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20 h 40. Éclairé par l’ampoule faiblarde, Nicolas était assis, seul, dans la cave de Ramirez, une bière tiède entre les jambes et les différents dossiers de l’affaire étalés devant lui. La satisfaction du travail bien fait lui donnait du baume au cœur. C’était lui qui avait insisté pour rechercher le premier impact, le Pébacasi. Et il se nichait là, dans la diagonale de son regard, un mètre cinquante au-dessus de sa tête. Nicolas s’était fait une joie d’appeler Manien pour lui annoncer sa trouvaille.

Grâce à cet impact, Bellanger pouvait désormais se refaire un film assez précis du scénario du 20 septembre. Il avait tout consigné avec soin sur son Moleskine, page après page.

Tout avait démarré aux alentours de 22 h 30. D’après Mélanie Mayeur, une femme avait frappé à la porte d’entrée de la maison. Ramirez s’était levé sans un bruit, avait observé avec discrétion par la fenêtre de la chambre. Une fois revenu auprès de Mayeur, il avait parlé d’une femme dont la voiture était tombée en panne. Il n’avait pas ouvert. Cette inconnue était revenue dix minutes plus tard et avait pénétré dans la maison avec la clé d’entrée, dont elle possédait un double.

Nicolas s’envoya une gorgée d’alcool, tirant deux déductions. La première, Ramirez ne connaissait pas Pébacasi, sinon il n’aurait pas dit, selon les propos de Mayeur : « Fallait tomber en panne ailleurs, connasse. » Et la seconde, Pébacasi avait voulu s’assurer de l’absence du propriétaire pour entrer dans la maison avec la clé. Elle ne voulait pas l’affrontement avec Ramirez, mais cherchait plutôt quelque chose. Quoi donc ? Pouvait-il s’agir des tableaux de sang récupérés par Sharko ? Du calque avec les points ? De la fresque des diables ? Était-elle en relation avec l’une des victimes ? Cherchait-elle des preuves de la culpabilité de Ramirez ? Toujours est-il qu’elle s’était aventurée à la cave. Pendant ce temps, Ramirez s’était emparé de son HK P30 et avait circulé à pas de loup. Il avait dévalé l’escalier glissant et s’était retrouvé face à face avec Pébacasi. Et là…

Le flic leva les yeux vers le plafond.

— Un accident. C’était un accident, et non une exécution. Tu ne cherchais pas à le tuer en pénétrant chez lui. Tu voulais l’éviter, au contraire.

Il nota le mot sur son carnet et l’entoura. L’accident était l’hypothèse la plus probable. Quoi d’autre pouvait expliquer cet endroit incongru où s’était logée la première balle ? Nicolas se leva et se mit à gesticuler, tel un comédien qui rejoue une scène avant le tournage. Ramirez était arrivé par surprise, mais il n’avait pas utilisé son arme. Il était vif, musclé, jeune. Sans doute avait-il pensé avoir le dessus. Une lutte s’était engagée, les deux avaient roulé au sol.

Nicolas posa sa bière et s’accroupit, visage orienté vers le plafond. Il imaginait : Ramirez dessus, elle dessous… Elle avait pointé son arme sur la gorge et avait tiré. Mais pourquoi ne pas tout laisser en plan et prendre la fuite ? Pourquoi ce besoin de déguiser l’accident en meurtre ignoble ?

Nicolas se mit à aller et venir, se réchauffant le fond de la gorge avec l’alcool. Un peu flottant, il se sentait bien, ici, dans ces profondeurs, à réfléchir. Il redoutait déjà le moment de rentrer, quand les visages des cadavres découverts la veille viendraient le hanter.

Donc, Pébacasi avait décidé de rester. Son téléphone avait sonné, à 22 h 57 précises. Mayeur était encore à l’étage, elle avait entendu les sonneries mais n’avait rien dit. Puis elle s’était sauvée par la fenêtre en silence, tandis que Ramirez, déplacé au fond de la cave, recevait une seconde balle à travers la gorge, tirée avec sa propre arme.

Nicolas cueillit dans un dossier des photos de la cave avant nettoyage, ainsi que des gros plans du cadavre, qu’il scruta pour la énième fois. Ramirez avait été charcuté et fourré aux sangsues comme un bon far breton. Pébacasi avait le cœur bien accroché et une imagination remarquable. Pensait-elle déjà aux flics quand elle avait agi ? Cherchait-elle à les déstabiliser ? Leur faire croire qu’elle était perverse alors qu’en fait elle avait tout fait pour ne pas croiser Ramirez ?

Nicolas revint au niveau du premier impact. Pébacasi avait voulu détourner leur attention, les éloigner du premier tir. Elle n’était pas née de la dernière pluie, avait replacé le corps exactement dans la même position.

Il fixa l’espace du fond, il sentait que les réponses étaient juste là, suspendues au-dessus de sa conscience. Soudain il se figea devant l’un des murs. Puis il retourna fouiller dans les dossiers. Il en sortit l’impression couleur du pistolet HK P30 et l’observa avec attention.

— Bingo !

Il alla se mettre à la place du mort, imagina la position exacte du tueur, face à lui. Puis se redressa et, son Sig Sauer en main, prit la position assassine : à genoux, face au cadavre imaginaire, l’arme bien droite.

Il se souvenait de la remarque faite à Sharko, le soir de la découverte du corps : seule une fenêtre d’éjection à gauche pouvait expliquer la présence de la douille au milieu d’un entassement de briques, juste derrière lui. Dans ce cas, le tube en étain aurait percuté le mur de gauche très proche, puis rebondi vers l’arrière. Problème : la fenêtre d’éjection de tous les HK P30 se situait sur la droite, comme sur son Sig Sauer.

Nicolas remonta en quatrième vitesse, récupéra des boules Quiès dans le coffre de sa voiture — il y stockait aussi une brosse à dents, des Coton-Tige, un peigne et un pack entamé de douze bières —, redescendit à la cave et reprit sa position, une fois les oreilles bouchées. Il visa le trou dans le mur, ferma un œil et ouvrit le feu. La douille fila sur la droite, bondit sur le sol et n’atteignit même pas le mur proche de l’entrée. Même avec le capharnaüm le soir de la mort de Ramirez, impossible que la douille se retrouve derrière lui, au niveau des briques.

Nicolas fit un rapide croquis sur son carnet, puis se jeta sur le rapport balistique établi par Guy Demortier, ainsi que sur les photos des scellés jointes au dossier, prises par Franck. Gros plan sur la douille prélevée au niveau des briques, photographiée sur fond neutre cette nuit-là : elle était bien de marque Luger comme celle tirée dans le château d’eau, c’était bien elle que Demortier avait analysée et, aucun doute possible, elle correspondait à la balle Tizicu profondément enfoncée dans le mur face à lui.

Mais alors, où est-ce que ça buggait ? Où Nicolas se trompait-il dans son raisonnement ? Un détail lui échappait encore. Il récupéra sa propre douille et s’immobilisa devant sa balle plantée dans le mur au moment de la récupérer. Elle n’était presque pas enfoncée, contrairement à celle cueillie au même endroit, cette nuit-là.

Il retourna au niveau de l’impact du plafond. Là aussi, faible pénétration du projectile. Il décrocha son téléphone et appela le balisticien qui répondit après quatre sonneries.

— Je suis désolé de te déranger si tard, mais une question risque de m’empêcher de dormir.

— Je t’écoute.

— On a enfin trouvé le premier tir, le Pébacasi, dans le plafond de la cave de la victime, à quelques mètres de l’autre impact, le Tizicu. Le matériau dans lequel se sont enfoncées les balles est le même, la brique. Or, le trou dans le plafond est beaucoup moins profond que celui dans le mur. Je n’y connais pas grand-chose en arme. C’est quoi, l’explication, selon toi ?

— Tête pleine, tête creuse.

— C’est-à-dire ?

— Les têtes creuses sont utilisées pour faire le plus de dégâts possible dans leur cible, sans, théoriquement, en ressortir. On dit que la balle « champignonne » ou s’épanouit dans sa cible. Les têtes pleines sont beaucoup plus perforantes et continuent en général leur trajectoire. Les dommages collatéraux sont plus grands. C’est pour ça que les forces de l’ordre sont désormais équipées de munitions à tête creuse. Depuis 2010 ou 2011, je crois.

Nicolas observa la balle écrasée dans sa main. Donc, la balle tirée dans le mur était une tête pleine, et celle dans le plafond une tête creuse. Pébacasi disposait d’une arme avec le même genre de projectiles qu’eux, les flics.

— Les têtes creuses sont très répandues ?

— Elles sont normalement interdites à la vente pour les armes de poing et ont été faites, comme je te dis, pour les forces de l’ordre et l’armée.

— Le tireur serait donc quelqu’un de la maison ?

— C’est probable, oui, mais on ne peut pas l’affirmer. Ces munitions, je doute fort que votre tueur se les soit procurées légalement. Dans les circuits parallèles, on trouve des têtes creuses, provenant de stocks volés. Beaucoup moins que les têtes pleines, mais quand même. Enfin bref, tout cela est difficile à estimer. J’ai répondu à ta question ?

— Oui, merci, Guy.

Il raccrocha et prit des notes rapides, perturbé par cette histoire de têtes creuses et têtes pleines. Quelqu’un de la maison, peut-être… Un flic, un militaire, un douanier ? Un individu qui, en tout cas, savait comment tromper les enquêteurs et arranger une scène de crime. Qui avait fait preuve d’un sacré sang-froid, aussi.

Nicolas termina sa bière, content de sa trouvaille. « Le diable se cache dans les détails », avait dit le type de la station de péage. Et une somme de détails pouvait, au final, mener à une résolution. N’était-ce pas là une conviction de Sharko ? Progressivement, le capitaine de police avait l’impression de se rapprocher de Pébacasi. De la cerner un peu plus.

Manien était chauffé à blanc, il n’apprécierait pas l’épisode avec le coup de feu et l’utilisation d’une arme de service sur une ancienne scène de crime. Chaque tir en dehors d’un stand devait faire l’objet d’une procédure stricte. Beaucoup de paperasse, et le boss s’en donnerait à cœur joie pour lui coller un blâme aux fesses, ce genre de conneries. Mais Nicolas ne lui accorderait certainement pas ce plaisir. Alors il allait garder sa petite expérience de ce soir pour lui et n’en parler à personne. Cette affaire dans l’affaire, sur laquelle « on » lui reprochait d’utiliser des ressources, c’était la sienne. Il ne lâcherait pas l’os.

Il ramassa sa douille, la glissa dans sa poche à côté de la balle, puis décida de lever le camp suite à un message sur son téléphone. À plus de 22 heures, Chénaix voulait les voir pour le bilan des treize autopsies.

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