Franck roula avec l’angoisse pour passagère. Dans ses meilleurs jours, Bellanger était un excellent flic, un perfectionniste au flair animal, qui avait bien compris le job : s’acharner sur les détails dont tout le monde se fiche. Le genre à se poser des questions sur la position d’une douille et à ne jamais lâcher une piste à laquelle il croyait, quitte à s’attirer les foudres de sa hiérarchie. Qu’avait-il découvert chez Ramirez en pleine nuit ?
Le col de son caban remonté sur son cou, Nicolas fumait près des marches quand Sharko arriva. Chaque fois qu’il le voyait, Franck avait en tête l’image du flic détruit interprété par Brad Pitt dans Seven, de David Fincher.
À droite comme à gauche, le jardin se résumait à une succession de trous et de monticules de terre, ravages du bulldozer. Sharko éteignit ses phares et jaillit de l’habitacle avec sa tête des mauvais jours.
— Ça pouvait pas attendre demain ?
— Tu commences à te faire vieux.
— J’ai surtout une famille.
— C’est vrai que t’as cette chance, ouais.
Il balança d’une pichenette sa cigarette au fond d’un trou et montra la clé de l’entrée.
— Je me suis permis de la prendre sur ton bureau.
Sharko se demanda si Nicolas était retourné à son domicile après la réunion avec Manien. Peut-être était-il resté seul dans l’open space avec une petite lumière, de la poudre au fond des narines, face aux photos du cadavre de Ramirez et à ses vieux fantômes. Franck désigna les scellés arrachés sans précaution.
— T’aurais pu faire gaffe.
— Tu te fais vraiment trop vieux. Allez, amène-toi, c’est là-haut que ça se passe.
Ils s’engagèrent dans la cage d’escalier. Le capitaine de police lui tendit une paire de gants en latex.
— En début de soirée, j’ai contacté le collègue de Chénaix, celui qui verse dans le gothique. Bon, ce que je vais te raconter est assez caricatural, mais les chats noirs sont liés à la magie occulte, aux sorcières, au mauvais sort, et surtout au satanisme. On les utilisait de plusieurs façons pour invoquer le diable lors des rituels. On les offrait en sacrifice à Satan. On les brûlait, on les mutilait. Leurs longs hurlements attiraient les démons.
— Conneries.
— Sauf pour Ramirez, visiblement, et certains groupuscules de fêlés qui doivent encore exister de nos jours. Le piercing au gland avec le symbole sataniste, ça s’appelle un ampallang, ça a surtout un but identitaire. J’ai fait des requêtes sur les termes « Pray Mev ». « Prie Mev » ou « Priez Mev ». C’est compliqué de trouver des réponses pertinentes sur « Mev », c’est trop générique, trop court, je me dis que… que c’est peut-être une divinité, un démon, ou un chef de meute.
— Mais tu n’as rien trouvé.
— Non. Une chose est sûre, même avec quatre ans de taule, Ramirez n’a jamais abandonné le satanisme. Au contraire, enfermé dans sa cellule, il s’est peut-être davantage réfugié dans les bras du sheitan. Au légiste gothique, j’ai aussi parlé de ces traînées de sang, de ces traits devant les portes. Selon lui, on retrouve ces rites de dispersion de sang dans de nombreuses traditions où l’on croit aux esprits et à la sorcellerie. On égorge des animaux domestiques, la plupart du temps des poulets, et on répand le sang devant les issues ou autour des endroits de vie. Ces barrières sont censées protéger le foyer et ses habitants des esprits malfaisants, et plus particulièrement du diable.
— OK. Admettons, Raminez a toujours été dans ce trip-là, diable et compagnie, et la prison n’a fait qu’amplifier le phénomène. Mais c’est paradoxal, ce que tu me racontes. Si Ramirez est sataniste, il ne repousse pas le diable, il l’invoque.
— Justement. Pas de barrière de sang à la porte d’entrée ni… (il s’arrêta devant une porte fermée) dans cette pièce. Il n’interdit pas au diable d’entrer chez lui, au contraire. Il le guide jusqu’à ces quatre murs.
— Au cas où le diable aurait oublié son GPS et se perdrait.
Mince sourire de Nicolas, devenu trop rare sur son visage.
— Tu te rappelles les tags de motos et de voitures sur les murs de cette pièce ? Pas vraiment l’ambiance sataniste, ces tags, tu ne trouves pas ? Avec un type capable de répandre du sang partout dans sa baraque, de tuer des chats noirs et de profaner des tombes à 17 ans, on s’attendrait plutôt à des dessins de pentacles, des croix inversées, des 666, ce genre de conneries.
Nicolas ouvrit la porte. Il avait arraché la tapisserie taguée et mis au jour une fresque démente, précise, élaborée, sur tout un pan de mur. Les dessins d’une minutie extrême avaient été réalisés à l’encre noire, non sans talent. Deux monstres ailés, velus, au museau de loup et à la langue pendante, arrachaient des femmes et des hommes à leurs familles, leurs griffes rétractées sur les bras innocents. À l’arrière-plan, un gros monstre rouge engloutissait de petites silhouettes.
— Pourquoi il a caché cette fresque derrière une tapisserie ? Qu’est-ce qu’elle représente ?
Sharko ne répondit pas, secoué de l’intérieur, fixant l’un des visages. Le petit anneau au nez, les courts cheveux bouclés, les yeux… Laëtitia Charlent se tenait là, face à lui, son bras gauche prisonnier de la main crochue du monstre le plus agressif. Il voulait l’entraîner vers le gros diable affamé.
Franck dut lutter pour ne rien dire, ne laisser transparaître qu’un vague étonnement. Laëtitia et son sourire qui avait brûlé dans les flammes ne devaient exister que dans sa tête. Si les diables l’emportaient elle, et qu’elle existait vraiment, alors était-ce le cas pour les autres personnages de la fresque ? Correspondaient-ils à de vraies personnes ?
Les deux hommes se placèrent au milieu de la pièce, dans cet espace de folie, de démence pure, de souffrance perceptible. Cet endroit, dans sa simplicité, rappelait un autel sacrificiel, un lieu de vénération du diable. Le flic ressentit une main glacée dans son dos et le long de son échine. Il frissonna. Nicolas avait vu la façon dont son collègue s’était rétracté.
— Alors tu l’as senti, toi aussi…
— Quoi ?
— Le petit courant d’air.
Nicolas lui tapota sur l’épaule.
— Viens voir.
Il se dirigea vers le fond de la pièce.
— J’ai aussi déplacé l’étagère… Exactement de cette façon. Et voilà ce qu’on trouve dessous.
Il la tira sur le côté, s’accroupit et souleva une trappe découpée dans le plancher. D’une cachette, il sortit deux cartes d’identité. La photo coïncidait avec le visage de Ramirez, mais les identités étaient « Julien Forget » et « Julien Poix ». Dates de naissance identiques. Des cartes bien imitées, mais fausses. Puis Nicolas lui tendit une grosse chaîne avec une entrave circulaire en acier, bordée de sang séché. Il hocha le menton derrière Sharko.
— Les tuyaux proches du radiateur… Légèrement tordus. Et la peinture a sauté, si tu regardes bien.
Sharko alla jeter un œil.
— Comme si quelqu’un y avait été attaché avec la chaîne.
— On dirait bien qu’il y a eu un prisonnier ici.
Nicolas présenta également une espèce de râtelier en bois qui contenait treize éprouvettes. Sharko les observa : elles étaient à demi remplies d’un liquide aussi clair et transparent que de l’eau. Il voulut en débouchonner une, mais Nicolas lui serra le poignet.
— Vaut mieux pas ouvrir sans savoir ce que c’est.
Bellanger le fixait avec gravité. Sharko reposa le râtelier devant lui. Pourquoi Ramirez l’avait-il caché avec autant de soin ? Le capitaine de police sortit aussi un long tube en carton. À l’intérieur, un calque format affiche de bus, que déroula Sharko. Rien dessus, hormis treize points faits au feutre noir et répartis un peu partout.
— Treize points qui ne veulent rien dire sur un calque, treize éprouvettes. Il y avait aussi treize scarifications en forme de bâtons sur la poitrine de Ramirez. Et quand tu comptes bien sur la fresque…
— Treize individus, emportés par deux diables vers un autre plus gros. Huit femmes et cinq hommes.
Mal à l’aise, Sharko se mit à prendre des photos avec son téléphone portable. Le trio de diables l’observait. Ils tiraient leur longue langue rouge sous leurs narines fumantes, embarquaient Laëtitia et les autres dans les ténèbres. Au fin fond de son crâne, le flic put entendre leurs rires mesquins et les hurlements de leurs prisonniers. Mev était-il ce diable rouge, deux fois plus gros et puissant que les autres, qui semblait orchestrer l’ensemble et se nourrir de chair humaine ? Où était Laëtitia ? Quel avait été son sort ? Pourquoi elle ?
Quand il en eut terminé, Sharko éteignit la lumière. La pièce sombra alors dans le noir absolu. Une obscurité malfaisante qui laissa les deux flics glacés d’effroi.