La misère dégoulinait des HLM sinistres, au nord de Vanves. Escaliers crades, ascenseur défoncé, murs lacérés, regards en croix des locataires. Sharko et Robillard grimpèrent jusqu’au cinquième étage et trouvèrent porte close devant l’appartement de Mélanie Mayeur. Ils interrogèrent des voisins taiseux, qui prétendaient ne pas connaître celle qui habitait à quelques mètres de chez eux. Une fille invisible. De retour au rez-de-chaussée, à proximité du local à poubelles, ils dénichèrent le gardien d’immeuble en plein nettoyage.
— Je ne peux pas vous raconter grand-chose sur elle, je lui dis juste bonjour de temps en temps. Mais je vois son courrier parfois. Des fiches de paie, des trucs dans le genre. Il y a l’adresse de l’expéditeur à l’arrière : les abattoirs de viande porcine, à Chelles. C’est là-bas qu’elle doit bosser.
Les flics lui laissèrent leur numéro de téléphone au cas où Mayeur reviendrait et se remirent en route, direction l’est parisien. Sur le trajet, Robillard donna un coup de fil au bureau et mit Sharko à jour avec les dernières informations fournies par Jacques : Ramirez était impliqué dans le crime du château d’eau et, surtout, planait le mystère d’une histoire de double tir dans sa gorge.
— De plus en plus sinistre, cette affaire, soupira Robillard. Au fait, pour le chien roux qui a dégueulassé ta chemise, là, t’étais vraiment sérieux ? Tu vas l’adopter ?
Franck répondit laconiquement, mains agrippées au volant. Tout ce qui se déroulait autour de lui serrait son crâne comme un étau. L’enquête avançait beaucoup trop vite et, en dépit de toutes ses précautions, des liens se tissaient. En ce moment, une seule idée l’obnubilait : ouvrir la portière et balancer Robillard dehors pour interroger seul Mélanie Mayeur. Elle représentait ce poignard capable de leur trancher la gorge, à Lucie et lui.
Ils arrivèrent dans une zone industrielle saturée de camions, de cheminées, de grues. Travail à la chaîne et fumées grises. L’abattoir était érigé en fin de route, protégé par de hauts grillages et une entrée sécurisée. Un bâtiment plutôt ancien, austère, béton sombre, pas de fenêtres. Le sang, les tripes, les carcasses : Sharko ne connaissait pas Mayeur, mais il lui semblait plus logique de la trouver dans ce genre d’endroit que dans une salle de réception au Ritz.
On les aiguilla vers les bureaux de l’étage. Depuis cinq minutes qu’ils déambulaient, ils n’avaient pas vu l’ombre d’un animal, ni dehors ni dedans, mais il régnait tout de même une odeur perceptible de mort et de bête stressée. Sharko sentait Robillard mal à l’aise. Malgré ses cent dix kilos de muscles, son collègue consommait des protéines de lait, du poisson et du soja. Personne ne l’avait jamais vu avaler un steak, et il s’arrangeait toujours pour ne pas assister aux autopsies.
— Si tu ne supportes pas la viande froide, tu peux attendre dehors, je m’occupe de la fille.
— T’inquiète, ça va aller.
Les présentations furent brèves : les flics devaient interroger Mélanie Mayeur dans le cadre d’une affaire criminelle. Devant les pectoraux bombés de Robillard et le visage pas vraiment sympathique de Sharko, Rémi Marlière, le responsable production, un gros type à barbe et aux allures de pêcheur en haute mer, ne chercha pas à lutter : il voulut faire appeler Mélanie sur-le-champ, mais les policiers préféraient aller la prendre par surprise.
— Très bien. Elle travaille à l’éviscération, aujourd’hui.
— Quel genre d’employée est-elle ? Vous la connaissez bien ?
— Pas grand-chose à dire sur elle. Pas le genre bavarde. Ça fait… Ça doit faire cinq ans qu’elle bosse ici. Toujours à l’heure. Elle fait le job, se coltine les postes dont personne ne veut — sang et tripes —, se tape les nuits et n’a jamais demandé la moindre augmentation. L’employée idéale. Elle a fait quelques malaises ces derniers temps, je lui ai dit de lever un peu le pied. Elle a le teint pâle et n’est pas très épaisse, c’est le moins qu’on puisse dire.
Marlière leur tendit deux casques jaunes.
— Désolé, c’est obligatoire, même pour vous.
Déguisés façon Playmobil, ils s’engagèrent dans des couloirs. Ouvertures de portes, sas, la fraîcheur qui tabasse le visage comme une giclée de glaçons. Ils évoluaient au-dessus des différentes salles, le long d’une plate-forme longitudinale avec vue panoramique. Sharko entrevit les porcs alignés les uns derrière les autres sur un tapis roulant. Assommage par électronarcose… Bras articulé, qui soulève la bête inconsciente et la transporte au-dessus de grilles… Saignée… Évacuation… L’animal, avalé par des bandes en caoutchouc pour passer dans d’autres machines, être ouvert, débité, conditionné, transporté, rangé en rayons, acheté, consommé dans l’assiette, au barbecue, au gril, en salade ou à la poêle, boui-boui ou restaurant étoilé… Au suivant…
Le pire n’était ni ce circuit de la mort ni la cruauté de l’acte — contrairement à Robillard, Sharko ne crachait pas sur un bon morceau de viande —, mais ces employés en blouse blanche, masse de casques jaunes imprimant des gestes las, automatiques, qui pourtant arrachaient des centaines de vies par jour. De vrais médecins légistes alimentaires dont certains, parfois, pétaient les plombs, s’acharnaient sur les bêtes, acteurs pervers de scandales filmés et incendiaires mis sur Internet.
Il observa les gros flux de lave rouge qui bouillonnaient à travers les grilles — des litres et des litres par seconde — et ne put s’empêcher de faire le rapprochement avec la victime du château d’eau : vidée comme un animal qu’on saigne.
Ils redescendirent et gagnèrent une immense salle où les cadavres suspendus avançaient avec langueur à la file indienne. Les couteaux dans les mains de trois personnes masquées brillaient sous l’éclat des lampes, dépeçant les ventres, creusant les chairs de mouvements presque artistiques. Bruits de découpe, de déchirure — de ceux qu’on ne peut supporter, comme la craie crissant sur un tableau — au milieu du ronflement des machines. Chutes de panses, de tripes, de boyaux dans des bacs qui eux-mêmes circulaient sur des rouleaux bien huilés, tandis que les carcasses allégées poursuivaient leur périple dans une autre direction, pour subir un nouveau sort. « Tout est bon, dans le cochon », disait l’adage.
Il fallut moins d’un souffle pour qu’un des trois individus au travail se mette soudain à courir le long des rails. Des bacs d’abats giclèrent sur son passage. Sharko et Robillard brandirent leur arme.
— Bougez pas !
À la vue des pistolets, les autres ouvriers se mirent à pousser des cris et à courir comme des insectes paniqués. La silhouette disparaissait déjà derrière une porte. Franck balança son casque et s’élança à sa poursuite. Après une glissade, il faillit s’étaler dans le sang renversé. Lanières de plastique en pleine figure, il fonça droit devant, tête baissée comme un taureau. Mayeur chevauchait agilement des tapis, des plans de découpe, repoussant des carcasses qui s’agitaient comme des sacs de frappe. Malgré sa taille menue, elle bouscula d’un violent coup d’épaule l’un des employés planté sur son chemin.
Sharko esquivait, s’agrippait, empli de hargne et de colère. Il la prit en chasse sur l’asphalte du parking, souffle court, alors qu’elle escaladait déjà les grillages, parvint à lui agripper le pied, tira d’un coup sec vers lui. Elle s’écrasa sur une bande d’herbe, et le flic pesa de tout son poids sur elle pour l’immobiliser. Bref coup d’œil vers l’arrière : Robillard manquait à l’appel. Alors, il retourna sans ménagement la jeune femme, qui le fixa d’un regard apeuré, les yeux noirs et profonds comme des orbites creuses de porc.
Et Sharko eut alors la certitude qu’elle ne le connaissait pas.
— J’ai rien fait.
Il la retourna comme une crêpe et lui enfila les pinces.
— Moi non plus.
Pas de réaction par rapport à la voix. Parfait. Il pouvait passer à l’étape suivante en toute sérénité.
— On est le vendredi 25 septembre, 10 h 48. À partir de maintenant, t’es en garde à vue.