Lucie était assise sur le canapé du salon, le sac à scellés contenant la douille Speer crachée par son arme entre ses mains.
— Alors ça y est, tu l’as fait ?
Sur le fauteuil, en face, Sharko rajoutait avec soin la marque Luger dans son procès-verbal de constatation, là où il avait laissé un espace. D’ici à quelques heures, il ferait rédiger ce rapport à l’ordinateur et le validerait avec sa signature et le tampon Marianne à numéro unique, propre à chaque procédurier. Ce PV, ce serait la pierre fondatrice de toute leur enquête, le document de confiance, établi par un officier de police judiciaire assermenté. La Bible, en quelque sorte, qu’on pourrait même ressortir dans dix ou vingt ans.
Un vrai mensonge sur papier.
— Ni vu ni connu. J’ai déjà déposé les scellés quai de l’Horloge. Les différents éléments vont se répartir entre les services, comme d’habitude. Ça s’est passé encore mieux que prévu à la cave. La douille Luger et la balle du pistolet de Ramirez sont entre les mains d’un balisticien, qui va définir que ces deux parties sont issues de la même arme que personne ne retrouvera jamais, puisque le P30 repose au fond de la Seine. Tout ce qu’on pourra déduire, c’est que l’assassin a tué Ramirez avec un 9 mm qui peut être de n’importe quel modèle.
— Et les photos du scellé tirées à la cave ? Elles montrent bien la marque Speer de ma douille, non ? Comment tu as fait ?
— Je les ai supprimées puis, dans notre garage, j’ai changé l’heure de l’appareil photo de façon à la faire coïncider avec celle indiquée sur le PV, et j’ai photographié la douille Luger sur fond neutre comme je l’avais fait à la cave. C’est aussi simple que ça.
Franck vint s’asseoir à côté de sa compagne. Il la sentait sur le fil, à voir ses grands yeux bleus fixer le sachet comme s’il contenait le pire virus de la planète.
— Tout est verrouillé, Lucie. Le fait que cette douille photographiée et scellée ne soit pas une Speer nous blanchit complètement. Ton chargeur contient dix munitions, il n’en manque pas une. Chez Ramirez, les techniciens ont relevé des empreintes digitales qui ne peuvent être les nôtres, puisqu’on portait des gants. Avec le bordel, ils n’ont rien pu prélever d’intéressant autour du corps. Il n’y aura pas de recherche d’ADN étranger.
Lucie déchira le sac plastique et récupéra sa douille, qu’elle poussa à plusieurs reprises de l’index droit au milieu de sa paume gauche, comme une souris jouant avec un morceau de fromage.
— On a trouvé des choses bizarres chez Ramirez. Des sacs de chaux vive, des traces de sang partout au rez-de-chaussée et à l’étage. Mais pas comme sur une scène de crime, c’était plus… contrôlé, comme si on avait volontairement répandu ce sang à la plupart des issues. Dans la matinée, on va ratisser son jardin. J’ai la quasi-certitude qu’on va y trouver quelque chose. J’ignore ce que Ramirez fichait dans sa cave, mais c’est pas clair. Tu n’as pas tué un saint.
Lucie voyait encore la fureur de Ramirez penché sur elle pour l’étouffer. Elle se tourna vers son compagnon et le serra dans ses bras.
— Il avait le visage froid, pas même surpris ou apeuré. Il n’a pas cherché à me questionner. Non, il a juste voulu me regarder mourir. T’aurais vu ses yeux, Franck !
— C’est du passé, maintenant.
— Tu t’es mis en danger. T’as fait tout ça pour moi.
Sharko ferma les yeux et la caressa dans le dos. Il était à plat, épuisé nerveusement et physiquement.
— Je l’ai fait pour notre famille. Parce qu’on ne mérite pas ça, tu comprends ? Ce qui s’est passé, cette nuit… ça ne fait pas moins de moi le père de mes enfants. Ni de toi la mère dont ils ont besoin. Les secrets sont lourds à porter, mais la culpabilité l’est davantage, elle est pire que l’acide. Et on ne la laissera pas ronger notre famille.
Lucie acquiesça.
— Je sais… Elle est humaine.
— Il y a autre chose que je dois te dire. Je crois que Ramirez n’était pas seul dans la maison hier.
Lucie s’écarta, sous le choc.
— Une fille était menottée aux montants du lit. Elle a vraisemblablement tiré le lit en silence, réussi à récupérer la clé des menottes et à s’enfuir en catastrophe par une fenêtre, parce qu’elle a laissé ses bas, son soutien-gorge et même une chaussure. Vu le genre de menottes et le sang sur les draps, elle a dû morfler. Qu’est-ce qu’elle a vu ? Entendu ? Quand s’est-elle enfuie ? Impossible de le savoir. Elle court dans la nature.
— Mon Dieu…
— Si elle n’a rien dit et qu’elle n’a pas prévenu la police, c’est qu’elle a peur, d’accord ? Ou qu’elle a des choses à se reprocher : elle était forcément au courant pour le chat dans sa cage, vu les miaulements. Je vais suivre ça de près, je ne lâche rien. Toi, tu vas devoir te coller à l’autopsie avec Nicolas. Affronter le corps plutôt que le fuir, c’est la meilleure solution.
Si Sharko vieillissait et que l’âge fatiguait son visage, son regard, lui, demeurait toujours aussi franc et volontaire.
— Tu vas voir que j’ai fait des choses pas belles au cadavre, mais c’est pour l’éloigner encore plus de ce que nous sommes au fond de nous. On va tromper tous ceux qui chercheront à comprendre. Je sais que c’est compliqué, mais sois toi-même, Lucie. Quand tu te trouveras en salle d’autopsie, réagis comme tu le ferais pour n’importe quelle affaire. Garde une distance froide, procédurale. Dis-toi que ce n’est qu’un cadavre de plus. D’accord ?
— Je vais essayer.
— Tu ne vas pas essayer. Tu vas le faire. Promis ?
— Promis.
— Tu constateras que Nicolas n’est pas au mieux de sa forme. Il s’est évanoui sur la scène de crime. Je crois que c’est à cause de ces merdes qu’il prend, de son manque de sommeil. Tout ça, ça lui déglingue la santé.
— On n’a pas la preuve qu’il se drogue.
— Un mec qui ne dort quasiment jamais, qui s’isole, qui n’en fait qu’à sa tête quand ça lui chante, il n’y a pas trente-six explications. Il tient avec de la coke… Et puis ses petits réflexes au niveau des narines, ses reniflements.
Il marqua un long silence, l’air désolé, et bâilla.
— En tout cas, moi, faut que je dorme trois ou quatre heures, je ne tiens plus debout. Ensuite je passerai chez ta tante avant de retourner chez Ramirez pour la fouille du jardin.
— Ma tante ? Non, j’aimerais être là, je…
— Vaut mieux agir séparément pour le moment, ça va être chaud dans les journées à venir, et on doit rester très prudents. J’ai réfléchi à ce qu’il fallait lui dire : la meilleure solution, c’est de lui avouer que tu t’es bien impliquée comme elle t’avait demandé, que tu es entrée chez Ramirez pour vérifier certaines choses, mais qu’il était déjà mort. Qu’il y a une enquête en cours menée par nos propres services mais que, évidemment, personne ne sait que tu as pénétré dans sa maison de manière illégale. Qu’elle doit garder le secret absolu sur les activités de ton oncle au cas où un quelconque lien serait fait, pour ne pas te mettre en difficulté. Ça va la responsabiliser, la rendre fautive vis-à-vis de toi, mais c’est ce qu’il y a de mieux à faire. On se garantit ainsi son silence.
Sharko lui prit la douille des mains.
— On a fait le plus dur, Lucie. Ne te reproche rien, d’accord ? On cache tous des squelettes au fond de nos placards, on apprend juste à vivre avec. Tu ne seras pas la première, ni la dernière.
Une étrange lueur traversa ses pupilles, et Lucie vit ses lèvres trembler, comme s’il s’apprêtait à lui confier un secret et qu’il se retenait en même temps. Elle l’interrogea des yeux, il secoua la tête.
— Ce type a cherché à te tuer, tu n’avais pas d’autre possibilité. Tu as sauvé ta peau. La seule chose que je regrette vraiment, c’est que tu ne m’aies pas parlé de cette histoire avant que tout ceci arrive.
Il l’abandonna, et Lucie resta là, à méditer. Pourquoi avait-il évoqué ces squelettes dans le placard ? Pourquoi ce regard, ces tremblements au bord de ses lèvres ? Qu’avait-il cherché à lui confier dans l’un des moments les plus terribles de son existence ?
Elle se glissa dans la chambre de ses enfants endormis. Elle aimait les observer de cette façon, en silence, leurs mains potelées posées de part et d’autre de la tête, comme s’ils voulaient attraper la planète tout entière. Ils poussaient si vite, dans un monde d’une telle violence. Qui les protégerait, si elle ou Franck disparaissait ? Qui les aiderait à grandir ?
Elle partit se doucher sous les jets de vapeur pour se purger de toute cette crasse. Elle revit la hargne sur le visage de Ramirez… Le film plastique qui l’empêchait de respirer… Et, pendant ce temps-là, quelqu’un se terrait à l’étage… Elle sortit en catastrophe de la douche avec l’impression d’étouffer.
Elle se calma et respira lentement devant le miroir, peut-être deux, trois minutes. Un simple regard pouvait trahir un assassin. Une variation dans l’iris, une rétractation de la pupille, une palpitation du cristallin. Les yeux reflétaient les plus sombres desseins de l’âme. Ses lèvres pourraient mentir, mais ses yeux en seraient-ils capables, le moment venu ?
Elle enfila ses vêtements civils et son holster le long de son flanc. La veille, Franck avait passé du temps à nettoyer le canon du Sig pour en chasser toute trace de poudre. Un vrai méticuleux qui ne laissait jamais rien au hasard. Il racontait souvent que dans la somme des détails anodins abandonnés sur une scène de crime, on pouvait deviner le visage d’un assassin comme s’il se reflétait dans un miroir brisé. C’est pourquoi il avait essayé de gommer tous les détails, jusqu’aux plus insignifiants.
À ses côtés, Lucie gardait confiance. On ne les coincerait jamais.