Ils avaient décidé de lancer les premières fouilles à l’aube, le lendemain, et de commencer par cette partie du parc régional de la Haute Vallée de Chevreuse où, d’après la carte, se trouvaient quatre « marques » dans un périmètre d’une dizaine de kilomètres. Si la première était clairement localisée au milieu d’un étang proche du village de Choisel, les trois autres se situaient plus au nord, en pleine forêt. La carte de Ramirez était suffisamment précise pour limiter les différentes zones de recherches à des cercles d’une centaine de mètres de diamètre.
Depuis une grosse réunion, la veille, où chaque enquêteur avait mis ses découvertes à plat devant l’ensemble du groupe, Grégory Manien avait monopolisé toutes les ressources nécessaires pour une opération d’envergure. Policiers, chiens, matériel de détection — les métaux notamment —, plongeurs…
En ce premier dimanche d’automne, l’impressionnant déploiement n’était pas passé inaperçu. La presse locale suivait et, même si ordre était donné aux policiers de ne communiquer aucune information pour l’instant, difficile de mentir sur les raisons d’une telle opération. Avec les réseaux sociaux, la vague médiatique déferlerait dans les heures à venir.
À 7 h 10, les lourds aboiements résonnaient entre les troncs rectilignes, comme un matin de partie de chasse, tandis que des rangées de bottes alignées avançaient en phase. Si chaux vive ou odeurs humaines il y avait quelque part, les saint-hubert au flair surdéveloppé les dénicheraient.
Alors que Jaya s’occupait des jumeaux et qu’elle se débrouillait tant bien que mal avec le jeune Janus, Franck et Lucie attendaient, eux, au bord d’un étang, les mains dans les poches de leurs blousons à la fermeture remontée jusqu’au cou. Un soleil blanc découpé par les troncs s’arrachait à peine de l’horizon. Des nappes de brume frôlaient la surface grise, sous laquelle disparaissaient des hommes en combinaison néoprène et alourdis de bouteilles de plongée.
Henebelle fixait les bulles d’air sans un mot. Peut-être leur équipe du 36 s’apprêtait-elle à révéler au grand jour l’une des pires histoires criminelles de ces dernières années. Treize corps, disséminés dans les eaux et forêts des Yvelines, victimes vraisemblables d’un même bourreau. Treize individus qui s’étaient volatilisés, un jour, sans plus jamais donner de nouvelles à leurs proches, à leurs amis, et dont l’identité devait traîner dans un fichier parmi des dizaines de milliers d’autres. Treize victimes qu’aucun dossier ni aucun enquêteur n’avaient visiblement réussi à relier entre elles.
Lucie n’arrivait toujours pas à réaliser qu’elle était à l’origine de cette histoire. Il avait suffi d’un appel de sa tante pour tout déclencher, de la même façon qu’un battement d’ailes de papillon en Angleterre provoque un raz de marée en Thaïlande. Combien de temps Ramirez aurait-il continué à tuer sans cet appel ? Combien de nouvelles victimes ? L’aurait-on attrapé un jour ?
Elle ne cessait de penser aux révélations de Franck, à ces vies de meurtriers fauchées par le passé. Elle s’imagina dans la cave de Ramirez, seule avec lui, consciente de toutes les abominations qu’il avait commises. En position de force, avec la possibilité de presser la détente. L’aurait-elle vraiment fait si elle avait eu le choix ?
Les aboiements redoublèrent, mêlés aux élévations lointaines de voix. Les deux flics comprirent que leurs collègues, plus loin dans la forêt, avaient fait une découverte. La nature allait peut-être régurgiter son premier corps.
Des têtes masquées crevèrent la surface de l’eau et nagèrent en direction des policiers. Ni plage ni berge ne permettaient un accès facile à l’étang, juste cerné d’un mur de verdure d’environ un mètre de haut. L’un des plongeurs ôta l’embout de son détendeur de sa bouche.
— On a un colis, mais ça a l’air bien lesté. Ça ne va pas être simple à remonter.
Ses collègues se positionnèrent entre eau et terre, tandis que lui restait là pour soutenir leur trouvaille. Une grosse bâche bleue saucissonnée de cordes épaisses et de grillage vert perça la surface de l’onde. Les plongeurs firent une chaîne et, aidés des deux policiers, parvinrent à haler le paquet. Vu la vase et les microalgues accrochées au plastique et aux cordages, le séjour dans l’eau ne datait pas de la veille.
Ils placèrent le paquet un peu en retrait de l’étang, dans un endroit accessible et dégagé. Des nuages de têtards pris au piège gesticulaient dans les replis du plastique. Lucie imagina Julien Ramirez saucissonner sa victime comme une araignée, l’enfermer dans son fourgon, se glisser dans cette forêt en pleine nuit et la larguer au fond de l’eau.
Franck prévint Manien par téléphone. Un quart d’heure plus tard, Levallois, Chénaix et deux techniciens de l’Identité judiciaire arrivaient à pied, lestés de leur matériel.
— On est en train de déterrer aussi de l’autre côté, fit Jacques. Même genre de bâche mais sans le grillage, enterrée un mètre sous terre. C’est Guillard, de l’équipe Jourlain, qui s’occupe de la procédure, on n’est pas trop de deux pour tout consigner. J’ai l’impression qu’on va mettre au jour un véritable cimetière.
Déclics de l’appareil photo. L’un des techniciens tournait autour du sinistre paquet et bombardait sous tous les angles, tandis que Jacques notait les informations utiles à l’enquête : heure, lieu exact, conditions… Puis vint la délicate ouverture. L’un des plongeurs détourna la tête à la vue de la masse gluante retrouvée piégée sous l’eau, comprimée entre métal et plastique. Une vraie flaque de chair asexuée.
— Pas frais, marmonna Chénaix en s’approchant. Pas frais du tout.
Même lui plissa le visage. S’il existait des jours dont on pouvait se dire qu’ils devaient ressembler à l’enfer, celui-ci en faisait partie. Les nerfs des équipes furent chauffés à blanc. À midi, cinq corps à des degrés de dégradation différents avaient regagné la lumière. La plupart du temps, Ramirez avait marqué d’une croix inversée le tronc de l’arbre le plus proche du lieu de l’enterrement, astuce qui lui permettait de retrouver l’endroit, ce qui facilita les recherches.
À 15 heures, on en était à huit.
Lucie, Franck et leurs coéquipiers mirent au jour le neuvième sac dans la forêt domaniale de Marly-le-Roi, pas loin des anciennes forteresses médiévales. Lorsque les techniciens procédèrent à l’ouverture, ils révélèrent un corps de femme flétri par la chaux vive. Lucie sentit sa respiration se bloquer à la vue du petit anneau au brillant trouvé sous la tête, que Jacques plongea dans un sac à scellés. Elle recula, manqua de tomber et alla s’enfoncer dans la végétation pour vomir.
Le sort de Laëtitia était désormais gravé dans le marbre.
— On est tous très fatigués, souffla Franck d’un air grave.
Nicolas observait Lucie qui se vidait.
— Et ce n’est pas encore fini.
Franck avait proposé à Lucie qu’elle rentre se reposer, mais elle insista pour rester jusqu’au bout. Elle tiendrait le choc et ne pouvait pas disparaître en permanence. Alors, ils poursuivirent leur chemin de croix. Tout au long de la journée, le nombre de journalistes collés à leurs baskets avait grossi. Bien sûr, on leur interdisait d’approcher, mais ils restaient près des voitures, photographiaient, interrogeaient promeneurs et riverains. Ils ne lâcheraient pas l’affaire.
Tous ensemble, les flics de l’équipe Manien déterrèrent le treizième et dernier corps à 23 h 05 dans le bois aux alentours de Bazincourt, dans la partie la plus au nord du département. Les halogènes creusaient la nuit, martyrisaient les visages fatigués après ces seize heures de fouilles ininterrompues. L’ensemble du groupe et une dizaine d’autres personnes se tenaient autour de ce dernier cadavre que la chaux vive avait asséché au point de le rendre aussi friable qu’un vieux parchemin.
— On y est, soupira le chef en s’adossant à un arbre. Treize corps…
Plus aucun entrain dans la voix, juste un sinistre constat. Cette affaire qui le réjouissait quelques jours plus tôt — la dernière de sa carrière — virait au cauchemar. Ils avaient les corps, tenaient le coupable, mutilé au fond de sa cave, éliminé par deux balles qui avaient creusé le même sillon dans sa gorge, mais ils n’y comprenaient rien. Quel monstre avait été Ramirez ? Pourquoi ces multiples meurtres ? Avait-il agi seul ou avec d’autres diables ? Tant et tant de questions qui allaient les forcer à mener une enquête à rebours. Remonter le temps pour avancer.
— Je veux qu’on rende à ces cadavres un peu de leur humanité, ajouta Manien, quel que soit le temps que ça prendra. Qu’on retrouve les treize familles, qu’on leur permette de faire le deuil. Et pour ça, on doit piger ce qui s’est passé. Entrer dans la tête de Ramirez. Je vous demanderai de redoubler d’efforts. Ce soir, s’il devait y avoir une seule satisfaction, ce serait celle-là : ce salopard de Ramirez ne tuera plus jamais. Rappelez-moi de remercier Pébacasi quand on la coffrera.
Il lança un regard aux journalistes, en retrait.
— Je vais donner à manger aux corbeaux…
Franck éprouva le besoin de serrer ses fils contre lui quand il rentra tard, cette nuit-là. Comme si ses enfants étaient les paratonnerres de toutes ses angoisses. Il commença par Jules, le sortit de son lit avec délicatesse et le laissa dormir contre son épaule. Puis il resta là, dos arrondi sur le lit, sans bouger. Dans l’obscurité, Lucie s’était approchée d’Adrien, elle lui caressait la joue. Seul le silence les séparait, une vraie coulée de ténèbres glaçantes. En ramenant à la lumière tous ces cadavres, ils avaient tous deux vu, dans les orbites noires de Laëtitia, le reflet de leur mensonge.
Et tandis qu’ils câlinaient leurs enfants, quatre médecins légistes alignaient, sur deux rangs par manque de place, les cadavres nus et anonymes dans la salle d’autopsie la plus spacieuse de l’IML. Ceux pêchés dans l’eau étaient restés dans leur bâche, car non transportables. Leur premier travail serait d’essayer de définir au mieux les périodes de décès, afin de reconstituer la sinistre épopée de Julien Ramirez et de comprendre l’origine du carnage. Puis, après les autopsies, viendrait la longue et parfois impossible tâche d’identification. Manien avait raison : des familles attendaient des réponses.
À 6 h 12, presque vingt-quatre heures après le premier coup de pelle, Paul Chénaix décida de la répartition des corps entre ses collègues et, en même temps qu’eux, dessina son premier trait de scalpel.