Clignancourt, boulevard Ornano, du côté du pont, sous le périphérique. Une espèce de quartier fourre-tout où se mêlaient bobos, petite délinquance, contrebande, contrefaçons, vol à la sauvette, mendicité. Un lieu haut en couleur toujours encombré, un vrai goulot d’étranglement pour les véhicules où les règles du code de la route n’existaient que pour les chiens. Les flics voulurent se frayer un chemin à grand renfort de deux-tons dans cet enfer de tôle et de coups de klaxon, mais c’était peine perdue : même la police ne faisait pas autorité. Ils se garèrent plus loin en catastrophe, avec le carton de police bien en évidence au-dessus de la boîte à gants.
Magic Tatoo se résumait à une façade noire entre deux immeubles, pas loin du croisement entre les rues Paul-Bert et Jules-Vallès, à Saint-Ouen. Une poignée de bijoux en vitrine, des photos de tatouages plutôt sombres et torturés. Plus loin s’affichaient trois mots, les uns sous les autres : « Piercing, tatouages, scarifications ».
9 h 33. La boutique venait à peine d’ouvrir.
Sharko poussa la porte. Une sonnerie aux faux airs de thrash metal leur agressa les tympans. L’intérieur ressemblait à une espèce de saloon pour bikers en Harley. Cadres avec des têtes de mort, crânes d’animaux à cornes, cartes à jouer géantes, avec des têtes de bouc à la place des visages. Derrière le comptoir se côtoyaient des modèles de tatouages réalisés sur des corps pris sous tous les angles. Robillard désigna une feuille scotchée, écriture manuscrite.
— « Pour la pose de crocs, contactez le patron. » Ils se mettent des crocs, maintenant, pire que des clébards. Mais où on va, là ? Où on va ?
En parlant du patron… Florent Layani, c’était son nom, asperge aux longs cheveux noirs, tatoué jusqu’à la base du cou, traînait le pied depuis l’arrière-boutique. L’air las — une vraie gueule de lendemain de fête —, il leur adressa un pâle bonjour et se cala derrière son comptoir.
— Y veulent quoi, les messieurs ?
De gros plombs pendaient aux lobes de ses oreilles, qui ressemblaient de ce fait à des tartines de pain déformées. Layani avait scanné Sharko et vite compris que l’homme en costume-cravate ne venait certainement pas se faire tatouer une Vierge sur le sexe. Peut-être pour l’autre musclé, derrière ? Franck la joua plutôt mystère.
— Niveau croix religieuse, qu’est-ce que vous proposez ?
Le propriétaire des lieux hésita, surpris par cette requête si matinale, sortit un album d’un casier et le poussa devant lui.
— C’est comme entrer dans un pub écossais et demander ce qu’ils ont comme whisky. Le tatouage croix est l’un des plus répandus, il y a tout ce que vous voulez. Catholique bien sûr, celtique, tribale, gothique, égyptienne.
Le flic feuilleta en vitesse les différents types de tatouages proposés, avec cette apparente nonchalance des grands fauves.
— Et niveau satanique ? Je ne vois rien.
Layani le fixa soudain avec une méfiance de vieux renard. Il prit l’album et le retourna simplement.
— Voilà.
— Le monsieur fait dans l’humour, releva Robillard.
Sharko ne se priva pas d’un sourire mais décida de changer de braquet. Il posa sa carte sur le comptoir, ainsi qu’une photo.
— On te laisse jeter un œil. Après, on discute.
Le tutoiement s’imposait. Le tatoueur prit la photo de Ramirez en pose devant sa moto et la lorgna. Sa bouche était fine et immobile, ridicule trait rose sur un visage tout en arêtes. Néanmoins, un spasme presque invisible agita sa lèvre supérieure. Il repoussa la photo vers le flic. Robillard faisait le tour du propriétaire, intéressé par les tatouages.
— Je devrais peut-être me faire une pin-up, un jour, sur le biceps. T’en penses quoi ?
— Pas bon. Un jour, t’auras moins de muscles, et elle se transformera en Mère Denis.
— Qu’est-ce que vous voulez, bon sang ?
— Parle-nous de lui.
Florent Layani plaqua ses deux mains à plat sur le comptoir, pitbull en position d’attaque.
— J’ai rien à dire sur lui. Un client comme un autre.
Sharko balança cette fois une autre photo de Ramirez, en version cadavre mutilé. Le chevelu mal réveillé grimaça à la vue des sangsues au bord des plaies.
— Comme tu vois, il n’est pas vraiment un client comme les autres.
D’abord figé, Layani finit par secouer la tête.
— Il est bien mort, ouais, on peut pas le nier. Mais ça me concerne pas, j’ai rien à vous dire. Ce type, je le connais pas.
Robillard resta en retrait, conscient que Sharko n’était pas d’humeur. Le spectacle allait en valoir la chandelle, surtout que la grosse veine commençait à apparaître au milieu du front de son collègue.
— Tu lui as percé le gland avec une tige qui finit en tête de bouc, scarifié le dos avec trois mots, Blood, Death, Evil, et tatoué une croix religieuse inversée sous le pied gauche pour que, tous les jours, il emmerde Dieu…
Franck dévisagea le tatoueur.
— Tu me dis encore une fois non, et on te traîne jusqu’au 36 en te tirant par les gros plombs de canne à pêche qui pendent à tes oreilles.
Layani comprit que son interlocuteur ne plaisantait pas, se précipita vers l’entrée de sa boutique et retourna la pancarte « FERMÉ ». Il revint d’un bon pas et plaqua la carte tricolore sur le torse du policier.
— Remballez ça. Vous n’auriez pas dû venir ici, bordel ! Je veux surtout pas de pépins avec ces gars-là.
Ces gars-là… Sharko sentit la vibration au fond de son ventre. Trois certitudes : d’une, ce croque-mort avait bien fait les scarifications et le tatouage de la croix inversée à Ramirez. De deux, Ramirez n’agissait pas seul, un ou plusieurs autres diables œuvraient à ses côtés. Et de trois, le gaillard mourait de frousse. Robillard s’approcha.
— Accouche.
— Je sais rien d’eux, d’accord ? Ni qui ils sont ni comment ils s’appellent. Il y a ce type de la photo, là…
— Ramirez.
— Si vous voulez. Il venait, lui ou un autre gus, mais ils débarquaient jamais en même temps. Ils étaient toujours accompagnés par d’autres mecs : des nouveaux chaque fois, à tatouer ou à scarifier selon le même rituel.
— Tu veux dire que les deux hommes, Ramirez et un autre, jouaient les accompagnateurs ?
— Accompagnateurs, ouais, on peut dire ça. Mais ça avait rien à voir avec des airs de colo de vacances.
— Et le rituel, en quoi il consistait ?
— Pour les petits nouveaux, ça commençait toujours par les scarifications dans le dos. Blood, Death, Evil. Même endroit, même ordre, chaque fois, c’était très précis. Puis l’accompagnateur et le nouveau revenaient trois ou quatre semaines plus tard pour la perforation du sexe avec l’ampallang. Et, après plusieurs semaines, une croix inversée au pied gauche, marquée du terme « Pray Mev ». C’était la dernière étape. Après ça, le nouveau, je le revoyais plus.
Le flic songea à des cercles initiatiques. Pour obtenir la croix sous le pied et faire définitivement partie du clan Pray Mev, il fallait franchir des étapes qui prenaient du temps. Un moyen de s’assurer de la fidélité et du dévouement des disciples.
— Pray Mev, c’est quoi ? demanda Robillard.
— J’en sais rien. Vous ne trouverez pas cette croix dans mes catalogues, c’est leur modèle à eux, leur sigle. Je le reproduisais, ils me payaient en liquide, c’est tout. Rien d’illégal là-dedans.
— Ces nouveaux, c’étaient des hommes ?
— Que des hommes, oui. Des jeunes, je sais pas, la vingtaine. Il y avait pas mal de mecs sortis des banlieues, je sais les reconnaître, ces types-là. Leurs fringues, leurs manières…
Sharko pensait à Mélanie Mayeur. Rien de tout ça pour elle. Elle n’appartenait pas au cercle.
— Ils constituaient un groupe satanique ?
— Vu ce qu’ils demandaient, faut pas sortir de Saint-Cyr pour le deviner.
Le flic montra une autre photo, celle du cadavre du château d’eau.
— Et lui ? Il est venu chez toi ? On l’a découvert il y a trois semaines dans l’Yonne. Pas frais, mais regarde la tache à son cou. T’es tatoueur, t’as forcément dû faire gaffe à ça. Est-ce que ça te parle ?
— C’est l’hécatombe, votre truc. Je… Écoutez, j’ai pas envie de…
Sharko agita avec nervosité la photo devant lui.
— Ne nous fais pas perdre notre temps. Ça te parle, oui ou non ?
— Ouais, cette tache à la gorge, je me rappelle, tu m’étonnes, on dirait une carte de la Russie. Il est bien venu plusieurs fois. D’abord tout seul pour se faire tatouer les bras. Ça remonte à… au moins un an et demi. Il se rencardait sur les satanistes, il posait des questions.
— C’était un journaliste ?
— Dans ce genre-là, ouais. J’étais pas le premier tatoueur qu’il contactait, il faisait un peu le tour des boutiques du coin. J’ai été sympa, je lui ai filé une adresse où on pouvait en croiser de temps en temps, des satanistes. Le B&D Bar. C’était le meilleur moyen de les approcher, au fin fond d’un cachot ou dans une backroom bien humide, là où on vous pose pas trop de questions, si vous voyez ce que je veux dire…
Franck et Pascal échangèrent un rapide regard. Le B&D Bar, là où Ramirez avait rencontré Mayeur.
— Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?
— Il est revenu peut-être six ou sept mois plus tard, accompagné par… ce Ramirez. Et… je me souviens bien, il avait eu une réaction bizarre en entrant, il a fait les gros yeux et posé vite fait son index devant ses lèvres. J’ai compris que je devais la fermer, et pas dire un truc du genre : « Ah, c’est vous le mec qui voulait rencontrer des satanistes, l’autre fois ? » De toute façon, j’avais tout intérêt à ne pas trop la ramener, moi non plus. Je voulais pas me frotter à ces gars-là.
Sharko commençait à entrevoir un scénario possible. L’anonyme du château d’eau cherche à se rencarder sur les satanistes, il parcourt plusieurs boutiques de tatouages, se met à fréquenter le B&D Bar, s’infiltre, rencontre Ramirez, gagne sa confiance, au point qu’il revient ici, six mois plus tard, pour franchir les étapes d’appartenance au clan. Les scarifications, le piercing, l’ultime tatouage sous le pied… Problème : il finit par être démasqué. Il est torturé dans le château d’eau pour cracher tout ce qu’il sait, puis assassiné. On gomme tous ses signes d’appartenance au clan pour éviter que les flics ne se mettent à enquêter sur Pray Mev.
— Les « nouveaux » et leur accompagnateur se connaissaient bien ? Des amis ?
— On pouvait pas dire que c’était la joie. Pendant que moi je faisais le boulot sur les nouveaux, Ramirez ou l’autre accompagnateur restait derrière. Pas un mot d’échangé, rien. Quand je voulais nouer la conversation, on me répondait pas. C’était aussi silencieux que dans une morgue, ici.
— Parle-nous du deuxième homme, l’autre accompagnateur.
— Il causait pas, le mec. Des cheveux bruns ou gris, ça dépendait, peut-être qu’il faisait des colorations, et assez courts. J’ai jamais vu ses yeux, il portait toujours des grandes lunettes de soleil. Je sais pas quel âge il avait. Assez âgé quand même, la cinquantaine, je dirais. C’est dur à dire vu la taille des verres fumés. Mais il avait des rides au front bien parallèles, et bien profondes, comme s’il s’était fait labourer la tronche par une charrue.
Sharko jura intérieurement, à cause des lunettes, c’était cuit pour le portrait-robot.
— Pourquoi t’as peur d’eux ?
— Je vous l’ai dit : parce qu’ils me parlaient pas, ils parlaient pas non plus entre eux. Ils entraient sans rien dire, froids comme des plaques mortuaires. Ces deux types me fichaient vraiment les jetons, surtout l’autre avec ses lunettes et ses rides. Pas le genre à emmerder. Fallait juste que je fasse le job. Pas de questions. Croyez-moi, je me suis rencardé dans le milieu pour essayer de savoir qui ils étaient. Mais Pray Mev, personne connaît, ils se mêlent pas aux autres. Des invisibles…
Layani inclina la tête, ses plombs s’agitèrent. Sharko se demanda si ses oreilles n’allaient pas tomber par terre.
— … Vous savez, quand je scarifie ou que je perfore, il y a toujours une forme de peur, d’angoisse dans le regard des clients. Surtout quand on touche aux zones sensibles comme le sexe. Pas eux. Pas eux, putain. Imperturbables comme la mort.
— Combien de fois ils sont venus ? Depuis quand ?
Il haussa les épaules.
— Bah, je sais plus. Je dirais que ça a commencé il y a trois ans. D’abord le mec aux lunettes de soleil… Puis Ramirez. Ils ont demandé les scarifications, les croix sous les pieds. C’est après ça qu’ils ont commencé à venir avec les nouveaux.
La naissance du clan, songea Sharko. Il rebondit avec d’autres questions :
— Combien de fois sont-ils venus depuis le début ? Combien de types tatoués et scarifiés en trois ans ?
— J’en sais rien… Je dirais une quinzaine… Peut-être plus ?
Aucun doute : Ramirez et l’homme aux lunettes bâtissaient une armée de l’ombre, qui grossissait depuis des années. Dans quel but ?
— C’était quand, la dernière fois ?
— Je les ai pas vus depuis la fin juillet. Et c’est tant mieux. Je sais pas s’ils se pointeront encore ni quand (il hocha le menton vers la poche de Sharko), enfin, lui, il viendra plus, c’est sûr…
Et le type aux lunettes non plus, Sharko le savait. Les morts successives de l’inconnu du château d’eau puis de Ramirez avaient dû provoquer pas mal de remous dans leur groupe.
— … Les satanistes, c’est pas ce qui manque, vous en trouverez sur n’importe quel forum Internet, poursuivit le tatoueur. Ils se cachent pas, en réalité, j’en tatoue régulièrement. Les mecs s’affichent, le revendiquent. Le maquillage, les piercings partout, le black metal à fond dans les oreilles, les 666 imprimés sur la verge. Ils ont que des noms comme King Diamond ou Anton LaVey à la bouche quand ils viennent ici. Mais ceux dont vous parlez, ils étaient pas pareils. De vrais taiseux. Certains étaient des jeunes en rupture, bien haineux, ça se voyait dans leurs yeux. Je savais que ça puait le truc pas clair, mais que voulez-vous que je fasse ?
Sharko se rappelait les propos de Lucie, le soir de la mort de Ramirez. La façon dont il s’était jeté sur elle, son regard imperturbable, glaçant comme celui d’un serpent. Animé de la farouche volonté de la tuer. Il parla de Mélanie Mayeur, mais Layani ne lui apprit rien. Cependant, contrairement aux autres, Mayeur avait morflé et crié au moment des scarifications, ce qui confirmait ce que pensait Sharko : elle n’appartenait pas au clan. Juste une distraction pour Ramirez ? La témoin de sa folie ? Un défouloir sexuel entre deux meurtres ?
Qui étaient tous ces gens qui venaient se faire marquer comme des bêtes ? Le tatoueur parlait de jeunes de banlieue. Des types sans repères, furieux, facilement récupérables par le biais idéologique. Sharko pensa aussi aux deux diables de la fresque cachée de Ramirez, qui amenaient les kidnappés vers le gros diable rouge glouton de l’arrière-plan. Pourquoi ? Quel sombre lien unissait tous ces individus passés entre ces murs ? S’il s’agissait d’un groupuscule extrémiste ou d’une secte, quel en était le but ?
Les flics posèrent encore des questions et décidèrent qu’il serait intéressant de profiter des dernières heures de garde à vue de Mayeur pour la confronter au propriétaire de Magic Tatoo. Sous pression, l’homme « accepta » de fermer boutique et de les accompagner au 36.
Une fois dans les locaux du Quai des Orfèvres, Robillard s’occupa de Florent Layani, tandis que Franck fit un point rapide à l’équipe et Manien : si Ramirez était bel et bien mort, il restait au moins un autre diable, le type aux lunettes de soleil et aux rides profondes. Il parla des allers et retours avec les « nouveaux », des différents niveaux de marquage : les scarifications, le piercing, puis le tatouage sous le pied, qui signait sans doute l’appartenance définitive au groupe Pray Mev.
La sonnerie du téléphone de Jacques mit un terme à leur réunion. Manien partit rejoindre Robillard. Quand Levallois raccrocha, il serra le poing.
— J’ai quelque chose !
Franck et Lucie levèrent la tête.
— Il y a eu un truc un peu sorti de l’ordinaire ces derniers temps dans le coin de Louhans. L’effraction d’une maison individuelle dans un village à dix bornes de la ville où Ramirez a fait le plein d’essence. Ça s’est passé dans la nuit du 31 août au 1er septembre.
La nuit de la mort dans le château d’eau. Tout s’accélérait, et Sharko ignorait s’il fallait prendre cela comme une bonne nouvelle. Cette piste qui s’ouvrait n’allait-elle pas leur nuire ? Jacques se leva, alla à l’imprimante puis vint poser sur le bureau de son collègue l’impression couleur d’un visage.
— Je te présente Willy Coulomb, 29 ans. C’était sa baraque. Enfin, celle de ses parents, pour être plus précis.
Il s’agissait d’un jeune homme brun aux yeux bleus qui captaient la lumière, avec cette marque caractéristique à la gorge qui ôtait toute forme de doute.
Les flics tenaient devant eux la proie du château d’eau.