Nicolas avait l’air de revenir d’une guerre des tranchées lorsque Franck le retrouva à la machine à café, tôt le lendemain matin. Chemise en vrac, tignasse grasse et des cernes à faire pâlir de honte Al Pacino dans Insomnia. Il déchira l’emballage d’une capsule, l’inséra dans la machine et déposa de la monnaie dans une coupelle.
— Mayeur est dans sa cage, elle dort un peu. Manien a bien pressé le jus. C’est un con fini, mais il faut avouer qu’il sait y faire quand il s’agit de pousser les gens à bout.
Au ton de Nicolas, Sharko devinait que l’orage entre les deux hommes avait éclaté.
— On ne tirera plus rien d’elle pour le moment, et il n’y a aucune raison de maintenir la GAV au-delà de vingt-quatre heures. Les propos de cette gamine sont en accord avec les éléments en notre possession. On a pu joindre le type qui l’a ramassée au bord de la route, cette fameuse nuit, et il a confirmé sa version. La nuit du 20, elle était à moitié débraillée et elle sortait des bois, le pied et le poignet en sang, dans un état de panique manifeste. Elle a refusé qu’il appelle la police et lui a juste demandé qu’il la raccompagne chez elle. Un tas d’éléments nous font penser qu’elle dit vrai et qu’elle n’a pas tué Ramirez.
— On en vient donc à la fameuse Pébacasi. Du neuf sur elle ?
— Non. Mayeur sait que dalle. Juste cette sonnerie de téléphone dont elle est incapable de nous fredonner la moindre note, de sa douce et jolie voix. Ça va forcément lui revenir, je lui ai filé ma carte et demandé de m’appeler dès qu’elle s’en souviendra. C’est une question de temps.
— Et la perquise ?
— Rien de fracassant. Profil de la jeune femme paumée en rupture totale avec ses parents, qui se perd sur des sites satanistes, écoute Marilyn Manson, a des armoires pleines à craquer de fringues bizarres et collectionne les bouquins de médecine, sur les dissections notamment. Un certain goût pour le sanglant, ce qu’elle ne nie pas. Mais ça n’en fait pas une coupable.
Nicolas sortit son paquet de cigarettes. Vide. Il le froissa et le balança à la poubelle comme on marque un panier.
— On a jeté un œil à son téléphone portable, rien de vraiment suspect. Sinon, Ramirez et Mayeur se sont connus il y a environ un an et demi, dans une boîte SM parisienne, le B&D Bar, dans le 1er. Mayeur, la petite chose fragile, aime recevoir des fessées sévères, si tu vois ce que je veux dire. Ils débutent une relation sadomaso, et c’est progressivement que Ramirez la convertit au satanisme. Rejet de la société, incitation à la haine, fréquentation de cimetières, on baise sur des tombes ou dans des catacombes et on emmerde le Seigneur. Après quelques mois, il l’initie à la déformation du corps, aux scarifications notamment, qui sont censées accentuer la rupture et marquer la métamorphose. Il lui parlait souvent de ça, la « métamorphose ». Et même des métamorphoses. Selon elle, ça l’obsédait. Leurs rapports allaient chaque fois un peu plus loin. Les chats, les sacrifices, la souffrance consentie qui s’accroît durant les rapports sexuels, surtout lorsqu’elle était en période de règles. Comme si Ramirez l’entraînait doucement dans l’obscurité.
Sharko voyait. Le principe des sectes, de l’endoctrinement, de l’emprise infernale sur des cerveaux manipulés. Il pensa à la fresque dessinée derrière la tapisserie, avec ces diables propulsant les individus dans les griffes du gourou.
— Et sur les fréquentations de Ramirez ?
— Rien. Elle n’a jamais croisé l’un de ses amis ni la moindre connaissance, Ramirez avait verrouillé cette partie de sa vie. Son téléphone ne sonnait presque jamais et elle confirme qu’il n’avait pas d’ordinateur. Pourtant, les satanistes fonctionnent par groupuscules, par clans, mais là-dessus et sur ce Pray Mev, on est complètement secs. Comme si Ramirez était ultraméfiant et se protégeait. Ou alors, il protégeait ses contacts. Mayeur nous a quand même lâché un truc anodin mais qui me semble intéressant : il l’emmenait toujours chez le même tatoueur/scarificateur, du côté de la porte de Clignancourt.
— Tu penses que c’est lui qui aurait fait le tatouage de la croix inversée et les scarifications dans les dos de Ramirez et du type du château d’eau ?
Nicolas lui tendit une adresse.
— Il y a de fortes chances. Tu t’y colles dès ce matin avec Robillard ? C’est toujours bien d’aller avec un balèze dans ce genre d’endroit.
Sharko fourra le papier dans sa poche.
— Sinon, Ramirez et Mayeur se voyaient assez souvent, mais il y avait des périodes d’une ou deux semaines où Ramirez coupait tout contact et lui interdisait de l’approcher. Quand elle le retrouvait après ces moments, il se passait chaque fois quelque chose de très particulier, la première nuit : Ramirez buvait du sang issu de poches du type de celles qu’on a retrouvées vides à la cave. Et après, il s’en couvrait le corps. Il était en transe quand il faisait ça. Et tu te rappelles, les barres verticales sur sa poitrine ?
Plutôt deux fois qu’une. Sharko les avait découvertes une première fois lorsqu’il avait déshabillé Ramirez avant de le mutiler. Il se contenta de hocher la tête.
— Eh bien, Ramirez se scarifiait la poitrine, devant elle. Une barre en plus, chaque fois, faite au scalpel. Et en réalisant son geste, le visage couvert de sang, il lui parlait du chaos qui s’abattrait bientôt sur la Terre par l’intermédiaire d’une génération d’êtres supérieurs tout droit échappés des Enfers. Il prétendait avoir rencontré le diable, ce taré, et lui être totalement dévoué. Enfin, tu vois, le genre de discours à tomber, mais qui cadre quand même avec l’idée d’un chef de meute.
Sharko imagina l’emprise que ce malade devait exercer sur Mayeur pour qu’elle ne s’enfuie pas en courant. Il se rappela la fresque sur le mur, le diable glouton, plus gros et plus fort que les autres. Était-ce de ce diable que parlait Ramirez ? S’agissait-il du fameux Mev ? Le gourou d’une secte satanique non référencée ?
— Et d’où venait le sang des poches ?
— Pour elle, des chats. Mais toi comme moi, on a vu les photos du type du château d’eau. L’artère sortie de son bras avec la canule. Canule, poche de sang, ça va ensemble, non ? Et puis, on sait à quoi rattacher ces treize scarifications…
— … Aux treize tubes de larmes. Aux treize personnages du tableau… Tu penses que Ramirez a arraché des larmes et du sang à des victimes pendant ces périodes où il refusait de voir Mayeur ? Et que, lorsqu’il la revoyait, il fêtait ça à sa manière, en se gavant d’hémoglobine ? En se scarifiant ?
— J’en sais rien, mais c’est bien possible. Quand Mayeur l’a connu, il avait sept ou huit scarifications. Le processus était déjà en marche. Depuis quand ? Pourquoi ? Où sont tous ces individus dont il nous reste, pour seules traces, des larmes de douleur et des visages sur une fresque ? Est-ce que Ramirez était juste un putain de pervers, ou il y a autre chose derrière ? S’il s’est représenté comme étant l’un des diables, qui sont les deux autres ? Et dernier point, et non des moindres : qui l’a tué, et pourquoi ?
Il termina son café dans une grimace.
— J’en ai tellement bu que j’ai l’impression qu’il n’y a plus que cette saleté de caféine qui coule dans mes veines. Je vais essayer de dormir une paire d’heures. Reste branché, j’ai laissé un message tôt à Chénaix en lui expliquant ce que Mayeur a dit au sujet des sangsues : le fait que Ramirez récoltait une substance dans des bocaux. Je lui ai dit de te rappeler si je ne répondais pas. Au fait, Lucie n’est pas là ?
— T’as vu l’heure ? On est samedi et on a des gosses, je te signale.
Nicolas regarda sa montre.
— 6 h 30, c’est vrai. Le week-end… Je ne sais même plus dans quel monde je vis.
Une fois seul, Sharko prépara un autre café, se traîna au fond du couloir et lorgna par la fenêtre de l’une des cellules de garde à vue. Mélanie Mayeur était couchée sur le béton, son blouson en guise de couverture. Il tira le gros loquet métallique, dont le bruit réveilla la jeune femme.
— Tiens, un café, ça te réchauffera. Fait toujours froid, ici.
Elle se redressa, ses mains étaient percluses de petites taches violacées.
— Merci…
Sharko s’assit à ses côtés. Elle se décala jusqu’à se retrouver dans l’angle de la pièce, comme un aimant repoussé par un autre.
— On a un peu piétiné ta vie, mais c’était nécessaire. Tu comprends, au moins ?
Elle trempa ses lèvres dans la boisson, l’air apeuré, ce qui pour Sharko était une réponse en soi.
— C’est bien. Dans quelques heures, tu seras dehors, le temps que le chef règle la paperasse. Tu reprendras ta vie comme avant. Tu vas aller découper ta bidoche, tu ne vas pas faire de vagues et tu vas t’arranger pour qu’on n’entende plus jamais parler de toi. Bien compris ?
Sharko parlait sur un ton ambigu, entre le conseil et la menace à peine voilée. Elle acquiesça, les deux mains autour de son gobelet.
— Parfait. T’es sûre que tu nous as bien tout raconté ? Que tu n’as rien caché ? Parce que, si on découvre que tu nous as menti ou que tu n’as pas tout dit, ce ne sera pas bon pour toi.
— Je n’ai rien caché.
Le flic prit son portefeuille dans sa veste, en sortit une carte de visite et un stylo. Il barra le numéro professionnel pour y inscrire son numéro personnel dessous. Puis il l’enfonça dans la poche du jean noir de son interlocutrice.
— Au cas où des souvenirs te reviendraient, quels qu’ils soient.
— Votre collègue m’a déjà donné sa carte.
— Fais voir.
Elle la piocha dans la poche de son jean. Sharko la scruta et l’empocha.
— C’est sa vieille carte, il ne fait jamais attention. T’aurais pu essayer de l’appeler tant que tu veux, le numéro n’est plus valable.
Il quitta la cellule, à moitié soulagé. L’affaire ne se goupillait pas trop mal. Une fois dans l’open space, encore vide à cette heure-là, il déchira la carte de Nicolas, qu’il fourra tout au fond de sa corbeille. Puis se planta devant la fenêtre.
Paris se réveillait au rythme des premiers travailleurs et des joggers matinaux, engoncés dans leurs tenues multicolores. Les quais se mirent à étinceler sous le halo vif du soleil levant. Le flic avait dû les user rien qu’à les regarder, ces quais, depuis toutes ces années qu’il travaillait dans ce lieu mythique. 36, quai des Orfèvres.
Dire que, dans deux ans, tout serait fini, les services de la PJ s’encastreraient dans de nouveaux locaux, à Clichy-Batignolles. Sharko n’avait jamais rien connu d’autre que le 36. Ses cent quarante-huit marches usées jusqu’à la corde, ses odeurs de vieux bois et de tabac, ses mansardes agonisantes, ses bureaux exigus, son séchoir où l’on entreposait parfois les vêtements faisandés des cadavres, juste sous les toits en zinc. On atteignait peut-être quarante degrés sous les combles en plein été, les locaux crachaient leur dernier souffle, mais c’était chez lui. Bon Dieu, ils n’auraient pas pu attendre encore dix ans, ces crétins de décideurs ? Le déplacer revenait à planter un cèdre du Liban en Sibérie, il n’y survivrait pas.
Mais, assurément, les bureaux des Batignolles seraient toujours mieux qu’une cellule de neuf mètres carrés. Dans un soupir, il lorgna l’adresse du tatoueur fournie par Nicolas. Il laissa Robillard boire son lait protéiné goût vanille, et ils se mirent en route.