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Nicolas traçait sa route, à l’assaut des forêts toujours plus profondes de l’Yonne. Ses phares creusaient l’asphalte, blanchissaient les troncs noirs et serrés dans les virages rugueux. Le flic éprouvait le besoin d’aller au bout du chemin, de finaliser son enquête, contre vents et marées. Prouver qu’il n’était pas qu’un drogué incompétent.

Évidemment, il n’était pas fou au point d’intervenir seul et de tout gâcher. Juste ce besoin irrépressible d’avancer, de dévorer du kilomètre, de rouler jusqu’à plus soif, de repérer les lieux et de s’assurer que le domicile était toujours habité par Vincent Dupire, en relevant son numéro de plaque et en le soumettant au fichier des immatriculations. Ensuite, il servirait le tueur sur un plateau à son connard de chef, qui n’aurait plus qu’à finir le travail et récolter les lauriers.

Sur l’écran de son téléphone, il observa une photo du criminel que venait de lui envoyer le collègue d’Écully. Des yeux pas plus grands que des pièces de 10 centimes, d’un bleu clair presque blanc qui expliquait le port quasi permanent des lunettes. Des joues en entonnoir. Et ces fameuses rides qui lui labouraient le front, peut-être des cicatrices ou des malformations, car Dupire n’avait que 32 ans à l’époque de la photo. Nicolas imagina le calvaire des victimes soumises à ce regard de Viking. Dupire avait sans doute participé aux enlèvements — ils avaient été forcément deux lors de la disparition de Laëtitia. Était-il aussi impliqué dans les meurtres ?

Quinze minutes qu’il roulait sur ces routes sinueuses sans croiser âme qui vive, avec cette boule au ventre, ses mains qui tremblaient, son front tapissé de sueur tant il avait envie d’un shoot. Il n’aurait pas dû jeter la drogue. Une ronde folle de visages tournait sous son crâne : Camille, Sharko, Lucie, Ramirez, Dupire, le tout mêlé dans un bain de sang et une explosion de poudre blanche. Il ouvrit les vitres avant, haletant, et respira à grandes goulées. Quand tout alla un peu mieux, il se focalisa sur son GPS : plus que deux kilomètres.

Il doubla un hameau. De timides éclairages dans les chaumières tranquilles, des habitants devant la télé… D’après son appareil, il arrivait sur la route du Chêne, sillon d’asphalte bordé de fossés et ceinturé de champs. Le trou du cul du monde. Il roula ainsi sur trois bornes, jusqu’à ce que le GPS lui ordonne de faire demi-tour. Avait-il loupé quelque chose ? Pourtant, Nicolas était certain de n’avoir vu aucune maison.

Il rebroussa chemin, le pied plus léger sur la pédale, et discerna un chemin en terre qui s’enfonçait dans la campagne, sur sa droite. Les yeux plissés tournés vers les champs, il lui sembla apercevoir la silhouette noire d’une ferme. Il poursuivit encore jusqu’à l’entrée du hameau et se gara derrière d’autres véhicules : il ne voulait prendre aucun risque et, surtout, ne pas se faire repérer.

Il saisit la lampe de poche dans sa boîte à gants et mit son téléphone sur silencieux. Manien, Jacques, Pascal, ils avaient tous appelé. Ils pensaient peut-être qu’il s’apprêtait à faire une bêtise, mais il s’en fichait. Il s’engagea le long de la route, à bon rythme, jusqu’à gagner le chemin de terre. Le vent soufflait sec, tiède, chargé de ses relents d’été. Plus loin, la ferme en U se dessina sous un morceau de lune, protégée par un portail fermé avec une chaîne et un cadenas.

Nicolas se colla contre la grille et observa : de sinistres bâtiments anciens et abîmés, collés les uns aux autres, avec une grande cour centrale, une grange essoufflée, des dépendances, des squelettes de tôles et de bois amoncelés. Mais pas de véhicule, ni de lumière. Il hésita, puis longea le mur extérieur, jusqu’à dénicher un endroit qu’il put escalader sans difficulté. Dix secondes plus tard, il courait de l’autre côté, arme au poing au cas où.

Une lumière dorée adoucissait les reliefs. La campagne respirait avec calme. Nicolas veilla à rester dans l’obscurité des palissades. C’était pour ces raisons-là qu’il aimait son métier. L’adrénaline, l’excitation, la peur, aussi. Dans ces instants, il oubliait tout le reste et se sentait vivant.

Un hennissement abrupt manqua de lui faire exploser le cœur. Il aperçut, au niveau d’un box, la silhouette en ombre chinoise d’une tête de cheval. L’animal agita le museau et claqua du sabot contre la porte en bois de son enclos, avant de retrouver son calme.

Le policier se précipita vers le corps de ferme aux volets rabattus mais pas entièrement fermés : un loquet métallique les retenait à peine. Un coup d’œil dans chaque fente : les pièces semblaient vides. Personne, pas un bruit. Toutes les issues verrouillées. Nicolas se refusait à fracturer l’habitation — il ne s’agissait pas de tout foutre en l’air pour vice de procédure. Au pire, il pouvait attendre dans sa voiture que le propriétaire finisse par rentrer et, ensuite, transmettre l’immatriculation. Toute la nuit s’il le fallait, ce n’était pas le temps libre qui lui manquait.

Il longea tout de même les différentes dépendances, le cœur au bord de l’explosion lorsque le cheval surgit de nouveau sans prévenir. L’animal semblait jaillir d’un cauchemar, avec un œil blanc et sec, la gueule grise traversée de cicatrices, comme expulsé d’un champ de barbelés. Un habitant de l’ombre à l’image de cet endroit sordide, envahi de lierre, de mousse, de vieux fantômes. Dupire avait dû acquérir l’ensemble pour une bouchée de pain, cheval y compris. Il n’osa imaginer un sadique tel que lui face à cet animal. Le Charcutier du Nord bordelais

Plus en retrait, il remarqua un cabanon aux vitres crasseuses et couvertes de toiles d’araignées. Il en fit le tour, alluma sa lampe et balaya l’intérieur. Tous types d’outils pendaient aux murs, accrochés par des clous : tenailles, marteaux, scies. Sur un établi, une meuleuse, une perceuse, des forets et du matériel de quincaillerie. Si on omettait le fait qu’on se trouvait peut-être dans l’antre d’un assassin qui avait un jour dévoré partiellement un homme et kidnappé treize autres, il n’y avait là rien d’anormal. Juste des outils dans un endroit approprié.

Nicolas explora d’autres bâtiments et s’intéressa à la grange entrouverte. Un mikado de ballots de paille, des fourches, et surtout une voiture garée à l’intérieur. Il pénétra et visa le véhicule avec sa lampe. Faux espoir : il s’agissait d’une vieille Ford hors d’usage, à la tôle rouillée, sans capot ni plaque d’immatriculation, aux vitres cassées et laissée en plan. Même son moteur manquait.

Il quittait à peine la grange qu’il perçut un bruit étrange, derrière lui. Un son profond, lointain, presque étouffé. Une voix ? Il piocha son Sig dans son holster et jeta un œil par-dessus son épaule, interloqué. Il retourna à l’intérieur, éclaira les parois en bois, les poutres entrecroisées, l’étage accessible avec une échelle. Une fois là-haut, il évolua sur le plancher où traînait encore un peu de paille. Rien. Avait-il rêvé ? Ou alors, était-ce le vent ?

Il redescendait par l’échelle quand le couinement se renouvela. Le flic ne comprenait pas : le murmure semblait provenir du véhicule abandonné. Avec des mouvements précis de lampe, il lorgna dans l’habitacle, souleva le coffre à moitié déboîté. Rien. Il s’agenouilla au niveau du châssis, scruta même dessous, attentif à chaque centimètre de poussière. Un coup à devenir fou.

— Il y a quelqu’un ?

Pas de réponse. Il se redressa, fit le tour, sur ses gardes. Sa lampe accrocha alors la grosse planche de bois sur laquelle reposait la roue avant droite du véhicule. Pourquoi cette roue-là et pas les autres ? Une sinistre idée lui traversa l’esprit.

Mon Dieu, non…

Il espérait de tout cœur se tromper. Il se pencha à l’intérieur du véhicule, baissa le frein à main et poussa la voiture pour libérer la planche. Quand il décala cette dernière, une bouffée d’air glacé le frappa en pleine figure.

Une échelle métallique, incrustée dans un cylindre de roche, plongeait dans la nuit.

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