L’Établissement français du sang Île-de-France, au cœur du CHU Henri-Mondor, à Créteil, était l’un des cent trente-deux centres répartis sur tout le territoire, mais celui-ci avait la particularité d’abriter la BNSPR, la banque nationale de sang de phénotype rare.
À l’intérieur du bâtiment, certains défilaient devant un accueil pour remplir des fiches, d’autres disparaissaient dans des bureaux de médecins. Plus loin, on trouvait un centre de collation, histoire de se recharger en sucre après le don. Derrière une vitre, les donneurs allongés, une poire en plastique serrée dans le poing, étaient reliés à d’énormes machines qui brassaient les litres et les litres de composés sanguins. Des seniors qui voulaient sans doute se rendre utiles, mais Nicolas fut surpris par le nombre de jeunes adultes, casque sur les oreilles ou livre à la main. Il observa le va-et-vient des infirmières, des médecins, des laborantins… L’un des monstres qu’ils cherchaient se cachait peut-être parmi eux.
Nicolas et Pascal furent accueillis par une chargée de communication, mais le capitaine lui fit comprendre en deux mots qu’ils n’étaient pas venus faire du tourisme, si bien que, cinq minutes plus tard, ils entraient dans le bureau du directeur de l’EFS.
Geoffroy Walkowiak, une bonne cinquantaine, n’avait pas l’air commode et semblait excédé d’avoir dû raccourcir son rendez-vous téléphonique. Il leur présenta deux chaises et s’installa face à eux, une méfiance manifeste dans les yeux. Le sang était un sujet sensible qui redoutait les éclaboussures.
— Je vous écoute.
Nicolas alla au plus court, livrant dans un premier temps un minimum de détails.
— Il y a plusieurs éléments qui motivent notre visite. Le premier, nous avons un besoin urgent de savoir qui a accédé aux informations de l’une de vos donneuses régulières, Laëtitia Charlent. Nous avons toutes les raisons de penser que ce membre du personnel a également eu accès aux données d’autres individus du même groupe que Laëtitia, le groupe Bombay. Nous devons l’identifier le plus vite possible.
Walkowiak se recula dans son fauteuil afin d’accentuer la distance qui les séparait. Il avait le visage sec, les os à fleur de peau et une moustache grise taillée à la mode « dictateur ».
— Vous vous doutez bien que je ne peux répondre à ce genre de requête. Tout comme vous, nous avons des lois qui encadrent le champ de nos compétences. La bioéthique et la protection des données privées nous interdisent de…
Nicolas n’écouta pas son baratin. Il poussa d’un geste sec son téléphone portable sur le bureau.
— Vous savez, les lois, la plupart du temps, même nous, les flics, on passe outre. Jetez un coup d’œil à ces photos. Il y en a une cinquantaine, vous n’êtes pas obligé de toutes les regarder.
Le responsable prit le portable. D’un mouvement d’index, il fit défiler les clichés et plissa le nez.
— Pourquoi vous me montrez une chose pareille ?
— Les treize corps découverts dans les Yvelines… C’est nous qui avons trouvé ces cadavres l’un après l’autre. Laëtitia Charlent, âgée de seulement 20 ans et donneuse de sang dans votre établissement, en faisait partie. Toutes ces malheureuses victimes ont été vidées de leur sang jusqu’à la dernière goutte.
Un silence. Le directeur prit la mesure de la gravité de la situation.
— Et vous pensez que… ces morts seraient liées à leur groupe sanguin ? C’est pour cette raison que vous êtes ici ?
— C’est plus que plausible. D’après notre anthropologue, qui a analysé les squelettes, ces corps ont des origines ethniques différentes — Chinois, Indiens, Africains. Ça colle bien avec des racines réunionnaises. Et donc, potentiellement…
— … des groupes sanguins de phénotype Bombay. Bon Dieu !
Nicolas et Pascal échangèrent un bref regard de satisfaction : le type était ferré.
— Aucun policier ou gendarme n’a jamais pu relier ces enlèvements, ajouta Robillard. Ils sont étalés dans le temps, sur deux ans estime-t-on, et aussi sur le territoire, sinon des enquêteurs auraient fini par faire des recoupements. Il y a des hommes, des femmes, de tous âges. Aucun profil ne se distingue, hormis ces fameuses origines ethniques pour certains. Celui qui s’en est pris à eux connaissait la rareté de leur sang, il a forcément eu accès aux données stockées dans votre système.
Walkowiak rendit le téléphone à Nicolas et agita la souris de son PC.
— Pourquoi, selon vous, les responsables de ces horreurs feraient-ils ça ?
— On comptait sur vous pour nous le dire. Est-ce que ce groupe sanguin a des caractéristiques spéciales, en dehors de sa rareté ?
— Je ne peux entrer dans les détails, vous n’y comprendriez rien. Mais pour faire simple, sachez que le sang est composé de globules rouges, de plaquettes et de globules blancs, le tout transporté dans un liquide riche en sels minéraux et protéines appelé plasma. Un globule rouge possède, à sa surface, des antigènes, et le plasma des anticorps. Si vous injectez des globules rouges d’une personne A dans le plasma d’une personne B — c’est le cas pour une transfusion —, alors les anticorps de la personne B vont attaquer les globules étrangers si les groupes sanguins ne sont pas compatibles. Cela crée ce qu’on appelle des chocs transfusionnels, qui peuvent entraîner la mort.
Il jeta un œil à son portable qui vibrait, refusa l’appel entrant.
— Vous connaissez surtout deux systèmes de groupes sanguins — le groupe ABO et le groupe Rhésus —, mais sachez qu’il en existe trente et un autres avec, dans chaque système, des complexités qui rendent parfois les transfusions et les greffes d’organes extrêmement délicates. Pour le sang Bombay, les règles sont claires : son porteur peut donner à tout le monde, c’est l’un des sangs les plus universels au monde, mais ne peut recevoir que du sang Bombay. D’où l’importance des donneurs de sang rare, qui nous permettent de constituer des stocks et de fournir des poches à un autre porteur de sang rare compatible, en cas de nécessité : accidents, maladies génétiques, accouchements, grosses opérations chirurgicales.
Nicolas réfléchit. Il pensait aux poches vides dans la cave de Ramirez, à l’hirudine des sangsues qui permettait le stockage, à ces litres d’or rouge qui avaient quitté les corps de leurs malheureux propriétaires. Pray Mev constituait-il sa propre banque de sang Bombay ? Pourquoi ? Pour pouvoir transfuser sans crainte n’importe quel individu, quel que soit son groupe ? Que venait faire Mev Duruel et son groupe si rare dans l’équation ?
Le responsable s’était mis à pianoter sur son clavier, coupant Nicolas dans ses pensées.
— Tout est tracé, du donneur au receveur, de celui qui fait des recherches dans le système ou consulte des fiches, quel que soit son établissement d’origine. Ma propre connexion en ce moment même est archivée.
Les policiers gardèrent le silence, les minutes défilèrent, et ils commençaient à se dire que la piste ne mènerait nulle part, lorsque le visage du directeur se fit grave. Après de nouveaux clics, il se recula sur son siège, abasourdi.
— Vous avez trouvé quelque chose ? demanda Pascal.
— J’en ai bien l’impression… D’après la fiche, il s’agit de l’un des laborantins qui travaillent sur la qualification biologique du don, au labo de Rungis… « Travaillait », plutôt. Ça fait presque deux ans qu’il n’est plus en poste.
Il leva les yeux vers les policiers.
— J’ai travaillé là-bas avant de venir ici en remplacement de l’ancien directeur, je connaissais ce laborantin. Il me semble qu’il était déjà en arrêt maladie.
Il encaissa, silencieux, puis revint vers son ordinateur.
— À ce que je vois ici, quelques semaines avant son arrêt, il a lancé tout un tas de recherches, chaque fois tard le soir. Et uniquement sur les Bombay. D’ordinaire, on fait ce genre de choses pour les statistiques, mais jamais avec autant de détails. Lui, il a tiré des listings avec les âges, les identités, les adresses des donneurs. Plus de trois cent quatre-vingts personnes passées au crible…
Il accusa de nouveau le coup, l’œil rivé à son écran. Nicolas ne tenait plus en place : les identités des treize victimes étaient sans doute là, perdues dans cette longue liste de donneurs de sang Bombay. Le responsable poussa un soupir et annonça :
— Arnaud Lestienne. J’ai son adresse sous les yeux.