Athis-Mons, banlieue sud de Paris
Environ six mois plus tard, septembre 2015
— Il faut savoir que ton oncle s’était aménagé un bureau sous les combles, c’était son territoire et je n’y allais presque jamais. Il y avait tellement de maquettes d’avions là-haut que tu ne pouvais pas circuler sans en écraser une. Pas grand-chose d’autre ne comptait en dehors de son métier et de ses avions.
Les avions… Lucie Henebelle se rappelait bien ces petits morceaux de souvenirs. Quand elle était toute jeune déjà, Anatole en fabriquait avec du papier, du carton ou même du contreplaqué. Il emportait ces merveilles sur les plages du Nord et les projetait depuis le sommet des dunes de Malo-les-Bains, devant sa nièce à couettes blondes, folle de joie. Le temps avait passé. Trente ans plus tard, Anatole était mort, terrassé en pleine nuit par une crise cardiaque.
Régine lui tendit une pochette à élastiques. Alors que son mari avait été du genre compact et enrobé, elle était tout en verticalité, avec un front haut et des cheveux aux amples boucles irrégulières. Elle claudiquait et se déplaçait alourdie d’une canne depuis une dizaine d’années, ce qui ne l’empêchait pas de conduire ou de vadrouiller partout dans le quartier. Ici, tout le monde la connaissait.
— Ce que tu as entre les mains était caché au fond d’un tiroir verrouillé, dans les combles. Ça concerne sa dernière affaire, la disparition de Laëtitia Charlent, une jeune femme de 20 ans.
Lucie n’en avait jamais entendu parler. Elle vivait à une demi-heure de la petite cité résidentielle d’Athis, mais venait rarement rendre visite à cette partie de la famille. Ses jumeaux, son rythme de fou à la police criminelle du Quai des Orfèvres, les soucis quotidiens à gérer. Elle fit claquer les élastiques de la pochette.
À l’intérieur s’accumulaient une vingtaine de photocopies de procès-verbaux, des imprimés de casier judiciaire, des pages extraites d’un dossier de procédure pénale, une multitude de clichés en vrac. Sur les premiers d’entre eux, on distinguait une jeune métisse aux allures de garçon manqué, visage lumineux, cheveux noirs en frisettes de mouton, un piercing agrémenté d’un diamant au nez.
— C’est elle, la disparue. Laëtitia Charlent. Elle est belle, hein ? Et lui, la sale gueule sur les autres photos, là-derrière, c’est Julien Ramirez.
Lucie scruta les traits de l’individu d’une trentaine d’années, cheveux bruns ondulés, visage de silex aux arêtes tranchantes. En effet, il avait une sale gueule, avec son menton en galoche, ses joues crevassées qui arrondissaient une bouche en cul de poule, sans oublier ses yeux de loutre noirs et luisants. Son casier judiciaire mentionnait une peine de prison à Fleury, de 2008 à 2012, pour agression, détention d’arme illégale et tentative de viol. Une copie du dossier saisi par le greffier lors du procès était jointe.
— Il habite entre Longjumeau et La Ville-du-Bois, dans une maison isolée en retrait de la RN20, proche du bois, poursuivit la tante. Tu sais, pas très loin de l’antenne-relais téléphonique qui borde la nationale. C’est à tout juste quinze kilomètres d’ici.
Régine lui tendit un bloc de silicone bleu, qui était posé sur la table où fumaient deux tasses de café.
— Environ une semaine avant que ton oncle décède, ce kit de silicone est arrivé à son nom par la poste. Anatole m’a expliqué l’avoir commandé sur Internet, et que c’était pour ses maquettes d’avions. Mais il a menti.
Lucie constata, en effet, l’empreinte d’une clé sur l’une des faces du bloc. Sa tante sortit de sa poche la pièce métallique qu’elle fit coïncider avec l’empreinte.
— Ce bloc, il l’a utilisé pour mouler cette clé. Son bon de retrait au Carrefour de La Ville-du-Bois était dans la pochette à élastiques. Je suis allée dans la galerie marchande du magasin, avant-hier, avec le papier, en échange duquel le technicien m’a donné cette clé et rendu le silicone. D’après ce qu’il m’a raconté, Anatole avait déposé le moule trois jours avant son infarctus, le… 7 juillet, exactement.
— Il y a deux mois et demi.
— Déjà, oui. Anatole n’a pas eu le temps d’aller récupérer la clé. J’avais peur qu’après tout ce temps ce soit cuit, mais, Dieu soit béni, le gars l’avait mise de côté. Il est quasi certain qu’il s’agit du double d’une clé d’entrée. Et moi je confirme : c’est chez Ramirez que ton oncle voulait pénétrer. Je ne sais pas comment il a réussi à mouler la clé de ce type. Peut-être en fouillant dans son fourgon, ou en se faisant passer pour quelqu’un qu’il n’était pas. Après tout, Ramirez n’a jamais su qu’Anatole enquêtait sur lui.
— Comment tu sais que ce double est bien celui de ce… Ramirez ?
— À cause des autres photos, là-dessous. Regarde.
Tous les clichés, pris de nuit, étaient de mauvaise définition. Anatole avait mitraillé sans flash, embusqué semblait-il derrière des arbres. Sur le papier glacé, on distinguait une camionnette disposée de telle façon que ses portières arrière ouvertes se trouvaient à un mètre à peine de l’entrée d’une habitation. De toute évidence, le dénommé Ramirez transférait des sacs ou des objets lourds de l’intérieur de la maison vers le véhicule.
— Ce sont la maison et la camionnette de chantier de Ramirez. La date à l’arrière des photos indique qu’elles ont été tirées une semaine avant que ton oncle fasse la demande de moulage. À cette période, Anatole me faisait croire qu’il passait ses soirées au club de billard. Il rentrait deux fois par semaine aux alentours de 1 heure du matin. Mais j’ai réalisé hier, en découvrant tout ça, qu’il m’avait menti. Il surveillait Ramirez, la nuit.
Lucie but une gorgée de café, chahutée par les différentes révélations de Régine, qui l’avait appelée la veille et lui avait demandé de passer pour évoquer des découvertes faites au sujet d’Anatole. De là à imaginer que cela la mènerait à une affaire criminelle…
— Il faut que tu m’expliques plus précisément, ma tante, parce que je ne comprends pas grand-chose à ton histoire. Visiblement, il s’agit d’une disparition. Une victime, Laëtitia Charlent. Un suspect, Julien Ramirez. Mais ce dossier caché, ces photos, cette clé : mon oncle menait une enquête officielle, ou pas ?
— Officielle au tout début, mais avec cette pochette, cette clé, je me rends compte qu’il ne m’a pas tout dit et est allé beaucoup plus loin. Je vais te la faire courte. Il y a environ quatre mois, mi-mai, Laëtitia Charlent, placée depuis dix ans chez les Verger, une famille d’accueil, ne rentre pas du centre pour jeunes où elle passait ses après-midi. Ce centre se trouve à trois ou quatre kilomètres d’ici. Le commissariat d’Athis est averti, ton oncle mène les premières recherches de proximité avec ses collègues. Laëtitia est instable, elle a menacé à plusieurs reprises les Verger de ficher le camp. Alors, peut-être qu’elle est chez une amie, une connaissance, un foyer des environs ? Mais au bout de trois jours de recherches infructueuses, une procédure est ouverte pour disparition inquiétante et est confiée au truc pour les disparitions, là, à Paris.
— L’office central chargé des disparitions inquiétantes de personnes. L’OCDIP.
— Oui, c’est ça, l’OCDIP. Tu sais mieux que moi combien ils gèrent de disparitions par an, tes collègues. Des milliers. Le dossier s’empile avec les autres, ils ne se bougent pas les fesses pour retrouver Laëtitia. Elle est majeure. Une gamine d’origine réunionnaise qui se retrouve abandonnée dès la prime enfance, qu’on balade de foyer en foyer avant de la placer, qui menace à plusieurs reprises de disparaître… Comment ne pas privilégier la piste de la fugue ?
Régine but une gorgée de café.
— Tout ça, ça le mettait en rogne, Anatole. Il venait de prendre sa retraite mais on connaissait cette famille, ils font partie de l’association pour le Téléthon où je les vois encore plusieurs fois par semaine. Des gens bien qui se sentent toujours responsables de ce qui est arrivé. Et puis moi, je l’aimais bien, Laëtitia, c’était vraiment une bonne gamine. Enfin bref, tu connais ton oncle, il avait quarante ans de métier derrière lui et il détestait les échecs. Et puis, il disait toujours qu’on ne passe pas instantanément de « flic » à « non-flic » parce qu’on prend sa retraite. Flic un jour, flic toujours…
À 42 ans, Lucie n’avait que dix-huit ans d’ancienneté mais déjà l’impression que son job avait contaminé l’ensemble des cellules de son organisme et colonisé tous les espaces de sa vie privée. Pour sûr, son cerveau devait avoir la forme d’un flingue. Et vivre avec Franck Sharko, vingt-sept ans de Criminelle au compteur, n’arrangeait rien.
— Alors, mon oncle a continué à fouiner de son côté. Il a mené sa propre enquête.
— Exactement. Il gâchait ses journées à interroger les voisins, tout seul. À la longue, je n’ai plus supporté son entêtement, on se disputait souvent. C’était sa retraite, et il l’avait méritée ! Il n’en a même pas profité.
Elle tira un mouchoir d’une boîte et versa quelques larmes. Lucie ne se rappelait plus l’année de leur mariage, mais elle les avait toujours connus à deux, depuis sa prime jeunesse.
— Mais son acharnement a fini par payer. Au bout de trois semaines, deux témoignages différents se sont recoupés et ont mis en évidence la présence d’une camionnette de chantier grise. Quelques jours avant la disparition de Laëtitia, elle se trouvait tantôt dans une rue adjacente à celle de la famille d’accueil, tantôt à deux pas du centre pour jeunes. Un gros sigle sur la carrosserie annonçait « BÂTIMAT ». Anatole n’a pas eu de mal à retrouver l’entreprise : c’était celle de Julien Ramirez, un artisan auto-entrepreneur spécialisé dans la rénovation d’habitations.
Elle écrasa son index sur la face en papier glacé de Ramirez.
— C’était lui au volant ces fois-là, Lucie. Ton oncle, bien qu’à la retraite, a demandé à un collègue du commissariat de lancer une recherche et il a découvert que Ramirez avait déjà été condamné à de la prison pour agression et tentative de viol de 2008 à 2012. Dès lors, il a tout de suite signalé ça aux Parisiens chargés de l’enquête. Tu penses bien qu’ils n’ont pas apprécié sa démarche de cow-boy… Peu importe : le fait est que Ramirez a été interrogé en tant que témoin. Mais ils n’avaient rien contre lui, il n’a pas été inquiété.
— Comment il a justifié sa présence à proximité des lieux de vie de Laëtitia ?
— À cette période, il faisait du porte-à-porte pour faire la pub de son entreprise, il distribuait ses coordonnées. Les voisins ont pu confirmer. Ramirez n’avait aucun lien avec Laëtitia, personne ne les avait jamais vus ensemble. Et surtout, un client a été formel : au moment de l’enlèvement, il repeignait une façade à trente kilomètres de là. De ce fait, tes collègues parisiens n’ont même pas déclenché de perquisition, et Ramirez n’a jamais été placé en garde à vue. Tout ça, ça lui a mis un sacré coup, à Anatole.
Dans un soupir, elle remplit la tasse de café de Lucie, qui la remercia d’un geste.
— Je pensais qu’il avait tout abandonné, qu’il s’était résigné, jusqu’à ce que je trouve cette pochette et cette clé. Tu verras, il y a même une copie d’un morceau de dossier de procédure pénale du procès de 2008. Des expertises psychiatriques et tout. J’ai jeté un œil, ce Ramirez était un malade de la pire espèce.
Lucie repéra l’épais document.
— Le tribunal de grande instance de Bobigny… Comment il l’a obtenu, ce dossier ?
— J’en sais rien, je le découvre en même temps que toi. Par des contacts, sans doute, il connaissait du monde. Tu vois, il s’est acharné dans son coin, pour Laëtitia. Il a aussi surveillé Ramirez pour essayer de comprendre. Il me disait que ce type n’avait pas agi seul… Qu’il avait peut-être surveillé la gamine, mais pas procédé à son enlèvement. Qu’il avait forcément un complice.
Régine lui attrapa la main droite et la serra dans les siennes.
— Je sais bien que ça fait quatre mois que Laëtitia a disparu, mais peut-être qu’elle est encore en vie, Lucie. Peut-être que ce salopard la retient dans une cache au fond de sa cave ou ailleurs pour lui faire subir je ne sais quelles horreurs. On ne te voyait plus beaucoup, mais ton oncle a toujours eu de l’affection pour toi. T’es la fille de sa sœur, il s’est bien occupé de toi et de ta mère quand ton père est mort. Et puis, il était fier que tu sois flic au 36.
Elle fixa Lucie sans plus rien dire.
— Ma tante… Qu’est-ce que tu veux que je fasse, exactement ?
— Que tu jettes un œil à ses recherches, que tu te forges ta propre opinion. Et que, si tu sens que ça peut aller plus loin, alors… je ne sais pas, relancer une enquête sérieuse au 36 ?
— C’est plus compliqué que ça, tu sais bien.
— Oui, oui, mais si je te confie cette histoire, c’est parce que j’ai confiance en toi. On ne peut pas laisser sciemment quelqu’un comme Ramirez en liberté. Tes collègues du service des disparitions ne se bougent pas et, crois-moi, si j’étais encore en mesure de botter les fesses de cette ordure de Ramirez, je le ferais.
Lucie réfléchit quelques secondes.
— Personne n’est au courant ? Pas même ma mère ?
— Il n’y a que nous deux.
— Bien certaine ? Tu n’en as pas parlé dans le quartier ? Ni à tes amis des associations ?
— Je te dis que non.
Lucie sonda sa tante au fond des yeux. Elle vida sa tasse de café, prit la pochette et se leva.
— Très bien, je veux bien jeter un coup d’œil. Mais tu ne dois en parler à personne. Pas à maman, et surtout pas à Franck, je ne veux pas l’impliquer là-dedans pour le moment, il est sur un gros dossier. Ça nous concerne, toi et moi. Tu sauras tenir ta langue ?
Sa tante passa ses doigts sur sa bouche, comme pour se coudre les lèvres. Puis elle se leva à l’aide de sa canne et vint se serrer contre elle.
— Merci, Lucie. Tu n’as pas changé. Je savais bien que je pouvais compter sur toi.