20

Nicolas aimait contempler les bords de Seine dans ces moments où la majeure partie des Parisiens sombrent dans le sommeil. Les caresses orangées des réverbères sur les quais, les lentes oscillations du fleuve au pied des ponts, la paresse langoureuse des péniches. Leurs bureaux au troisième étage du 36, quai des Orfèvres offraient une vue divine dont il ne pensait à profiter qu’aux heures tardives, celles où Paris reprend son souffle. Seul dans leur open space et dans les couloirs vides, il se sentait bien. Presque en paix.

Il pensait à l’affaire, à ces corps suppliciés, martyrisés, outragés, qu’il avait fallu endurer, ces quatre derniers jours. La scène des diables chez Ramirez. Quel lien existait-il entre la victime du château d’eau et celle de Longjumeau ? Elles appartenaient vraisemblablement au même groupe, Pray Mev, mais pourquoi ces tortures ? Quel avait été leur crime aux yeux de l’assassin ?

Il observa le calque trouvé dans la trappe. Ces treize points à première vue répartis au hasard. Mais il ne pouvait s’agir de hasard. Nicolas essaya de les relier mentalement par des traits, d’imaginer un dessin caché là-derrière, comme ces jeux qu’on faisait en étant mômes. Il regarda encore une fois les photos de la fresque dissimulée derrière la tapisserie, les treize personnages, les deux diables soumis au diable glouton. Il avait pensé à superposer le calque à la fresque, sans résultat.

Perdu dans ses réflexions, il parcourut la pièce vide, son territoire depuis toutes ces années. Il en connaissait chaque recoin, les murs lui parlaient, il savait qui avait accroché quel poster, et pourquoi. Dire qu’il l’avait dirigée, cette équipe, non sans succès, pour se retrouver, aujourd’hui, simple numéro 2 de groupe. Une sacrée promotion !

Aigri, il s’approcha du bureau de Lucie et souleva le cadre avec la photo des jumeaux. Qu’ils grandissaient vite ! Nicolas regrettait parfois de ne plus être aussi proche du couple, ils avaient été bons amis par le passé. Mais il ne supportait plus de les envier. Malgré tout ce qu’on pouvait raconter sur eux, ils étaient heureux.

Il se traîna à la fenêtre, aperçut deux ombres longer les quais, puis se serrer l’une contre l’autre face aux eaux palpitantes, et rester là sans bouger. Depuis la mort de Camille, Nicolas n’avait plus touché une femme. Deux ans, bon Dieu, et il était incapable de passer à autre chose. En observant secrètement ce couple, il songea à ces animaux qui vivent ensemble le plus longtemps possible, et au survivant qui se laisse mourir à la disparition de son partenaire. Il leur ressemblait, au fond. Sans Camille, il se consumait à petit feu.

Au bout de cinq minutes, les amoureux remontèrent l’escalier et se volatilisèrent dans le gris noir d’un trottoir. Nicolas abandonna un regard sur le fleuve, de nouveau livré à sa solitude, ces ponts qui le chevauchaient, ces escaliers à l’assaut de ses quais.

Une étincelle brilla alors dans ses yeux.

Il se précipita vers l’immense carte de France scotchée au mur juste à côté de celle de Paris et fit courir son doigt le long de l’interminable langue d’asphalte qui reliait Paris à Marseille : l’autoroute A6. Il pointa Longjumeau, puis les environs du château d’eau, du côté de Joigny. C’était visible comme le nez au milieu de la figure : les deux meurtres avaient eu lieu à quelques kilomètres seulement de l’autoroute. Moins de vingt minutes de route entre la sortie de l’A6 et le lieu du crime. Un sacré point commun.

Nicolas sentit l’adrénaline se déverser dans ses veines, peut-être tenait-il un début de piste. Il alla regarder le calendrier, avec l’espoir que le 31 août ne tombe pas un week-end. Bingo, un lundi. D’après les rapports des gendarmes, on savait qu’aux alentours de minuit, ce dernier jour d’août, l’assassin tuait dans le château d’eau.

Et si, cette nuit-là, il était venu et reparti par l’autoroute A6 après avoir commis son meurtre ? Les gendarmes de Dijon n’avaient sans doute pas exploré cette piste, parce qu’un seul meurtre ne permettait pas de faire ce genre de supposition.

Un lundi 31 août, en pleine nuit dans l’Yonne… Il ne devait pas y avoir un trafic extraordinaire à la gare de péage de la sortie 18 de l’A6 menant à la D943, qui s’enfonçait en pleine campagne, celle-là même qu’il avait empruntée plus tôt avec Sharko pour se rendre au château d’eau. Nicolas savait que, pour éviter les fraudes, et plus particulièrement le « petit train » — une voiture collée derrière une autre pour ne pas payer —, les sociétés d’autoroute photographiaient en toute discrétion les plaques avant et arrière des véhicules, grâce à des caméras situées au niveau des barrières. Quand une plaque avant ne correspondait pas à une plaque arrière dans le même cycle d’ouverture de la barrière, le véhicule suiveur fraudait. Les sociétés accédaient alors au système d’immatriculation afin de gérer elles-mêmes les infractions.

Un système récent qui allait peut-être donner un grand coup de pied dans la fourmilière de l’enquête. Ça valait la peine de visualiser les clichés de cette nuit-là. Une même voiture s’était peut-être présentée au péage dans un sens aux alentours de 23 heures, puis dans l’autre sens après le meurtre.

Il alla s’enfermer dans les toilettes et sortit son couteau suisse, un morceau de paille biseautée ainsi qu’un petit sachet de poudre blanche. Avec le tranchant du couteau, il dessina un trait de coke qu’il sniffa avec la paille. Il s’y prit à deux reprises, histoire de récupérer les derniers milligrammes, puis s’essuya le nez. Il nettoya avec soin les rebords du lavabo et la lame de son couteau.

Il prit la route, direction l’Yonne, sans prévenir personne. Ras le bol des procédures qui ne faisaient que les ralentir, Manien pouvait allait se faire foutre.

Les stations d’autoroute ne fermaient jamais, il trouverait quelqu’un pour lui ouvrir les portes. Il coupa par les boulevards droits et vides de la capitale, attaqua l’A6b au niveau de Gentilly puis l’A6, écumée par une poignée de travailleurs nocturnes ou anonymes qui rentraient chez eux. Nicolas imagina le tueur parmi ces conducteurs. Un type qui devait se rendre chaque jour au travail, qui riait avec ses collègues et avait peut-être une famille. Comme les assassins de Camille.

Plus de deux heures trente d’une route déjà empruntée dans la journée. Mais il se sentait bien, à croquer l’asphalte, la radio en sourdine, la drogue à l’assaut de ses sens. La cocaïne ne le faisait pas délirer, au contraire, les cristaux accroissaient sa capacité à réfléchir, ils constituaient un deuxième cerveau en pleine forme venu se greffer sur le premier, trop fatigué. Il aimait la nuit, son néant, ses esquisses à peine suggérées, les lampadaires dont les lueurs orangées se ramifiaient sur son pare-brise comme des réseaux de neurones. La nuit… Son territoire, désormais. Le grand théâtre des âmes en peine.

À 3 h 35, emmitouflé dans son blouson — il devait faire à peine douze degrés —, il se gara devant un bloc blanchâtre à droite du péage de Sépeaux, en face des bureaux de la station d’autoroute où seule brillait une petite lumière. Nicolas se demanda comment on pouvait travailler dans un endroit pareil, à fleur de bitume et dans les odeurs de gaz d’échappement, au milieu de nulle part. L’ennui à l’état pur.

Il alla frapper. Un type à la grosse moustache grise et aux yeux comme des billes lui ouvrit. Chemise en vrac, cheveux hirsutes, gueule enfarinée. Nicolas l’arrachait sans doute à des activités passionnantes.

— Quoi ? Encore une barrière qui marche pas ? Y en a marre de…

Nicolas coupa court et brandit sa carte tricolore, y allant aux tripes, sans fard ni paperasse.

— Quai des Orfèvres. Je suis venu consulter les photos des caméras de surveillance. Les entrées et sorties d’autoroute dans la nuit du 31 août.

L’homme se gratta l’arrière du crâne. Le Quai des Orfèvres, quand même… C’était sûrement la première fois qu’il affrontait ce genre de situation, et il ignorait comment réagir.

— Pourquoi vous allez pas directement à Dijon ? Ils ont l’habitude, c’est eux qui centralisent et…

— Je sais que vous avez envie de retourner vous coucher, qu’il n’y a rien de marrant à être ici à s’emmerder toute la nuit, et c’est encore moins rigolo quand un flic débarque. Mettez-moi juste devant l’ordinateur, je me débrouillerai.

— Je veux bien, mais vous ne devriez pas avoir un papier officiel ?

— On la fait à l’envers, papy. Je consulte d’abord et, si je trouve quelque chose, dans la journée, vous avez une réquisition judiciaire du juge. On fait souvent ça, on n’a pas de temps à perdre avec la paperasse.

Nicolas savait surtout qu’aucun juge ne risquerait de prêter crédit à son idée. Après une hésitation, l’employé s’écarta, et Nicolas entra dans le bâtiment. Papy se montra en définitive coopératif. Il orienta son invité surprise vers une pièce sommaire, munie du strict nécessaire, et lui lança le logiciel.

— Les données sont stockées sur un serveur à Dijon, mais je dispose d’un accès. On les garde un mois, et on efface. Vous seriez venu dans une semaine, c’était mort.

— On va dire que j’ai de la chance, alors.

L’homme expliqua les manipulations à opérer et lui apporta même un café.

— C’est ma femme qui l’a fait, il est bon et la Thermos le garde chaud toute la nuit. Vous cherchez quoi, au fait ? Les fraudes, elles sont gérées automatiquement, c’est pas ça que vous voulez, je suppose ? Alors c’est quoi ?

— Le diable. Je cherche le diable.

— Ben, bon courage, alors. Y paraît que le diable se cache dans les détails.

Nicolas resta seul devant son écran. Les photos étaient archivées par ordre chronologique et par voies. Les voies 1 et 2 géraient les sorties, les 3 et 4 les entrées sur l’A6. Un logiciel s’occupait de tout et permettait d’afficher les plaques d’immatriculation suivant différents critères. Nicolas entra ses paramètres : voies 1 et 2, de 21 heures à minuit, et voies 3 et 4, de minuit à 3 heures. Il avait vu large, mais si l’assassin était passé par l’A6 comme il le supposait, son véhicule apparaîtrait forcément dans ces tranches-là.

Le logiciel moulina, et le verdict tomba : deux mille quatre cent sept véhicules avaient franchi le péage dans le sens A6 vers départementale, entre 21 heures et minuit, et « seulement » cent quatre-vingt-dix-huit dans l’autre sens, entre minuit et 3 heures.

Bon Dieu…

Il commença par le plus simple. Il lui fallut plus de deux heures pour parcourir un premier ensemble de photos et entrer les cent quatre-vingt-dix-huit immatriculations dans un fichier Excel. Et parce qu’il n’avait pas le courage de se taper les deux mille quatre cent sept photos dans l’autre sens, il réduisit sa tranche horaire de recherche : la montre de la victime s’étant brisée dans le château d’eau à 23 h 50, il sélectionna les véhicules passés entre 22 h 30 et 23 h 15. Le nombre chuta à deux cent soixante-quinze.

— Il est 5 heures. Vous n’allez donc pas rentrer chez vous ?

L’homme lui tendit un nouveau gobelet, que Nicolas accepta avec un sourire fatigué.

— C’est ça, chez moi. Cette pièce, la route, mon bureau. Être chez soi, c’est être là où on se sent le mieux, vous ne croyez pas ?

— Ouais, je serais mieux ailleurs, moi. Dites, j’ai une petite requête à vous faire. C’est… c’est pour faire une surprise à ma femme. Je pourrais me prendre en photo avec vous ? C’est pas tous les jours qu’on rencontre un flic du 36.

Nicolas éclata de rire.

— Désolé, mais… moins on s’affiche, mieux c’est. Et puis, vous avez vu la tête que j’ai à 5 heures du mat ? Vous saluerez néanmoins votre femme de ma part. (Il leva son gobelet.) Et merci pour le café. Vous aviez raison, il est bon.

L’homme disparut. Nicolas ne connaissait même pas son prénom. Juste un anonyme qui l’avait aidé, et dont il ne recroiserait jamais le chemin. Et il recommença son travail de fourmi, bercé par le ronronnement des moteurs de voitures, de camions, de motos. Régulièrement, ses yeux se fermaient — la coke n’agissait plus depuis longtemps, mais il ne voulait pas encore sniffer un nouveau rail —, alors il sortit pour prendre l’air et s’emplir les poumons de tabac. Il fumait trop, même la nuit. Il fallait bien crever de quelque chose.

Il poursuivit sa manipulation jusqu’à la dernière plaque minéralogique. Le soleil commençait à se lever, énorme, couleur orange brûlant, s’arrachant aux entrailles du monde à travers les arbres. S’il y avait bien une chose qui ne changeait pas et qui restait toujours aussi belle dans cette foutue humanité, c’était l’éternel recommencement du jour.

Retour à l’écran. Il disposait donc de deux tableaux côte à côte. Existait-il une plaque d’immatriculation présente sur les deux documents ? Quelqu’un était-il entré et ressorti de l’autoroute, la nuit du 31 août, entre 22 h 30 et 3 heures du matin ? La gorge serrée, il cliqua sur une fonction qui réalisait l’opération de comparaison.

Déception. Aucun numéro de plaque ne s’afficha. Ç’aurait été trop simple. Nicolas utilisa ses derniers neurones pour réfléchir : l’assassin avait peut-être emprunté l’A6 avant le meurtre, et était passé par les petites routes pour rentrer chez lui, par prudence ? Ou l’inverse ? Il allait éteindre, quand il tenta une dernière chose : référencer les plaques qui quittaient l’autoroute et prenaient la départementale, mais dont les numéros du département n’indiquaient pas l’Yonne. L’assassin était peut-être étranger au 89 ?

Le tri se révéla efficace. Sur les cent quatre-vingt-dix-huit plaques initiales, il n’en restait plus que vingt-deux. Il les parcourut une à une, au ralenti. Fallait-il lancer une recherche dans le fichier des immatriculations pour toutes ces plaques ? Le juge risquait de ne pas apprécier, et ça n’avait plus aucun sens. Nicolas s’apprêtait à abandonner quand son regard buta sur un numéro au vieux format particulier : 6789 XG 91. Pourquoi celui-là ? Il l’ignorait, mais il avait l’impression de l’avoir déjà vu — surtout la suite de chiffres 6789 —, et il n’y avait pas si longtemps.

Immatriculé dans l’Essonne. Sorti de l’autoroute à 23 h 14. Dommage, les photos n’affichaient que la plaque, et non le véhicule en entier.

Presque 8 heures. Jacques et Pascal étaient sans doute déjà arrivés au bureau. Il appela le premier, qui répondit.

— C’est Nicolas. J’ai besoin d’une immat.

— T’es tombé de ton lit ? T’es où ?

— Je t’expliquerai. Je te dicte, c’est un vieux format de plaque : 6789 XG 91.

— Je te rappelle.

— Deux secondes. Tu enverras Pascal à ma place à la SPA avec Sharko, je ne pourrai pas y être.

Il éteignit l’ordinateur dans un soupir, se leva jusqu’à la fenêtre et savoura son café. Le flot de véhicules avait repris, avec le plus gros qui s’engageait sur l’autoroute direction les quatre murs d’un bureau parisien. Bientôt, lui aussi ferait partie de la masse brûlante des pare-chocs. Sagement rangé dans son couloir d’autoroute, comme un bon petit soldat.

Sonnerie du portable.

— Je t’écoute.

— C’est une blague ? L’immat que tu m’as filée, c’est celle de la camionnette de Julien Ramirez.

Загрузка...