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La mort.

Sous ses formes les plus abouties. Sans fard ni artifices. Corps secs, humides, flasques, verdâtres, ou momies poreuses, légères, presque aériennes et artistiques, semblant extraites d’un musée des horreurs. Silhouettes nues, découpées aux instruments chirurgicaux dans la mesure du possible, ronde macabre de visages décharnés, d’os scintillants, de ligaments à fleur de peau, alignés sur deux rangs comme pour une ultime photo de famille, aller simple pour l’enfer.

Franck, Jacques et Nicolas, regroupés dans un coin face à l’armée des ténèbres, les visages trop fatigués, alourdis d’insomnies à répétition. Aux premières loges de la violence du monde, cernés de cette odeur épouvantable, morceau d’atmosphère arraché au ventre même de l’outre-tombe, mélange du pire, entre végétal et animal, champignon et charogne.

Paul Chénaix accusait aussi le coup, lui l’increvable aux deux mille cinq cents autopsies — boursouflés, moches, nouveau-nés, noyés, pourris, brûlés, passés à la moissonneuse ou juste morts, comme ça… Il se dressait entre les deux rangées, tel un sinistre maître d’école au milieu de sa classe de zombies. Jacques avait passé une partie de la journée à ses côtés et avait même vu, dans des replis de chair, des mouches s’arracher à leurs pupes puis s’envoler dans un gai bourdonnement. Des naissances volées au vide de la mort. Dans la nature, rien ne se perdait, tout n’était que transformation.

— Alors…

Une longue pause. Par où commencer ?

— … Avec mes confrères, et toujours sous le couvert d’analyses plus approfondies par l’anapath, l’anthropo et l’entomo, on en est arrivés aux conclusions suivantes : parmi ces treize sujets se trouvent huit femmes et cinq hommes, âges parfois difficiles à estimer, mais je donnerais une tranche allant du jeune adulte — 17, 20 ans — à des individus qui ont au maximum une cinquantaine d’années. Particularités à confirmer par l’anthropo : vu les formes des crânes et des faciès, les origines ethniques semblent variées : africaines, peut-être chinoises, mais aussi caucasiennes. Bref, on dirait qu’on est dans la diversité absolue, pas de profil standard qui ressorte.

Franck pensait à Laëtitia, d’origine réunionnaise. Il avait déjà repéré son corps, sur la deuxième rangée, lugubre bloc de papier froissé et jauni. La tête était tournée dans sa direction, et ce qui avait été jadis une jeune fille pleine de vie semblait le fixer de ses deux orbites creuses.

Paul Chénaix se dirigea vers le cadavre relativement conservé d’un homme.

— Impossible de définir les causes de la mort de tous ces sujets, seuls trois d’entre eux nous ont permis d’y voir un peu plus clair et d’extrapoler aux autres, plus abîmés. Celui-ci était le numéro 4, enterré en forêt dans la vallée de Chevreuse, recouvert de chaux vive. Comme pour le cadavre du château d’eau, il a été intégralement vidé de son sang.

Il désigna des morceaux de plastique posés dans un récipient rectangulaire.

— Sur six des treize corps, on a retrouvé des canules. On peut supposer que d’autres canules se trouvaient sur d’autres corps, mais la décomposition, les conditions de remontée des cadavres font que ces morceaux de plastique ont dû se perdre dans la nature ou au fond de l’eau. Sur la plupart des corps, des côtes étaient brisées : ça fait penser au massage cardiaque très violent pour forcer le muscle à pomper jusqu’au bout. On peut donc légitimement supposer que toutes ces victimes ont subi un sort identique à celui de Willy Coulomb : pompées jusqu’à la dernière goutte.

Nicolas se sentait mal. Il se représentait le calvaire de ces personnes comme il avait, à l’époque, imaginé celui de Camille. Il pensait aux larmes de douleur arrachées à leurs yeux, à leurs cris désespérés, aux litres de sang qui avaient transité dans les poches et peut-être fini au fond de gorges cannibales.

— On a fait partir des échantillons de chaque sujet pour des analyses ADN, avec l’espoir que des visages et des identités viennent se superposer à tous ces anonymes.

Le légiste ôta ses gants en latex et les jeta d’un geste las dans une corbeille.

— Le plus difficile est d’établir la chronologie des crimes. Il y avait des corps dans l’eau, dans du plastique, sous terre, recouverts de chaux vive ou pas, plus ou moins profondément enterrés, ce qui rend les tentatives de datation très compliquées. Là encore, il faut avoir une vue globale. Avec mes confrères et en attendant d’autres précisions, je dirais que le cadavre le plus ancien, à l’état de squelette, remonte à deux ans, minimum. Quant au plus récent, il date de quelques semaines, à vue de nez.

Franck réfléchissait malgré tout. Peut-être n’y avait-il pas eu d’autres cadavres après Laëtitia. Quant à ceux la précédant… Jusqu’à deux ans plus tôt… L’estimation correspondait aux propos de Florent Layani : Ramirez et le type aux lunettes de soleil avaient commencé à constituer leur clan à cette période.

Il s’avança vers le corps le plus frais.

— Deux ans, treize victimes, ça donne un meurtre tous les deux mois. Du travail à la chaîne…

Il revoyait les images des carcasses en file indienne dans l’abattoir. Il avait l’impression d’être dans le même genre de situation face à ce cimetière à ciel ouvert. Nicolas s’approcha de lui, l’haleine chargée de menthe. Franck, bien que concentré sur les propos du légiste, se demandait encore ce que son collègue était retourné faire si longtemps dans la cave de Ramirez. Bellanger restait évasif à ce sujet.

— Hommes, femmes, âges variés, origines peut-être diverses, fit Nicolas. Tellement de différences, et pourtant, il y a forcément un point commun qui relie toutes ces personnes. Ramirez ne peut pas frapper au hasard.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? répliqua Sharko. Qui te dit qu’il n’agit pas sous le coup de pulsions et au gré de ses déplacements ?

— Les canules. Le fait qu’il s’injecte peut-être leur sang. Tu ne peux pas faire ça avec des individus choisis au hasard. Ç’aurait été prendre trop de risques, Ramirez aurait tiré un mauvais numéro à un moment donné. Une maladie, une incompatibilité sanguine. C’étaient ces victimes-là, et pas d’autres.

— Rien ne confirme qu’il s’injectait leur sang. Peut-être se contentait-il de le boire.

— Oui, peut-être, ce qui en soi est déjà pas mal, tu ne trouves pas ? Mais j’ai le sentiment que… qu’il y avait quelque chose d’intime, de presque charnel, entre le bourreau et ses victimes. Il les peint, les vide de leur sang, conserve leurs larmes, marque les arbres pour revenir les voir de temps en temps. Il tient à chacune d’entre elles.

Un silence se glissa dans la pièce glaciale où seule ronflait désormais la ventilation. Derrière eux, la porte du sas s’ouvrit sur le visage de Manien. Il était suivi par un homme à la barbe noire taillée en carré, façon légionnaire, et au crâne rasé, arborant juste une mèche frontale. Des allures de Jonah Lomu, quelques centimètres et kilos en moins. Sharko eut soudain un mauvais pressentiment : la présence de ce type n’était pas normale. L’homme marqua un temps d’arrêt à la vue des corps alignés, puis fit de brèves salutations, une main devant le nez.

— Désolé. Cette odeur. Faut que je m’habitue.

— Voici Hubert Landreau, annonça Manien en grimaçant lui aussi. Il est l’un des commandants de l’OCDIP. Drôle d’horaire et de lieu pour une rencontre, mais sa visite va peut-être nous donner le coup d’accélérateur tant espéré.

Coup de poing dans le plexus de Franck. L’OCDIP, déjà, sur le coup. Sûrement à cause de cette fichue presse. La découverte de treize corps dans la région, a fortiori des disparus, l’avait logiquement intéressée. Les journalistes avaient mis le feu aux poudres et établi des liens qui n’auraient jamais dû se faire. Bon Dieu, pourquoi un tel déferlement de malchance ? Franck vivait un cauchemar dans le cauchemar, une espèce de rêve imbriqué où chaque niveau se révélait pire que le précédent.

La voix de son chef remonta au-devant de sa conscience.

— … Hubert a tout de suite réagi quand je lui ai cité le nom de l’auteur de ce massacre. Hubert ?

— Mes hommes sont informés depuis quatre mois de la disparition d’une jeune femme, Laëtitia Charlent, majeure, qui vivait chez une famille d’accueil dans une ville voisine de Longjumeau. Mi-mai, après son départ d’un foyer de jeunes, elle n’a plus donné signe de vie. Elle se disputait souvent avec sa famille d’accueil, elle menaçait de partir, on a privilégié la fugue comme ça arrive souvent dans ces cas-là. Le nom de Julien Ramirez apparaît brièvement dans notre dossier, il a été interrogé comme témoin à l’époque parce que sa camionnette avait été repérée près d’endroits que fréquentait la jeune fille. On a fait ce qu’il fallait et, s’il n’a pas été inquiété, c’est parce qu’il était sur un chantier au moment de la disparition.

— C’est parce qu’ils étaient deux à agir, répliqua Nicolas. Les deux diables…

— Les quoi ?

Sharko était pétrifié dans son coin, appuyé contre le mur pour ne pas chanceler. Les voix lui arrivaient en bourdonnements. Manien et le commandant vinrent aux côtés du médecin légiste.

— On vous expliquera, mais on a plusieurs raisons de penser que Ramirez n’a pas agi seul. Le corps numéro 9, celui découvert avec l’anneau, lequel est-ce ?

Paul Chénaix désigna la momie aux orbites vides, au crâne ouvert en deux et remis en place à la va-vite.

— C’est le corps que j’estime être le plus récent. Individu féminin, entre 19 et 22 ans, taille aux alentours de un mètre soixante-dix, courts cheveux noirs, vraisemblablement d’origine non caucasienne.

Le commandant de l’OCDIP s’approcha, une main toujours placée devant le nez et la bouche.

— Laëtitia est réunionnaise, d’origine malgache. 20 ans.

— Dans ce cas, ça pourrait fonctionner, répliqua Chénaix.

Le bijou se trouvait dans un sac à scellés numéroté et posé à côté des pieds, que Jacques embarquerait au terme des examens. Landreau observa en détail.

— Difficile à dire, le corps est très abîmé. Mais pour le bijou, il n’y a pas de doute, c’est le même.

Il se tourna vers Manien.

— Vous pouvez demander son analyse ADN en priorité pour une comparaison ? On doit être certains avant de prévenir la famille d’accueil.

— C’est comme si c’était fait.

— Si ça correspond, on vous file toutes les billes du dossier. C’est un flic à la retraite d’Athis-Mons qui a levé le loup et a fait ressortir pour la première fois le nom de Ramirez. Vous verrez. Dans cette affaire, on a tous intérêt à collaborer et à…

Un battement de porte, derrière lui, l’interrompit.

Sharko avait disparu.

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