15

Après la réunion, Franck et Lucie étaient rentrés à Sceaux, chacun dans son véhicule. À 20 h 30, ils purent enfin serrer leurs fils contre eux. Jaya les avait fait dîner et mis en pyjama. Franck regrettait amèrement de ne pas accorder plus de temps à sa progéniture. Jules et Adrien le réclamaient le matin, le soir, à la sortie de l’école. S’il ne jouait pas avec eux maintenant, quand le ferait-il ? Alors, pour la première fois depuis bien longtemps, il les emmena tous les deux dans sa chambre, tira avec délicatesse son circuit ferroviaire cloué à une planche sous le lit, et dévoila une boucle en rails Roco un peu poussiéreuse.

— Je vous l’avais déjà montré, il y a longtemps. Mais vous ne vous en souvenez plus, vous étiez tout petits. On ne touche pas, d’accord ? Papa y tient beaucoup.

Les jumeaux succombèrent devant ce décor miniature, avec son tunnel, ses trois vaches dans les champs, son unique passage à niveau. Avec précaution, Franck prit la locomotive, souffla deux fois dessus et la positionna sur les rails.

— Elle s’appelle Poupette.

Une fois alimentée avec trois centilitres de carburant, Poupette se mit à crachoter. Franck lui donna une impulsion initiale, et elle fila comme au premier jour. Chaque tour qu’elle vainquit lui arracha des larmes qu’il s’efforça de cacher. Ce petit train, c’était l’innocence, la promesse d’un monde meilleur, mais il renfermait surtout ses souvenirs, les éclats de rire de Suzanne, sa femme disparue, et le visage de leur fille, morte dans des conditions qu’aucun père ne devrait affronter. Poupette avait continué à tourner quand Sharko s’était retrouvé au fond du trou, elle avait toujours été à ses côtés.

— Pourquoi tu pleures, papa ?

Il frotta ses larmes, lui qui ne pleurait jamais.

— Ce n’est rien. Regardez-la foncer.

Mais soudain, comme pour le contredire, Poupette montra un signe de fatigue, enchaîna encore un virage et stoppa net au milieu des rails. Les jumeaux protestèrent, ils voulaient encore la voir parader. Franck remit un peu de carburant, mais rien n’y fit, Poupette lui tenait tête. Il s’acharna, s’énerva, alla même chercher un tournevis, resserra des pièces minuscules, en vain.

— On réessaiera bientôt. Papa la réparera. Promis.

Plus tard, il coucha ses fils et se maintint là, dans le noir, à les écouter s’endormir. Ses mains de père se devaient de les protéger, comme si elles enrobaient une petite flamme vitale.

Il finit par rejoindre Lucie, ils dînèrent sans appétit, sans goût. Difficile de ne pas songer à l’affaire et aux pénibles journées à venir, à porter le masque du mensonge.

Ils s’endormirent sur le canapé devant un téléfilm sans consistance, alors que, d’ordinaire, confrontés à une telle affaire, ils auraient eu le nez dans les rapports. Un coup de téléphone les arracha du sommeil aux alentours de minuit. Lucie sursauta, et Sharko grogna comme un vieil ours. C’était son portable pro qui sonnait.

— Bellanger… Qu’est-ce qu’il veut ?

Il décrocha et mit vite un terme à la conversation, tracassé. Il se dirigea vers le portemanteau.

— Il est chez Ramirez. Il a trouvé quelque chose.

Lucie devint blanche.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il fiche là-bas à une heure pareille ?

— Je n’en sais rien, et ça m’emmerde. Il m’a juste demandé de rappliquer.

Avant de sortir, il se retourna, l’air grave.

— Ma locomotive, Poupette, est tombée en panne, elle refuse d’avancer. En plus de trente ans, c’est la première fois.

Загрузка...