La chance leur sourit en ce samedi du mois de novembre. L’automne distribuait ses couleurs les plus chaudes, entre le jaune-brun des feuilles, le vert clair des mousses et le bleu profond du ciel. La température était bonne, et les colonies de nuages sombres accrochés au nord ne gâchèrent ni les photos dans le parc de Sceaux ni la sortie des mariés à la mairie.
Sharko rayonnait dans son costume bleu marine, col en feutre noir et poches droites passepoilées à rabats. La cravate en soie gris perle et la pochette blanche lui apportaient juste le sérieux nécessaire que tout bon flic se doit de garder. Il ne se rappelait plus quand il avait été aussi heureux. Peut-être à la naissance de ses fils.
Il prit la main de Lucie, élégante et aérienne dans son ensemble veste et jupe longue gris pâle. D’amples boucles blondes ondulaient sur ses épaules, et son port de tête gagnait en élégance grâce aux hauts talons qu’elle avait daigné choisir. Il y avait comme une magie dans sa façon de se déplacer, une évidente féerie qui faisait fondre Sharko.
Bras dessus, bras dessous, les jeunes mariés descendirent les marches du perron sous les poignées de riz, les cris de joie et les félicitations de la cinquantaine d’invités. Côté famille, il n’y avait que la mère de Lucie, en larmes, les jumeaux serrés contre elle, une tante de Franck et une cousine avec laquelle il avait gardé contact. Le reste de l’assemblée était composé des collègues du 36, surtout ceux du troisième étage, venus seuls ou accompagnés de leur moitié. Manien avait été invité pour la forme, mais avait tout naturellement trouvé une excuse pour se défiler. Quant à Régine, elle comprenait fort bien qu’il valait mieux pour eux tous ne pas se montrer dans ce nid à policiers. Elle leur avait offert tous ses vœux de bonheur.
Sharko accorda un long regard à Nicolas, encore ému d’avoir été choisi comme témoin — avec Pascal Robillard, qui se dandinait un peu plus loin dans un costume trop étroit pour lui. Les deux hommes avaient eu une longue discussion devant une bière, quinze jours après la mort de Merlin. Sharko avait vu que tout n’était pas mort dans la tête de Nicolas. Une flamme d’espoir avait survécu au naufrage et ne demandait qu’à être ravivée. Certes, le chemin de la reconstruction serait long, mais Nicolas allait retrouver l’envie de vivre et de se battre, Sharko le savait. Manien partait à la retraite dans quelques mois, et Franck était en théorie amené à prendre sa place. Il le lui avait promis : une fois la réorganisation en route, il pèserait de tout son poids afin qu’il réintègre leur équipe. Pour l’heure, Nicolas attendait encore une nouvelle affectation.
Durant leur discussion, Nicolas lui avait expliqué pourquoi il avait voulu tuer Merlin. Il lui avait alors confié ce qui s’était passé, la fameuse nuit de leur dispute devant les champignonnières. Sa virée au B&D Bar, le piège refermé sur lui à l’arrière de sa voiture, la présence floue du vampire et l’injection de la maladie dans son cou.
Les maladies à prions ne pouvaient pas être soignées une fois les premiers symptômes apparus, à cause de l’effet domino dans le cerveau. Mais grâce à l’enquête et surtout à Robillard qui avait remarqué la trace de piqûre, Nicolas avait pu orienter immédiatement les médecins. Il suivait un traitement à la doxycycline, un antibiotique qui, dans la plupart des cas, ralentissait le développement des maladies à prions identifiées. Ralentissait, mais ne guérissait pas.
Qu’en serait-il pour la variante du koroba ? Détectée aussi tôt, la maladie pas encore installée disparaîtrait-elle en totalité de l’organisme de Nicolas ? En garderait-il des séquelles ? Risquait-il, un jour, de se retrouver dénué de peur ? Seul l’avenir le dirait.
Les flics aimaient les traditions, et Lucie et Franck entamèrent la première danse, dans une salle louée au cœur de la ville. Tout s’était fait à l’arrache : la préparation, les invitations, le choix de la date, mais la fête était belle.
Les amoureux tournèrent, tournèrent, emportés par l’élan de leur joie, la musique et les applaudissements.
— On l’a enfin, notre bonheur, murmura Franck à l’oreille de sa femme.
— On l’a. On le met en garde à vue, et on ne le lâche plus.
Elle lui accorda un baiser et ferma les yeux. Demain, ils partiraient trois jours pour Venise, rien que tous les deux. Un morceau de rêve, une parenthèse d’insouciance durant laquelle ils se perdraient dans les ruelles, se donneraient la main et riraient comme deux adolescents qui se découvrent pour la première fois. Puis la vie reprendrait son cours, avec ses joies, ses peines, ses étoiles noires dispersées sur la ligne de leurs destins. Il y aurait d’autres enquêtes, d’autres difficultés, et ils devraient porter encore longtemps le poids de leurs actes de cette fameuse nuit du 20 septembre 2015, mais ils surmonteraient tout cela, parce qu’ils étaient deux, et qu’à deux, ils étaient insubmersibles.
L’affaire Pray Mev n’était pas encore totalement terminée, des points restaient à éclaircir. Sur les membres assassinés de la secte, tout d’abord. Les analyses ADN et les recherches avaient permis d’en identifier douze sur seize. Ramirez et Dupire étaient allés chercher des jeunes en rupture qui déversaient leur haine du monde sur les réseaux sociaux et préféraient l’ombre à la lumière. On leur avait promis le renouveau, la vengeance. On leur avait aussi assuré qu’ils n’auraient plus jamais peur. Ils avaient tous enduré une mort bestiale, au fond d’un abattoir désaffecté. Sharko avait veillé à ce que le meurtre de Ramirez soit attribué à Raphaël Merlin. La raison était simple : le gourou avait voulu punir son disciple, suite au fiasco avec Willy Coulomb…
Les parcours de Raphaël Merlin et de son père conservaient une multitude de zones obscures, et ce serait sans doute la partie la plus difficile à reconstituer. Dans les actes notariés de son appartement du 16e et de sa maison de Dieppe, Raphaël Merlin était censé être né en 1953 à l’hôpital de Seattle, Washington, fils de Romuald Merlin, médecin et chercheur français installé aux États-Unis, et de Carolin Walters, infirmière texane. Le père, Romuald, était leur sorcier blanc — Van Boxsom l’avait confirmé d’après des photos. Problème : en 1953, Romuald propageait la folie au fond d’une jungle de Papouasie-Nouvelle-Guinée et Raphaël naissait du viol d’une Indienne. Quant à Carolin Walters, elle avait bien existé, avait selon toute vraisemblance eu une liaison avec Romuald, mais était morte en 1956 à Sydney.
En 1966 — leur vampire avait alors une dizaine d’années —, le nom du père réapparaissait à l’université médicale de Houston, au Texas, où il travaillait sur les maladies neurodégénératives. Peut-être portait-il la variante du koroba dans ses veines et l’étudiait-il, mais on ne le saurait jamais : il était mort dans cette même ville en 1977 d’un cancer du pancréas.
Quant à Raphaël Merlin, le fils… Pas grand-chose sur lui pour le moment. Juste un nom sur des documents, quelques photos : rien sur sa jeunesse, études dans une université de médecine à Houston en 1976, trace dans l’organigramme de Plasma Inc. en 1980, puis dans celui de Cerberius en 1988. Présence en France en 2001, achat de l’appartement dans le 16e en 2002, de la résidence secondaire de Dieppe en 2005. En 2007, il créait Helikon.
De longues recherches permettraient peut-être de combler tous les vides, de retracer les chemins maudits du père et du fils, de comprendre comment des hommes pouvaient en arriver à accomplir de telles horreurs. Le père avait-il volontairement semé la graine du mal dans l’âme de son fils, ou Raphaël Merlin avait-il plongé de lui-même dans les ténèbres après la mort de son géniteur, la bombe du koroba entre les mains ? Mev, la jumelle, finirait-elle par développer la maladie de son frère ? Peut-être faudrait-il, un jour, tenter de lui expliquer ses origines. Son psychiatre déciderait de ce qui serait le mieux pour elle.
Père et fils étaient morts, les membres de la secte Pray Mev aussi, mais pas la maladie. La catastrophe sanitaire déployait ses grandes ailes noires sur le monde. On cherchait les malades atteints par la variante du koroba, on rappelait des stocks de sang et les moindres lots de produits dérivés aux origines douteuses — on avait surtout retracé les poches des donneurs identifiés de Pray Mev. La France était pointée du doigt, et plus aucun produit dérivé du sang ne sortait du pays.
Ironiquement, la société de Merlin, Helikon, vit ses commandes croître de façon exponentielle — elle disposait de la seule parade actuelle sur le marché contre le koroba —, ce qui fit la joie de ses employés dont l’enquête n’avait révélé aucune implication. Mais les dons du sang avaient drastiquement chuté, et les malades refusaient qu’on les transfuse. La paranoïa était bel et bien présente en ce début novembre 2015, et cette forme d’attaque microbiologique, greffée au climat déjà bien pesant, rendait l’atmosphère irrespirable. La population avait peur. Dix mois après, Charlie était encore dans les esprits et l’air crépitait comme le gaz échappé d’une bouteille de butane. À la moindre étincelle, le pays s’embraserait.
La chanson se termina, le DJ enchaîna sur un air plus rythmé, et les invités envahirent la piste. Jacques se déhancha comme jamais, Pascal piochait dans les amuse-gueules, à la recherche de toasts au saumon dont il abandonnait en toute discrétion le pain sur un coin de table, Nicolas fumait dehors, seul.
Lucie se serra contre son homme.
— Lucie Sharko, je crois que ça va me faire tout drôle.
— Va falloir t’y habituer, pourtant.
— Je ne sais pas si j’y arriverai. Il n’y a qu’un seul Sharko.