la police et les gendarmes d’un cercle d’une vingtaine de kilomètres à la ronde s’ils n’ont rien de remarquable pour la nuit du 31 août. Délit, cambriolage…
— OK. Mais fais un détour par le bureau de Manien, il veut te voir pour cette nuit, avant de partir à Dijon.
— Pas le temps. Viens avec moi, Lucie. Un regard supplémentaire ne sera pas de trop.
— Où ?
— Chez Ramirez. On est forcément passés à côté de quelque chose.