Le campus de Jussieu de l’université Pierre-et-Marie-Curie, à deux pas de la Seine et du Jardin des Plantes, était une ville dans la ville dédiée aux sciences. Plus de vingt mille étudiants, une fourmilière d’enseignants-chercheurs, une ruche de laboratoires de recherche axés sur quatre grands pôles, de l’ingénierie à la chimie moléculaire, sans oublier les sciences de la Terre. Un bouillon de matière grise qui avait vu germer entre ses murs des prix Nobel de physique, des médailles Fields[6], des directeurs de recherche au CNRS…
Lucie errait dans les allées. Elle n’avait pas eu la chance de suivre un cursus universitaire classique — les erreurs de jeunesse, les échecs scolaires —, mais espérait bien voir Jules et Adrien aller le plus loin possible. Elle les imaginait déjà assis sur ces marches, à 19 ou 20 ans, leur mèche blonde sur le front, à refaire le monde à coups de formules et de théories. Et elle espérait être là pour les applaudir à la cérémonie de remise des diplômes.
Ces pensées la rendirent encore plus malheureuse. Leurs enfants pouvaient tout perdre, eux aussi. Leur liberté de bien grandir, avec leurs deux parents, leur avenir. Lucie avait l’impression de ressembler à Sisyphe avec son rocher : au moindre faux pas, elle entraînerait tout le monde dans sa chute.
Franck arriva enfin.
— Fallait que je sorte du 36, ou j’allais péter un plomb. C’est où ?
Ils se mirent à la recherche du bâtiment A, qui abritait le laboratoire Neuroscience Paris Seine au nom barbare de « CNRS UMR8246/Inserm U1130/UMPC UMCR18 ». Lucie considéra son homme avec gravité.
— Nicolas sait, c’est ça ?
— La poisse nous poursuit. Le dossier de procédure pénale est arrivé au pire moment. Nicolas a capté et, maintenant, il a embarqué Pascal avec lui alors qu’il ne le fait jamais. Je suis certain que c’est pour lui poser des questions sur ce fameux dossier.
— Qu’est-ce qu’on va faire ?
— J’en sais rien. Nicolas est aigri, il en veut à la Terre entière et pourrait tout faire pour nous pourrir la vie. La bonne nouvelle, c’est qu’il sait que ton oncle est mort et ne jugera sans doute pas nécessaire de se rendre chez ta tante. Même s’il commence à se poser des questions, il n’a pas l’ombre d’une preuve.
Ils s’engouffrèrent dans le bâtiment, Lucie s’annonça à la secrétaire. Jérémy Garitte, la cinquantaine, vint les accueillir et les emmena dans son bureau. Il referma derrière eux, les pria de s’asseoir et regroupa ses mains en pyramide sous son bouc argenté. Un cerveau synthétique était posé juste devant lui, à côté d’une figurine de Dark Vador. Il fixa plus particulièrement Lucie.
— Vous ne m’avez pas dit grand-chose au téléphone. En quoi puis-je vous aider ?
— Nous enquêtons autour d’un meurtre violent. Pour être brève, la victime a sûrement mené des recherches sur une série de trois accidents à la suite desquels le comportement des personnes impliquées a changé : ces individus ne ressentent plus de peur, n’ont plus la notion de danger, si bien qu’ils ont été amenés à accomplir des actes insensés avec, au bout, un nouvel accident. Carole Mourtier faisait partie de la liste. Je suis allée la voir, et c’est ce qui nous a conduits à vous.
Jérémy Garitte parut soufflé. Ses paupières se baissèrent.
— Des comportements insensés… Ainsi, il y en aurait d’autres dans son cas ici, en France.
— On en a bien l’impression.
Vu son changement de posture, Lucie lui apportait une information qui l’intéressait au plus haut point.
— Qui sont-ils ?
— La seule survivante, c’est Carole.
— Vous me laisseriez les identités des deux autres ?
Sharko se pencha vers l’avant.
— Si ça peut servir les intérêts de l’enquête. Mais nous devons d’abord entendre ce que vous avez à nous dire au sujet de Carole Mourtier.
Le chercheur sembla approuver le franc-parler des policiers. D’un long tiroir, il sortit un dossier qu’il garda fermé et posé sur sa gauche.
— En collaboration avec des équipes suisses et allemandes, j’étudie depuis des années les mécanismes neurobiologiques impliqués dans les processus de peur et d’anxiété. Pourquoi avons-nous peur du noir lorsque nous sommes seuls, et pas en groupe ? Quels sont les seuils de déclenchement de la peur ? Que se passe-t-il dans le cerveau lorsque nous sommes confrontés à une source de danger ? Pour tout vous dire, je me suis intéressé à Carole Mourtier par le plus grand des hasards : un ancien copain d’école avec qui je suis resté en relation la suit en kinésithérapie. Il m’a contacté il y a un mois et m’a parlé de cette absence totale de réaction face à des situations stressantes ou dangereuses.
Il désigna les montagnes de feuilles et de documentation qui s’accumulaient sur ses étagères, à proximité d’autres figurines — Batman, Superman, qui cadraient mal avec l’impression de rigueur que dégageait sa personne. Même encerclé de ses théories et de sa science, le type avait gardé son âme d’enfant.
— Ici, je fais beaucoup de recherche fondamentale, mes compagnons de jeu sont des rats et des souris, j’écris des articles et ne sors presque jamais de mon labo. Mais… cette histoire m’intriguait. Et puis, il y avait eu des antécédents.
— Quand ? Où ?
— Marcus Malmaison, vous connaissez ?
Lucie secoua la tête, mais Sharko hésita : ce nom lui disait quelque chose.
— Il doit bien avoir 80 ans, aujourd’hui. Il était à l’époque un journaliste de faits divers qui a travaillé aux côtés de Jimmy Guieu pour une émission hebdomadaire de radio spécialisée dans l’ufologie. C’était dans les années 1970–1980, et ça s’appelait « L’invasion commence ».
— Ah oui, je me rappelle à présent, lâcha Franck. « L’invasion commence »… ça m’était sorti de la tête. Malmaison parcourait le monde à la recherche de phénomènes étranges liés au paranormal, aux petits hommes verts, aux Poltergeist.
— C’est exactement ça. Un peu barré, le monsieur, vous pouviez le voir un jour à proximité de la zone 51 et, le lendemain, au fin fond de la Sibérie à l’endroit où s’était écrasée une météorite. J’étais ado et je n’ai raté aucune de ses émissions. Ça traitait déjà de la peur, ça me passionnait.
Lucie remua sur son siège, elle s’impatientait. Garitte s’en aperçut et revint au sujet qui les amenait.
— Bref, suite à ma rencontre avec Carole Mourtier, je me suis souvenu d’une vieille édition de « L’invasion commence » où Malmaison parlait d’habitants qui avaient eu, eux aussi, des comportements étranges liés à l’absence de peur. Ça s’était passé au tout début des années 1980, dans la ville de Ciudad Juárez, à la frontière mexicaine. J’ai récupéré l’enregistrement. Je vous préviens, les explications de Malmaison sont très vaseuses, je n’ai pu en tirer aucune déduction, cependant les points communs sont bel et bien là. Je n’ai pas encore eu le temps de creuser le sujet en profondeur. Mais si vous voulez, je vous donnerai le fichier audio, il est sur mon ordinateur.
Franck tendit une carte de visite. Garitte considéra l’e-mail indiqué au bas.
— Je vous l’envoie après votre départ.
— La piste des extraterrestres, on n’y avait pas pensé, souffla Lucie à Franck.
Elle haussa les épaules et s’adressa à leur interlocuteur.
— Pour en revenir à Carole Mourtier, donc.
— Je suis allé chez elle, un samedi. On a discuté, puis je l’ai soumise à des images censées être stressantes : insectes, serpents, araignées, fantômes, visages effrayants. Son absence de réaction était plutôt surprenante, d’autant plus qu’elle se rappelait avoir toujours ressenti une aversion profonde pour les serpents. Alors j’ai décidé de pousser les tests. Je l’ai amenée chez des collègues, dans un laboratoire de psychologie expérimentale, à Boulogne-Billancourt, où ils disposent d’un programme très performant de mesure des émotions.
Il ouvrit le dossier et montra les photos aux policiers. Carole Mourtier était installée au milieu d’une pièce, dans un gros fauteuil bardé d’électronique, face à un écran, un casque sur les oreilles. Au bout de l’accoudoir gauche, trois boutons colorés : rouge, vert, blanc.
— J’ai pris ces clichés le jour des tests. On a projeté des centaines de photos, émis différents bruitages, on lui a demandé d’appuyer sur les boutons en fonction de l’émotion ressentie. Vert pour agréable, rouge pour désagréable, blanc pour indifférent. Pendant plus de deux heures, on a mesuré ses rythmes respiratoire et cardiaque, la conductivité de sa peau, sa température corporelle, le volume de sang dans ses artères… Le verdict était sans appel : physiologiquement parlant, Carole n’avait plus aucune réaction par rapport à l’angoisse, la peur, même face aux situations de surprise stressantes. Comme si la peur, et uniquement elle, avait été gommée du catalogue de ses émotions.
Lucie se rappelait les propos de la veuve du plongeur, et l’absence de hausse du rythme cardiaque sur la montre. Exactement les mêmes symptômes. Elle rebondit là-dessus :
— Comment c’est possible ?
— Savez-vous ce qu’est la peur, pour un scientifique comme moi ? Un ensemble de manifestations physiologiques dues à la libération d’une hormone, l’adrénaline, suite à l’apparition d’un danger. Ces modifications physiologiques, comme la hausse instantanée du rythme cardiaque ou de la température, nous permettent de surréagir afin d’assurer notre survie. Si vous devez fuir, votre cœur est déjà prêt, vos muscles sont chauds. Quant à la notion de danger, elle a deux origines : ou elle provient d’un héritage génétique — on fuit le serpent parce que nos ancêtres l’ont fui, c’est, pour faire simple, gravé au fond de notre ADN —, ou d’un apprentissage — conduire à gauche en France est dangereux.
Il souleva le cerveau en plastique, l’ouvrit comme un fruit coupé en deux et désigna deux petites zones en forme d’amande.
— Si Carole n’avait plus aucune de ces notions, alors c’était que le problème venait de ces zones… On sait depuis quelques années que les circuits neuronaux de la peur se situent surtout dans une région du cerveau nommée complexe amygdalien, situé lui-même dans la région antéro-médiale du lobe temporal. C’est ardu mais, pour faire simple, on va dire que les amygdales cérébrales — et plus particulièrement la partie médiane du noyau central — sont les décideuses finales de la réaction de peur : une fois stimulées, elles engendrent la réponse comportementale de l’organisme face à un danger, via la sécrétion d’adrénaline. Et si l’organisme de Carole ne sécrète plus d’adrénaline…
— … c’est qu’il a un problème au niveau de… de ces noyaux centraux.
— Exactement.
De sa pochette, il sortit des imageries de scans RX cérébraux, ces grands clichés translucides en noir et blanc, où l’on distinguait différentes coupes de l’organe. Il en plaça deux côte à côte à plat devant lui, et pointa les zones minuscules des amygdales.
— …Ces scanners cérébraux ont été réalisés à deux époques différentes. Le premier lorsque Carole Mourtier a reçu la tuile sur la tête, le 8 mars 2013. Un scanner tout ce qu’il y a de plus normal. Le second, il y a moins de quinze jours. Ce n’est pas évident à voir, il faut savoir où chercher, mais sur ce dernier, les noyaux centraux sont moins sombres, comme s’il y avait une perte de matière manifeste exclusivement dans cette partie.
Lucie se remémora soudain les propos de Paul Chénaix : le cerveau de Ramirez semblait lui aussi touché par quelque chose. S’agissait-il de la même région cérébrale ? Du même genre de pathologie ? Cela signifiait-il que Ramirez n’éprouvait plus la peur, lui non plus ? Elle se souvenait à la perfection de son visage quand il s’était jeté sur elle. La hargne dans ses yeux, l’agressivité, mais surtout pas la peur…
— Vos déductions ?
— Le neurochirurgien qui va s’occuper d’elle a pensé à une pathologie d’origine génétique rare, la maladie de Urbach-Wiethe. Elle provoque ce type de symptômes dans le complexe amygdalien, mais elle s’accompagne toujours de manifestations dermatologiques, un épaississement de la peau et des muqueuses. Or, ce n’est pas le cas pour Carole Mourtier. Peut-être une variante ? Ou une inflammation de cette partie du cerveau ? Mais, avec ce que vous me racontez aujourd’hui, ces autres cas déclenchés suite à des accidents… ce n’est a priori pas possible.
— Est-ce que… ça pourrait être un virus ? demanda Sharko. Une bactérie ? Une saleté qu’on attraperait dans la nature et qui s’en prendrait au cerveau ?
Le scientifique réfléchit et serra les lèvres.
— On ne peut pas exclure cette hypothèse. Je ne suis pas un spécialiste, mais je sais qu’il existe aussi aujourd’hui des maladies bien référencées qui s’attaquent au système nerveux central et à des zones très localisées, les encéphalites, notamment. Mais, sans ouvrir le crâne de Carole Mourtier ni faire des prélèvements, c’est difficile d’en dire plus. Les amygdales sont localisées en profondeur dans le cerveau, c’est une opération délicate.
— Quand doit-elle se faire opérer ?
— Dans trois semaines. On devrait en savoir plus à ce moment-là. Mais j’insiste : je peux essayer de vous aider, et aider Carole si vous me livrez davantage d’informations. Si ce que vous dites est vrai, si plusieurs personnes ont déclenché ce genre de symptômes, un point commun existe forcément. Un lieu qu’ils ont fréquenté, un aliment qu’ils ont ingéré, un médicament, puisqu’on parle d’accident… Peut-être même qu’il y a un rapport avec ces comportements au Mexique dans les années 1980. Donnez-moi ces noms.
Lucie et Franck en convinrent d’un simple regard : Jérémy Garitte pouvait être un allié important. Il avait des connexions dans le milieu médical, sans doute la possibilité d’accéder aux dossiers des personnes atteintes. Et les flics savaient qu’il se lancerait dans la quête avec toute son énergie : il tenait peut-être là la découverte de sa vie. Franck se leva.
— Très bien. Je vous transmets cela une fois au bureau. Dès que j’aurai reçu le fichier de l’émission de Malmaison.
Sharko lui tendit la main avec un sourire.
— « L’invasion commence »… Bon Dieu, c’était une sacrée bonne émission !