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Pupilles noires et dilatées, Nicolas se tenait devant le miroir des toilettes, se frottant les narines.

— Va te faire foutre, Sharko ! De quel droit tu me juges ?

Il regagna le sous-sol aux allures de cathédrale gothique. Voûtes de pierre, faux vitraux, colonnes épaisses autour desquelles se tortillaient des corps fins et alanguis, dangereux serpents du jardin d’Éden. Sueur, visages luisants, lèvres rouge carmin ou noires, feu et ténèbres. Le jeune capitaine imagina des crocs protéger ces bouches sensuelles. Il traversa le groupe avec lenteur et alla s’effondrer dans un fauteuil, whisky-glace en main, chemise trempée et sortie du pantalon. Il avait dansé, lui aussi, craché sa sueur et ses remords sur la piste, la tête traversée de flashes sordides. Mayeur, pendue au bout de sa corde. Les corps parcheminés des bois, les flaques de chair arrachées aux étangs. Images de tripes, de sang. Tous ces morts, le jour, la nuit, en permanence, même dans les paradis artificiels.

Vie de merde.

Il fixa la piste. Une infime parcelle du Paris de la nuit était ici, au B&D Bar, à la recherche d’extase et d’interdits. Mélange de frustrés, de gothiques, de quidams, sans doute aussi d’une poignée de dégénérés et d’adorateurs de Satan. Ramirez avait rencontré Mayeur et Coulomb entre ces murs. Avait-il été seul à côtoyer l’endroit ? D’autres membres de Pray Mev erraient-ils encore en ces lieux, ou les avaient-ils fuis comme la peste depuis la mort de l’un d’eux ?

Nicolas observait les visages, les peaux nues, matait aussi les corps en transe. Ce soir, il était flic sans l’être. Une partie de lui veillait, l’autre se perdait dans les limbes.

Une femme vint s’installer à ses côtés, cogna son verre contre le sien.

— Tchin.

Son parfum était enivrant. Pantalon de cuir moulant, talons hauts, chevelure d’une blondeur de conte de fées. Un loup aux arabesques élégantes sur le visage, en cuir noir ciselé. Elle aurait pu être secrétaire le jour et barmaid la nuit. Nicolas lui adressa un sourire sans barrières. Il était aussi venu pour s’abandonner. Oublier, ne serait-ce que quelques heures, le monde dans lequel il vivait.

— Qu’est-ce qui se cache derrière le loup ?

— Le loup.

Rires. Bourdonnement de la musique… Stroboscopes… Nicolas lui paya un verre. Ils burent sans parler, trop de bruit, de tam-tam étourdissants. Les regards, les sourires remplaçaient les mots. Plus tard, elle alla chercher d’autres whiskys au bar. Alcool et coke. Elle aussi. Nicolas était parti pour la nuit, sans freins.

Elle le prit par la main. Courbes sublimes, jambes parfaites, une panthère. Direction les profondeurs. L’avantage de l’endroit : on pouvait baiser vite et sans avoir à discuter. Nicolas n’en demandait pas plus.

Ils empruntèrent un escalier. Toujours plus bas. Couloirs sombres, étroits, alcôves avec rideaux qui jouaient la transparence. Donjons et dragons. Figures blanches sur latex noir. Silhouettes seules, doubles, quadruples, qu’ils observaient tous les deux. La drogue chassait toute forme de pudeur. Bouches qui discutaient, corps qui se serraient, s’emmêlaient. Dans les pièces, des dos puissants et nus, des membres, des muscles criblés de tatouages, de piercings. Verre à la main, le flic parcourait les monceaux de chair comme on décrypte un manuscrit. Malgré tout, il enquêtait, cherchait les signes — les cygnes. Était-il possible de mettre la main sur d’autres cygnes noirs ? Des hommes ou des femmes qui, par leur fétichisme, leur asservissement, lui ouvriraient la voie vers le clan des vampyres ? Un raccourci inespéré, certes, mais Nicolas refusait de ne pas tenter.

Toujours plus loin, sous terre. Échangisme, soumission, séance fessées. Femme nue sortie on ne savait d’où, cul à l’air sous les coups de cravache d’une tribu d’hommes masqués. Nicolas scrutait les chairs offertes, verre aux lèvres, tandis que son « loup » se serrait contre lui par-derrière. Il la laissa faire — un vrai moyen de ne pas paraître suspect, d’être un poisson parmi les autres.

— Qu’est-ce que tu préfères ? lui demanda-t-elle dans le creux de l’oreille.

— Je fais d’abord le tour du propriétaire.

Il lui tardait de poser des questions. Venait-elle souvent ? Pourrait-elle le rencarder sur Ramirez ou ses complices ? Avait-elle déjà vu des tatouages de cygnes noirs ? Ne pas précipiter les choses ni éveiller les soupçons, tout cela viendrait plus tard. Il abandonna son verre vide dans une niche en pierre.

Plus loin encore, soumission, domination, hommes à quatre pattes entravés, femmes ligotées, mateurs, matés, et même mateurs matés par d’autres mateurs. Mélange des peaux, cris, plaisir et douleur mêlés. Parfois, un pentacle dans un dos, une figure de diable, des scarifications. Des satanistes, venus assouvir leurs fantasmes, faire mal ou avoir mal, ici, ailleurs, quelque part.

Nicolas se frotta le front du dos de la main. Suée, sensation de flotter de plus en plus. Il se retourna, trouva les lèvres avides, embrassa sans réfléchir, ses mains dans la longue chevelure blonde. Décharge de deux années d’hormones accumulées jusqu’au bout des doigts. Instincts bestiaux, jaillis du cerveau reptilien. Nicolas brûlait d’envie de la prendre, là, maintenant, qui qu’elle fût.

L’acmé de son excitation n’était plus très loin, les tourbillons grossissaient dans sa tête, comme si des mains d’enfants le prenaient et le faisaient tourner de plus en plus vite. Tout ne fut plus que kaléidoscope, courbure de perspective, distorsions des sons. En un clignement de paupières, il se retrouva dehors — Paris lui explosait en plein visage. L’inconnue le tirait par la main dans la rue, riait, leurs pas claquaient sur le bitume.

Plus tard — quand, comment ? — , il eut l’impression d’être agressé par des flashes orangés — des lampadaires qui défilaient… Lui, couché sur la banquette arrière de sa voiture, au niveau — 3 d’un parking.

— On a un peu trop forcé sur les substances ?

La voix du loup… Nicolas ne sombrait pas, une pulsation au fond de sa tête le maintenait dans un état de conscience minimale — peut-être la cocaïne. Sa chemise qu’on ouvre, son pantalon qu’on baisse. Le parfum. Humidité et chaleur sur son sexe. Il râla de plaisir, tenta de sortir un préservatif qui s’échappa de ses mains et se perdit entre les sièges.

— Non…

Pas la force de la repousser. Un corps nu qui le chevauchait — et cette interminable chevelure qui lui chatouillait le torse. Vision trouble, Nicolas était incapable de réfléchir. Un véritable rêve éveillé, au fond duquel il pressentit soudain un danger.

Dans la tornade de ses émotions contradictoires, dans l’amalgame chimique qui déréglait ses sens, il entrevit alors, à la base du dos qui lui faisait face, qui oscillait de haut en bas et d’avant en arrière, un petit cygne noir.

Il tenta de tendre les mains, de saisir ces hanches qui le rendaient fou, mais ses membres pesaient comme le plomb. Elle parla, et les sons aussitôt s’écrasaient, déformés dans ses oreilles, il n’y comprenait rien. Puis tout se mit à osciller, plus violemment encore, jusqu’à ce que la portière arrière droite s’ouvre. Nicolas peina alors à intégrer ce que ses yeux voyaient. Une monstruosité. Était-il en train de délirer ?

Vision trouble, déformée. Au-dessus de lui, une sorte de gueule au crâne en forme d’ampoule, aux mâchoires démesurées qui se pencha vers sa gorge, comme pour l’arracher d’un coup de dents.

Déconnexion.

Lorsqu’il se réveilla, à 6 h 49 du matin, la tête en vrac et recroquevillé sur sa banquette, il porta les mains à sa gorge, comme après une interminable apnée. Les portières étaient fermées. La veilleuse du plafonnier, ainsi que le miroir du rétroviseur, brisés. Ne restait plus de l’inconnue que l’odeur de son parfum et la chevelure blonde, posée sur l’appui-tête du siège passager.

Une perruque, avec un mot glissé à l’intérieur : « Poulet grillé ».

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