— Franck ? C’est Chénaix. Je t’appelle suite au message que Bellanger m’a laissé cette nuit concernant les sangsues.
Sharko venait de doubler le Stade de France, direction la Cité du cinéma à Saint-Denis. Les studios de Luc Besson. Une heure plus tôt, il avait laissé un message sur le portable de Juliette Delormaux, et elle l’avait rappelé un quart d’heure plus tard. Ils s’étaient donné rendez-vous dans les studios. Sharko avait juste dit vouloir lui parler au sujet de Willy sans lui délivrer davantage d’informations.
— Je roule, mais je t’écoute.
— Tu te rappelles, les croûtes sur les genoux quand on était mômes ? C’est ce qu’on appelle la coagulation. Dès qu’il est au contact de l’air libre, le sang perd sa fluidité à cause des plaquettes qui se collent les unes aux autres, et il durcit en quelques minutes. Système de protection très efficace contre les hémorragies. Sauf si le sang contient un anticoagulant…
Bruit de mastication. Chénaix devait en profiter pour casser la croûte.
— Merci pour le cours. Et ?
— Les sangsues produisent de l’hirudine, l’un des anticoagulants les plus puissants au monde. Elles la sécrètent naturellement lorsqu’elles se fixent sur la peau, sinon elles ne pourraient pas se nourrir. Quelques gouttes de leur salive suffisent à fluidifier des litres de sang.
— C’est donc pour ça que Ramirez les élevait ? Pour l’hirudine ?
— On peut le supposer. Tu les stimules, tu récupères leur salive, et le tour est joué. Certaines entreprises pharmaceutiques ont des élevages, ça s’appelle l’hirudiniculture.
— Et pour les stimuler, il faut les nourrir. D’où les chats, qui servaient de réservoirs à sang.
— Exactement. Et vu le nombre de sangsues et de chats que vous avez retrouvés dans son jardin, il devait récupérer de belles quantités d’hirudine, et pas depuis hier. De quoi liquéfier des dizaines de litres de sang. Ce type ne jouait pas dans l’équipe amateur, si tu vois ce que je veux dire.
Des dizaines de litres… Sharko essaya d’imaginer la scène : Ramirez, dans sa cave, armé de son scalpel et de ses fioles, arrachant les sangsues à leurs malheureuses proies pour prélever avec soin leur salive et la stocker dans des récipients. Et ce depuis des mois, des années. Avait-il commencé à agir à la naissance du clan ? Une autre connexion se fit dans son esprit.
— Sans hirudine, Ramirez n’aurait pas pu prélever le sang de Willy Coulomb, c’est ça ?
— Qui est Willy Coulomb ?
— La victime du château d’eau, on l’a identifiée ce matin.
— C’est ça. Enfin, à peu près. Disons qu’il aurait pu le prélever, mais pas le stocker ni l’ingérer plus tard. Sans anticoagulant, le sang se serait très vite collé au récipient comme du ciment. J’ai lu le rapport médico-légal de Coulomb, donc, et le schéma de l’ensemble me semble évident : tu vides d’un côté, et tu remplis directement des poches contenant un peu d’hirudine de l’autre. Ça te permet de stocker le sang sans qu’il se dégrade.
Sharko ralentit et se gara sur le bas-côté. Il avait en tête ce que lui avait raconté Lucie au sujet du syndrome de Renfield et la soif de sang de Ramirez, mais il voulait l’avis du légiste.
— Tu sais pourquoi il avait ce besoin d’ingérer du sang ?
— Un rapport avec ses convictions satanistes ? Parce qu’il aimait ça ? Certains sont accros à son goût et s’en boivent un verre de temps en temps comme toi tu bois un verre de rouge. En fait, il y a tout un tas de raisons qui expliquent l’ingestion de sang. Ça va du fétichisme pur au vampirisme, en passant par des pathologies d’ordre psychiatrique…
Sharko se rappelait les destins sordides d’une catégorie bien précise de tueurs en série qui buvaient le sang chaud de leurs victimes. Richard Chase, Peter Kürten, de véritables vampires. Après son propre sang et celui des animaux, Ramirez avait-il éprouvé le besoin de boire du sang humain ? Un malade sanguinaire ? Comme disait le légiste, un vampire des temps modernes ?
— Je n’ai pas encore fini, Franck. J’ai observé attentivement les photos du corps de Coulomb, il y a autre chose qui m’a frappé : la manière dont Ramirez a procédé pour prélever le sang de sa victime. Il n’a rien laissé au hasard.
— Genre ?
— D’une part, il s’est attaqué à des artères et non des veines. Tu connais la différence ?
— Une histoire d’oxygène ?
— Exact. Le sang qui circule dans les artères est du sang neuf, bien rouge parce qu’il est gorgé d’oxygène. Le sang des veines est appauvri, plus sombre, l’oxygène ayant été consommé par les muscles.
— Il cherchait la qualité.
— On peut dire ça. Et, d’autre part, euh… C’est encore plus troublant et ça devrait te plaire. J’ai analysé en détail la manière dont Ramirez s’y était pris : l’incision de l’avant-bras, la sortie de l’artère radiale, la canule… J’ai fait appel à mes vieux souvenirs de fac. C’était de cette façon qu’on procédait pour les premières transfusions sanguines, au début des années 1900. La méthode de Crille… On reliait l’artère radiale du donneur à une veine du receveur. La différence de pression sanguine entre veine et artère faisait que le sang se transfusait naturellement du donneur au receveur. Comme pour des vases communicants.
Franck fronça les sourcils, pas certain de bien comprendre où Chénaix voulait en venir.
— Qu’est-ce que tu essaies de me dire ?
— J’ai ressorti le corps du frigo pour observer les avant-bras de Ramirez. J’avais constaté la présence de traces d’aiguille sur l’avant-bras gauche lors de l’autopsie, c’est notifié dans le rapport. Il n’est pas impossible que Ramirez, au lieu de boire le sang, se le soit directement injecté alors que sa victime était encore vivante.
— Bon Dieu…
— J’ai aussi comparé les groupes sanguins. Coulomb, groupe O, rhésus positif. Ramirez, groupe A, rhésus positif. Techniquement, Coulomb pouvait « donner » son sang à Ramirez sans risque de choc transfusionnel.
Sharko en croyait à peine ses oreilles. Deux hommes au sommet d’un lieu isolé. L’un attaché, torturé, charcuté, l’artère radiale sortie de sa chair. L’autre, qui enfonce dans ses veines une aiguille avec un tube relié à l’artère étrangère. Le sang qui quitte l’un pour nourrir l’autre… Puis les poches stériles qu’on remplit, les massages cardiaques, pour ne pas gaspiller la moindre goutte du précieux liquide. De la folie pure.
— Franck ? T’es toujours là ?
— Oui, je… J’intégrais tes déductions.
— Boire le sang, ce n’est pas grave, si je peux m’exprimer ainsi, mais se l’injecter, c’est une autre affaire. D’une part, il ne faut pas trop t’en injecter si tu ne veux pas basculer en surpression et te faire exploser le cœur. Ou alors, tu te saignes d’un autre côté, histoire d’évacuer le surplus, ce qui n’est pas impossible vu les cicatrices sur son corps. Enfin, je te laisse imaginer le risque d’une telle opération. Sida, hépatite, bref, tout un tas de saloperies peuvent transiter ainsi d’un corps à l’autre. Sans oublier ce fameux choc transfusionnel, qui peut provoquer de sérieux dommages à l’organisme, voire conduire à la mort en cas d’incompatibilité de groupes sanguins. Ou Ramirez aimait jouer à la roulette russe, ou il connaissait assez Coulomb pour faire à ce point confiance à son sang.
Sharko penchait pour la deuxième hypothèse. Coulomb s’était infiltré dans le milieu des satanistes et avait gagné la confiance absolue de Ramirez. Dans le clan, les hommes avaient échangé tous leurs secrets.
— T’as déjà entendu ça ? Ce genre de travers ? L’injection de sang ?
— Jamais.
Ils parlèrent encore un peu, puis Sharko le remercia et raccrocha, sonné, la tête farcie d’interrogations. Des transfusions, de vivant à vivant, en dehors de tout cadre médical. Lorsqu’il redémarra, cinq minutes plus tard, le policier n’avait qu’une seule certitude : Willy Coulomb, même pas 30 ans, avait dû vivre l’enfer sur Terre avant de lâcher son dernier souffle, le cœur vide et recroquevillé sur lui-même comme un fruit sec.
Il avait payé le prix fort pour sa trahison envers le clan.