57

Nicolas et Pascal se garèrent à quelques pâtés de maisons de leur destination, aux abords de Rungis. Robillard raccrocha le téléphone en claquant sa portière.

— C’était l’archiviste du TGI. T’avais raison, le dossier de procédure pénale est déjà sorti en juillet dernier, mais pas pour le 36. Le demandeur était un certain lieutenant Simon Cordual, du commissariat d’Athis-Mons.

— Simon Cordual ? J’ai vu son nom dans le dossier de l’OCDIP. Ce n’est pas lui qui a aidé l’autre flic, cet Anatole Caudron, à faire des recherches dans le STIC au sujet de Ramirez ?

— Je n’ai pas encore lu le rapport.

— Si, si, son nom me revient. En juillet, tu dis… Caudron avait branché l’OCDIP sur Ramirez en mai… Il aurait donc dû, en théorie, arrêter ses recherches et profiter de sa retraite paisiblement. Ça veut dire que lui et son collègue ont continué à mener une enquête parallèle de leur côté, sans rien dire à personne. Très intéressant.

Et Sharko, au milieu de tout ça ? Comment pouvait-il être au courant ? Nicolas sentait le nœud à dénouer de ce côté-là, mais il laissa ses interrogations dans un coin de sa tête pour le moment, parce qu’ils arrivaient devant l’habitation.

Face à eux, une maison de cité au crépi sale, aux vitres tapissées d’un film de poussière. Lorsqu’ils s’engagèrent dans l’allée pavée d’autobloquants, ils remarquèrent le gros bonhomme en train de déposer des caisses de verre — surtout des bouteilles d’alcool. Cheveux gras, vieux bermuda beige, tee-shirt aussi chiffonné que du papier aluminium, sandales aux pieds. Il lorgna vers eux, se figea, avant de marcher d’un bon pas vers sa porte d’entrée laissée ouverte.

— Monsieur Arnaud Lestienne ?

Il fit mine de ne pas entendre. Pascal accéléra et l’empêcha de refermer la porte.

— J’ai rien à donner, cracha l’homme. Fichez le camp.

Il empestait la vodka à un point tel que le flic faillit détourner la tête. Tout en maintenant le battant, Robillard brandit sa carte tricolore.

— On a l’air de témoins de Jehova ? Faut qu’on discute.

Son visage était tellement bouffi, sa peau si tendue sur ses grosses joues qu’elle semblait absorber ses expressions.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— À l’intérieur.

Ils entrèrent, et Nicolas referma derrière lui. Plus aucune vie n’habitait les lieux. Rideaux sales, de la paperasse partout, jusqu’au sol, où traînaient encore des cadavres de bouteilles — visiblement, Lestienne était en plein nettoyage d’automne. Et cette légère odeur de nourriture rance…

Le propriétaire paraissait à la fois confus et désolé. Planté au milieu de son salon, il les questionna du regard. Nicolas inspecta les pièces adjacentes, histoire de s’assurer que Lestienne était seul, et lui tendit le document enroulé qu’il tenait. Pascal restait sur ses gardes, prêt à réagir, même si leur interlocuteur semblait aussi dangereux qu’une limace. Le gros homme déroula l’interminable liste de noms, puis sa main droite se mit à trembler fort. Il rendit le papier à Nicolas et partit se servir un verre.

— Qu’est-ce qui justifie que vous veniez m’emmerder deux ans plus tard avec cette liste ?

— Treize cadavres, c’est une justification suffisante ?

Lestienne ralentit son geste, puis inclina davantage la bouteille jusqu’à remplir son verre aux trois quarts. Il s’était servi de la main gauche — la droite, toute tremblante, reposait au fond de sa poche — et le goulot claquait contre le verre.

— Bon Dieu, treize cadavres, vous dites… Où ça ? Et qu’est-ce qui leur est arrivé ?

Selon toute vraisemblance, il n’écoutait pas la radio.

— Vous achèterez le journal, répliqua sèchement Pascal.

Lestienne se laissa choir dans son sofa. Une véritable onde de choc.

— J’ai déjà tout perdu. Ma femme, mes… ma gosse, mon boulot. Qu’est-ce que je risque de plus ? La taule ?

— Ça dépend de ce que vous avez à mettre sur la table.

D’un mouvement de tête, il indiqua aux flics qu’ils pouvaient eux aussi s’asseoir. Nicolas jeta un œil à une photo accrochée en face de lui. Un vieux cliché où l’homme enlaçait ses enfants, un temps où Lestienne avait été svelte et souriant.

— C’était… il y a environ deux ans, je crois… Je sortais du boulot quand je l’ai rencontré, la toute première fois. Je… Je bossais au laboratoire de qualification biologique, c’est là que… qu’on réalise une série d’analyses sur les échantillons de sang des donneurs pour… pour maîtriser le risque de transfusion de maladies infectieuses. J’avais aussi pour mission de… de repérer les sangs rares, ceux qui présentaient des caractéristiques immunohémat… immunomachin, même ça, je ne sais plus. J’ai le cerveau déglingué, bordel.

Le refuge du verre contre ses lèvres. La gorgée salvatrice.

— Il m’attendait dans ma… ma voiture, sur le parking de l’hôpital. Ouais, dedans, vous vous rendez compte ? Il m’a dit qu’il avait un… un service à me demander. Je ne connaissais ce type ni d’Ève ni d’Adam.

Robillard avait sorti son carnet, ridicule timbre-poste dans sa grosse main.

— Comment il s’appelait ?

— J’en sais rien. Je pourrais même pas vous dire à quoi… à quoi il ressemblait précisément. Je l’ai jamais vu sans ses lunettes de soleil… Mais… il avait des rides profondes au front… Et il était assez grand, costaud, toujours bien habillé. C’était ça qui me faisait le plus peur, le fait qu’il… qu’il soit bien fringué. C’était pas le mec de bas étage, celui qui veut s’en prendre à votre fric, au contraire. Ouais, au contraire…

Ses yeux partirent dans le vague. Il porta de nouveau le verre à ses lèvres, buvant l’alcool blanc comme l’eau. À l’évidence, il parlait du complice de Ramirez, le second diable qui avait enlevé Laëtitia.

— Qu’est-ce qu’il voulait exactement ?

— Ce… Ce que vous avez entre les mains. La liste de tous les individus de… de groupe sanguin Bombay du territoire. Enfin, ceux… ceux qui sont connus par l’EFS, évidemment, parce que tous ne donnent pas leur sang… Je lui ai demandé de se tirer en… en menaçant d’appeler les flics. Il n’a pas paniqué, il m’a sorti un paquet d’argent de… sa poche. Cinq mille euros en liquide pour une simple liste de noms et de… d’adresses. Une vulgaire requête sur un ordinateur… Quand je lui ai dit que ça ne m’intéressait pas, il est simplement parti en me disant qu’il ne valait mieux pas que… que je prévienne la police. Ce type en imposait… Une vraie gueule de méchant. J’ai eu tellement peur que… que je n’ai rien dit à personne, même pas à ma femme. Je croyais que c’était fini, juste un mauvais rêve, mais…

Il renifla sur le dos de sa main, comme s’il sniffait un rail de coke invisible, puis désigna du menton un panier vide, dans un coin.

— J’ai jamais pu m’en débarrasser, de ce panier… On avait un chien, Jasper, un petit cocker anglais. Trois jours plus… plus tard, je l’ai retrouvé mort dans le jardin en me levant le matin, avec un mot dans… dans la gueule. « La prochaine fois, ce sera ton gosse. Prépare la liste. Et si tu préviens l’ombre d’un flic… »

Le mot dans la gueule. Nicolas pensa à la carte de visite de Sharko retrouvée dans la bouche de Mayeur. Même signature.

— … J’ai brûlé le papier, j’ai menti à ma femme et à ma fille, j’ai dit que Jasper avait été renversé, il avait la tête en sang. On… On l’a enterré derrière la maison. Je… J’ai imprimé cette saleté de liste comme il me l’avait demandé, avec les noms et les adresses… Bien sûr, c’était un motif de licenciement grave, ça… Ça pouvait même aller jusqu’au pénal parce que… parce que là où on travaille, on ne rigole pas avec la protection des données des patients, mais… mais est-ce que j’avais le choix ? Je n’étais qu’un laborantin lambda, un… un mec normal avec une famille, qui fait son boulot et passe inaperçu…

— Vous pensez que c’est pour cette raison qu’il vous a choisi ? Pour votre… discrétion ?

— Forcément. Il savait aussi que je pouvais accéder au système.

Il termina son verre, sans grimace, sans hausser un sourcil.

— Et donc, vous l’avez revu, relança Nicolas.

— La semaine d’après, toujours sur… sur le parking de l’hôpital. Il est monté dans ma voiture au moment où… où je m’installais. J’ai… roulé, je lui ai donné sa liste, il m’a tendu le… le fric. J’ai dit que je n’en voulais pas, il l’a mis dans… la boîte à gants, m’a demandé de m’arrêter et il est descendu, comme ça, en plein Créteil. Je… Je ne l’ai plus jamais revu… Après ça, tout est parti en vrille, je me sentais… sale. Je me suis mis en arrêt, les rapports avec ma femme se sont dégradés — cette salope me… me trompait déjà depuis un bail, de toute façon. J’ai jamais touché au fric de ce type, même si aujourd’hui… j’en aurais bien besoin. Mais je peux pas.

— Vous avez vu sa voiture ? Quelque chose qui pourrait nous aider à le retrouver ? Un lieu, une piste ?

— Je vous l’ai dit… Je… Je sais rien de lui. Un fantôme.

Nicolas essaya de cacher sa déception. A priori, ils n’avaient aucun moyen de remonter à ce second diable.

— À votre avis, pourquoi tenait-il tant à récupérer cette liste-là ? Pourquoi précisément ce sang Bombay ? Est-ce qu’il peut y avoir une raison valable de s’en prendre à des individus de ce groupe si rare ? À leur voler leur sang ?

— Leur voler leur sang ? On… On leur vole leur sang ?

— Ils ont été vidés, oui, intervint Robillard. Jusqu’au dernier centilitre. Comme si ceux qui font ça se constituaient leurs propres réserves, leur propre banque de sang Bombay… Ça pourrait être un trafic ?

Il secoua la tête.

— Trafiquer du Bombay ? Pourquoi ? Je… Je comprends pas.

Il n’avait plus l’esprit assez clair pour réfléchir, et les flics savaient qu’ils n’en tireraient rien pour le moment. Il se leva en titubant, se baissa sous un meuble et en sortit un parallélépipède recouvert de papier journal. Il peina à se relever — ce type faisait vraiment pitié à voir — et posa le paquet sur la table.

— J’aurais dû m’en… m’en débarrasser depuis longtemps. Mais c’est de l’argent, je pouvais pas le… le jeter. Ça se jette pas, de l’argent… J’ai même jamais compté. Je suppose que… que les 5 000 euros y sont. Prenez-le, vous êtes flics, vous… saurez quoi en faire. Virez ce fric maudit de ma maison…

Les deux policiers se levèrent sans toucher à l’argent, lui annoncèrent qu’il devait rester à disposition de la police, qu’on allait le convoquer incessamment et que ce serait mieux qu’il soit sobre ce jour-là, puis le saluèrent, l’abandonnant à sa bouteille.

Загрузка...