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Avec leurs mezzanines démesurées, leurs verrières futuristes, les studios en cascade et les affiches de cinéma surdimensionnées, les locaux de la Cité du cinéma ressemblaient à un morceau de Hollywood transplanté dans la banlieue nord de Paris.

Juliette Delormaux attendait Sharko au fond de la nef principale, à proximité de la reconstitution du taxi volant criblé de balles et piloté par Bruce Willis dans Le Cinquième Élément. Avec sa courte tignasse rousse, son pantalon moulant bleu et ses chaussures rouges à semelles compensées, on pouvait se demander si la jeune femme ne faisait pas partie du décor. Après quelques échanges, ils montèrent dans l’une des salles de cours de l’école Louis-Lumière et s’y enfermèrent. Delormaux posa son sac à bandoulière devant elle et s’assit sur une chaise, ses yeux interrogatifs plantés dans ceux de Sharko.

Le policier y alla franco : sans entrer dans les détails, il lui apprit que, vraisemblablement, un corps découvert le 5 septembre dans l’Yonne venait d’être identifié par leurs soins comme étant celui de Willy Coulomb. Il faudrait attendre les analyses ADN pour obtenir des réponses définitives, mais il n’y avait plus vraiment de doute possible et Sharko ne voulait pas perdre de temps à attendre.

La jeune femme peina à admettre la vérité, puis s’effondra. Il lui fallut plusieurs minutes pour retrouver ses esprits. Lorsque Sharko la sentit apte à répondre à ses questions, il entama l’interrogatoire.

— On… On s’est connus ici, il y a deux ans, à un stage que je dirigeais. Moi j’enseigne, je suis formatrice en écriture scénaristique. Willy avait déjà fait quelques scénarios pour la télé et voulait se mettre à la réalisation de courts-métrages. Ça a tout de suite bien fonctionné, nous deux. Après sa session de stage, on… on s’est fréquentés.

Elle resta immobile, scrutant ses ongles vernis de bleu.

— Assassiné… C’est horrible…

— Vous vous voyiez souvent ?

— À l’époque, oui, mais c’était déjà compliqué. Willy n’était pas parisien, il retournait souvent en province. Certains week-ends, je le rejoignais à Frontenaud, ou alors il revenait à Paris. Ça ne nous laissait pas beaucoup de temps pour nous voir. Mais c’était fort au départ. Willy avait une sensibilité à fleur de peau et pouvait passer du rire aux larmes en un claquement de doigts. Un artiste, quoi.

Sharko s’assit sur une table, face à elle. Ça faisait des années qu’il n’avait pas remis les pieds dans une salle de classe. Ils avaient beau se trouver dans un univers de technologie, rien n’avait changé : vieilles chaises en bois, tableau blanc, odeurs d’imprimerie.

— Donc, vous vous connaissez depuis deux ans. Vous vous fréquentez… Et il y a une semaine, vous avez appelé le père de Willy. Vous vous inquiétiez ?

— Willy m’a donné un coup de fil fin août. Il voulait à tout prix me voir, c’était au sujet de son projet, ce… fichu projet qui a tout brisé. Il devait venir chez moi mais je ne l’ai jamais vu. J’ai tardé à appeler son père, j’aurais dû le faire avant.

— De quel projet s’agissait-il ?

— Au départ, Willy voulait s’éloigner du scénario et se tourner vers la réalisation de documentaires car c’était un bon moyen pour tout mettre lui-même en images. Écrire, filmer, monter, maîtriser le processus du début à la fin, sans intermédiaire, sans filtres, sans Untel ou Untel pour vous dire quoi faire et comment le faire. Il était fasciné par les films les plus sombres, ceux qui franchissent parfois les limites, qui flirtent avec le documentaire extrême. Ses références, c’était Cannibal Holocaust, Schizophrenia, un film autrichien quasi introuvable d’une horreur absolue… Ou Tesis d’Amenábar, qui traite des snuffs, ces meurtres filmés… Il voulait suivre ces traces-là. Plonger dans les milieux les plus radicaux, les plus insoupçonnés de Paris pour en tirer un documentaire qui glacerait d’effroi les spectateurs.

— Par milieux radicaux, vous entendez…

— Le sadomasochisme, les clubs déviants, la magie noire, le satanisme… Ce genre de dérives. Il voulait savoir jusqu’où les initiés étaient capables d’aller. Vous savez, les sacrifices, les rituels, toutes ces légendes urbaines qui circulent mais que personne ne voit jamais et qui, pourtant, doivent exister… Il s’est loué un petit appartement à Paris, rue d’Abbeville, pour être plus souvent présent ici. On se voyait pas mal au début de ses recherches puis… puis ça s’est dégradé au fil du temps. Il a fini par me faire comprendre que ce serait mieux si on s’arrêtait là.

— Vous savez pourquoi ? Il vous racontait ses découvertes ?

— Non, rien. Vous savez, les scénaristes, les réalisateurs ont toujours cette frayeur qu’on leur vole leurs idées. Willy ne me parlait pas de ses recherches, c’était son territoire secret, et je le respectais. Mais je voyais bien que… qu’il était sur un truc sérieux. La fatigue, l’amaigrissement, les tatouages, de plus en plus nombreux et de plus en plus sombres. Et son excitation, cette flamme qui brûlait dans ses yeux.

Sharko lui montra les photos de la croix, les scarifications, les piercings. Elle acquiesça.

— Je les ai vus, mais à ce moment-là, il n’avait pas encore ce genre d’atrocités sur son corps, c’est arrivé plus tard, laissez-moi finir.

— Je vous en prie.

— Un jour, il a rompu, comme ça, sans explication. Il ne voulait plus me voir. Mais moi, je n’arrivais pas à tourner la page, j’étais amoureuse. Deux mois après notre rupture, je suis retournée rue d’Abbeville. Je voulais comprendre, et même, pourquoi pas, l’aider s’il en avait besoin. Je me disais que… que ça pourrait repartir, nous deux, vous comprenez ?

Sharko hocha la tête en silence.

— Mais l’appartement était occupé par quelqu’un d’autre. Willy avait déménagé sans me le dire. Son numéro de téléphone avait changé. Je ne voulais pas lâcher l’affaire. Je me suis rapprochée de ses voisins de Frontenaud, je leur ai demandé de m’informer du retour de Willy en Bourgogne. Je savais qu’il passait encore du temps là-bas pour écrire ou se ressourcer — cette maison, c’était son centre vital. Quand il y est réapparu, en août dernier, les voisins m’ont prévenue, et j’y suis allée.

— En août, vous dites. Vous vous rappelez la date ?

— Le… 4. Oui, le 4 août. Ce jour-là, Willy était enfermé dans son bureau, avec son ordinateur. Il écrivait sans s’arrêter, torse nu, en slip, shooté à l’héro jusqu’à la moelle. Très amaigri. Il n’était plus que l’ombre de lui-même, un fantôme…

Elle fixa le ciel par une fenêtre, en silence, puis revint à la conversation.

— Il y avait ces mots gravés dans la chair de son dos. Blood, Evil, Death… Sang, diable, mort… Tellement morbide. Aussi la croix sous le pied, comme vous m’avez montré… Ce « Pray Mev ». Quand il m’a vue, il est devenu comme fou, il voulait être sûr qu’on ne m’avait pas suivie. On lisait la peur au fond de ses yeux. La vraie peur, je vous jure. Il tremblait, délirait. Je ne le reconnaissais pas.

Sharko prenait des notes, tandis qu’elle essuyait ses larmes avec un mouchoir en papier. Coulomb sentait déjà le danger qui pesait sur ses épaules et s’était réfugié en Bourgogne, chez ses parents.

— J’ai cherché à comprendre, je voulais l’aider, répéta Juliette… Il m’a dit qu’il avait quitté Paris, qu’il devait se cacher. Que personne ne devait être au courant qu’il avait cette maison… Qu’il m’expliquerait bientôt, qu’il était presque au bout de son enquête, qu’il lui fallait encore creuser une piste, une ultime piste. Que, si elle était avérée, alors… alors on serait face à la plus grosse monstruosité qui puisse exister. Un truc qui métamorphoserait définitivement le monde.

La métamorphose. Ramirez aussi avait employé ce mot. Sharko était accroché à ses lèvres comme une moule à son rocher.

— Quelle piste ?

— Un truc très étrange. Oh, il ne me l’a pas dit ouvertement, il restait secret, mais j’ai vu les billets de train, les nombreux articles de l’accident posés sur son bureau…

— Quel accident ?

— Ça s’est passé à l’Océanopolis en mars dernier. Vous avez entendu parler de ce plongeur qui s’est fait dévorer par des requins ?

Le flic secoua la tête. Elle poursuivit :

— Un type d’une quarantaine d’années, un plongeur, s’est volontairement ouvert la paume de la main dans un aquarium du centre et il a attendu là, au fond de l’eau, que les squales le dévorent. D’après les observateurs, il était d’un calme olympien. Ça a eu lieu sous les yeux du public. Des hommes, des femmes, des gamins ont assisté au massacre. Certains ont même filmé la scène dans son intégralité. Les vidéos du carnage circulent encore sur Internet, on les trouve en fouillant un peu. Je les ai visualisées, c’est… indescriptible.

Sharko sentit une connexion s’établir : cette scène lui évoquait quelque chose dans sa composition, sa dramaturgie, mais il était pourtant sûr de ne jamais avoir entendu parler de cette histoire de requins.

— Pourquoi Willy est allé fouiner là-bas ? Je n’en sais rien. Quel était le rapport avec les milieux radicaux de Paris, avec les satanistes ou autres espèces de groupements extrêmes sur lesquels il semblait enquêter ? Et en quoi cela constituait-il une ultime piste ? Impossible de savoir.

Ses yeux exprimaient un trop-plein de regrets.

— C’est… C’est la dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles. Jusqu’à ce coup de fil de désespoir d’il y a trois semaines… Et votre présence, aujourd’hui, pour…

Une profonde inspiration lui permit de retenir une nouvelle décharge émotionnelle. Sharko lui laissa le temps de se reprendre, puis lui montra une photo de Ramirez.

— Est-ce que vous connaissez cet homme ?

— Non.

— Il vous a parlé de la signification de « Pray Mev », tatoué sous son pied ? De l’existence d’un groupe sataniste ?

— Non, non. Je vous le dis : je ne sais rien. À partir du moment où Willy a mis les pieds là-dedans, il a verrouillé sa vie et s’est coupé de tout. Il est devenu un loup solitaire.

Le flic ne lâcha pas l’os. Il fit glisser d’autres photos devant lui : celles du bureau de la maison de Frontenaud.

— Quelqu’un a pénétré par effraction dans la maison de ses parents, le soir de sa mort. Quand son père est rentré de Floride deux jours plus tard, il a signalé aux gendarmes que rien d’important n’avait été volé, il y avait pourtant des objets de valeur dans la demeure. Regardez bien. Est-ce que vous pensez que quelqu’un est entré dans le bureau de Willy pour y dérober quelque chose ?

Elle observa les clichés avec attention, puis les reposa devant elle.

— C’était vrai que tout était bordélique dans son bureau, peut-être même à ce point-là. Mais Willy menait aussi ses recherches depuis cet endroit et il n’était pas vraiment du genre organisé. Ça ne l’empêchait pas de savoir où il allait. Normalement, vous auriez dû retrouver des bouquins sur le satanisme, sa documentation peut-être. Et j’y pense, vous avez son ordinateur ?

Sharko secoua la tête.

— Je sais qu’il stockait ses données sur un serveur distant. Peut-être qu’il y a transféré toutes ses recherches ? À l’époque, il l’utilisait ici, au stage. Mais ça remonte à deux ans et…

— Et vous avez l’adresse du serveur ?

— Je crois. On n’efface jamais les historiques des navigateurs. Ça remonte à un bail, mais… Laissez-moi jeter un œil. Il était installé là-bas, à ce poste. Le parc informatique n’a pas été changé depuis…

Elle se dirigea vers l’ordinateur en question et se mit à pianoter plusieurs minutes. Son visage se crispa.

— Oui, elle est là, tout au fond de l’historique du navigateur. Je connais son nom d’utilisateur, c’est wCoub1987, avec le « C » en majuscule. Par contre, le mot de passe, je n’en sais rien du tout.

Sharko nota toutes les informations sur son carnet.

— Nos experts devraient réussir à le trouver.

Il allait ranger les photos quand elle posa sa main sur l’une d’elles.

— Attendez. Les tableaux…

Elle pointa l’un des coins du bureau.

— Quand j’y suis allée en août, il y avait trois ou quatre des tableaux étranges posés les uns à côté des autres, contre ce mur. Je m’en souviens… Quand j’ai demandé ce que c’était, d’où il les tenait, il m’a dit de ne pas me mêler de ça.

— Et vous vous rappelez ce que ces tableaux représentaient ?

— Je… Je ne sais plus vraiment. Je crois que… oui, sur l’une de ces toiles, il y avait une femme devant un crocodile. Puis… des têtes coupées, suspendues à des arbres. C’était assez grossier, comme des peintures rupestres.

Une étincelle sous le crâne : Sharko comprit pourquoi l’image du plongeur face aux requins lui avait parlé. Il avait vu ce genre de scène — l’homme défiant l’animal — quelques jours plus tôt. Ces fameux tableaux disparus, les techniciens de l’Identité judiciaire les avaient remontés de la cave de Ramirez.

Sharko se leva et rangea son carnet.

— On va vous convoquer au 36. Vous raconterez tout de manière plus officielle, d’accord ? Et ne parlez de cela à personne, n’appelez pas le père, on est juste en train de le mettre au courant.

Il lui donna une carte de visite, la remercia et regagna sa voiture. Pourquoi Ramirez avait-il dérobé ces tableaux ? Sur quoi le jeune homme avait-il mis le doigt ?

Dans l’habitacle de son véhicule, Sharko chercha les vidéos du carnage sur Internet et en dénicha une. Il s’efforça de la visualiser. Sept mille six cent quatre-vingt-dix-huit vues. Mon Dieu… Il avait déjà vu pas mal d’horreurs dans sa vie, mais là, cet homme qui se faisait mettre en pièces par des requins… Que lui était-il passé par la tête ? Pourquoi choisir cette façon abominable de mourir ?

Il reprit la route, secoué, direction le sud de Paris. En chemin, il contacta le service de la cybercriminalité et transmit les informations fournies par la jeune femme. Il faudrait cracker le mot de passe, ce qui pouvait prendre du temps, mais avec à la clé peut-être l’ensemble des recherches de Coulomb. Il raccrochait à peine quand il reçut un coup de fil. Nicolas…

— Franck, ça m’est venu devant le bulletin météo du 13 heures : les villes sur la carte de France ! Des points sur une carte ! Je crois que j’ai trouvé à quoi sert le calque. T’es au 36 ?

— Non, je vais chez Ramirez. Un truc à vérifier. J’ai pas mal de nouveau de mon côté.

— Je m’habille, je file au bureau prendre le calque et je te rejoins chez Ramirez, c’est justement là-bas que ça se passe. Prie pour que j’aie pas raison…

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