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D’après les informations collectées par Franck et Nicolas, le journaliste Peter Fourmentel avait longtemps vécu aux États-Unis et écrit des livres sur la quête du Graal, les sorcières, les prophéties, les sectes lucifériennes… ainsi que des romans policiers au succès modeste.

Il habitait désormais rue Meslay, à deux pas de la place de la République, au dernier étage d’un immeuble au fond d’une impasse. Les deux flics montèrent l’un derrière l’autre, Franck en second, bombardant Lucie qui ne répondait à aucun de ses SMS. L’heure tournait, et c’était probablement leur dernière halte avant que Nicolas et lui retournent au 36. Sharko broyait du noir : qu’est-ce qu’elle fichait ?

L’homme qui leur ouvrit, vieille casquette des Dodgers vissée sur la tête, n’avait presque plus de visage. Le nez se réduisait à deux trous, ses oreilles, ses sourcils avaient disparu. Quant au reste… C’était comme si toute la chair avait glissé vers le bas et que les yeux étaient restés en suspension dans l’air — deux morceaux de cobalt sur une coulée de lave.

Les flics l’avaient prévenu de leur visite par téléphone une demi-heure plus tôt. Fourmentel vivait au milieu des journaux et des livres, envahisseurs bien rangés ou par piles dans les coins, sur les tables, au pied des chaises. Son ordinateur allumé indiquait que l’ancien journaliste travaillait sur un nouveau projet d’écriture.

— J’écris un livre doc sur les femmes tueuses, expliqua-t-il en les menant au salon. Rien de très original, mais ça se vend un peu. Faut bien remplir le frigo.

Il les pria de s’asseoir.

— Il fut un temps où c’était moi qui venais vous voir, pas vous. Qu’est-ce qui me vaut votre visite ?

Il fallait se concentrer pour le comprendre — la langue, les lèvres, le nez, c’était tout le système de prononciation qui vrillait. Les policiers expliquèrent la raison de leur présence, éludant au maximum dans un premier temps : une enquête en cours les poussait à s’intéresser aux milieux satanistes et surtout vampiriques. Sharko lui parla de l’orthographe si particulière du mot « vampyre ».

— Vampyres, soupira le journaliste. Je leur dois ce visage.

Il proposa des cafés que les policiers refusèrent. Il s’en versa une tasse.

— Vous allez devoir m’en dire un peu plus si vous voulez que je vous aide.

Nicolas prit les devants. Il parla des croix tatouées sur la plante des pieds, des rites de sang chez Ramirez, de Pray Mev, du corps de Willy Coulomb retrouvé vidé par les artères. En revanche, il n’aborda pas la partie avec les treize cadavres. L’expression de l’ancien journaliste resta neutre, même si l’on pouvait deviner des frémissements de muscles et de nerfs sous les cratères.

— Corsée, votre affaire. Et vous pensez que les vampyres ont un rapport avec ça ?

— On a toutes les raisons de le croire, oui.

— Vous la voulez courte ou longue ?

— Efficace, répliqua Sharko.

— Je vois… Pour comprendre qui ils sont vraiment, il faut oublier tout ce que vous croyez savoir sur eux, et relire attentivement Bram Stoker. Il a écrit dans Dracula que « la puissance du vampire tient à ce que personne ne croie en son existence ». C’est ainsi que se revendiquent les « vampyres ». Le « y » est là pour marquer la différence, la rupture avec l’image de l’aristocrate vêtu d’une cape rouge et noire, qui craint les gousses d’ail et les miroirs.

Alors qu’il allait fouiller dans une armoire pour en sortir un mince dossier, Sharko pensa aux miroirs brisés, dans la cave de Ramirez et chez Coulomb.

— Il ne me reste pas grand-chose de mes investigations, mais ça peut vous aider.

Il poussa des clichés vers les policiers. Façades colorées, tags, visages de jeunes à la peau grêlée, des Blacks, des Blancs. Dreadlocks, longs manteaux de cuir, gueules ouvertes desquelles, parfois, jaillissaient des crocs. L’odeur des gangs et de la prison.

— Jamaica, dans le Queens, à une heure de route de Manhattan. Des studios de tatouages, de piercings, de body-art dans des ghettos. C’est souvent dans ce genre d’établissement que tout commence, que le clan prend vie. Ceux que vous voyez sur ces photos sont jeunes, durs, violents, ils viennent du Bronx, du Queens, de Spanish Harlem… Ils sont en rupture avec la société. Certains portent les crocs ou les lentilles, mais la plupart d’entre eux restent discrets : quelques scarifications ou tatouages, tout au plus, qui montreront leur appartenance au clan. Le clan, c’est ce qui devient leur repère, leur point d’attache, un phare dans la nuit de leur existence. Ils se dévoueront totalement à lui.

Il pointa son index sur un visage.

— Lui, c’est Ice Pick, l’un d’entre eux. Après plusieurs semaines d’enquête et de rencontres dans les rues de New York, de mise en confiance, il m’a accepté et pris sous son aile. Bien sûr, il savait que j’étais journaliste. Je ne pouvais pas et ne voulais pas me cacher, ç’aurait été bien trop risqué si j’étais découvert. Il m’a accueilli chez lui, je me suis introduit dans son mode de vie, leur mode de vie, j’ai plongé, j’ai pu effleurer ce que c’était d’être un vampyre avant que… qu’on m’agresse…

Franck parcourait les photos et les passait ensuite à Nicolas. Willy Coulomb avait sans doute eu les mêmes ambitions que le journaliste, mais sans avouer qu’il enquêtait ou se documentait pour un projet. Il avait d’abord approché les milieux satanistes pour, peut-être, découvrir l’existence des vampyres, reclus dans ces profondeurs dont il cherchait tant à s’approcher. Il les avait trouvés…

— Plus vous vous enfoncez là-dedans, plus vous sombrez dans l’obscurité de ce que nous sommes. Dans vos propres ténèbres. Les vampyres revendiquent cette obscurité, ils l’affichent. J’ai vécu avec Ice Pick, j’ai suivi des membres de son clan, pas tous. Il y a d’abord eu les soirées soft, puis bien hard, j’ai même pu assister à une partie d’un rituel d’intronisation d’un nouveau membre, et ce n’était pas la joie, croyez-moi. Mais j’étais écarté de tout ce qui devait rester secret, entre vampyres.

— C’est-à-dire ?

— Les rites du sang…

Le mot était lâché. Sharko se souvenait de la question posée par Coulomb à Mev Duruel. « Quel est le secret du sang ? »

— Les vampyres en consommaient-ils, et pourquoi ? Si oui, où se fournissaient-ils ? J’étais là pour le savoir, obtenir les réponses à ces questions, sans lesquelles mon reportage tombait à plat. Mais personne n’y répondait, c’était le sujet le plus tabou, qui provoquait la colère et m’a valu plusieurs fois ce que j’appellerais des mises en garde. Mais une nuit, au cours d’une soirée bien alcoolisée, j’ai réussi à obtenir les aveux d’Ice Pick. Il a parlé… Il était prêt à me montrer jusqu’où ils allaient, parce que je n’avais, selon lui, fait qu’effleurer la surface. Il m’a fixé un rendez-vous dans un quartier du Queens, deux jours plus tard. Mais cette nuit-là, il n’est pas venu. Et on m’a pris mon visage…

Sharko et Bellanger écoutaient sans dire un mot, alors que Fourmentel buvait son café froid dans un pénible bruit de succion.

— On n’a jamais retrouvé le corps d’Ice Pick, son squelette doit traîner au fond d’un égout. Quant à l’enquête, elle n’est pas allée bien loin. Les flics ne mettent pas les pieds dans le Queens. Et puis, qu’est-ce qu’un Blanc comme moi fichait là-bas en pleine nuit, sauf s’il voulait se suicider ?

Il essuya ce qui lui restait de lèvres à l’aide d’un mouchoir.

— Vous vous brûlez si vous les approchez de trop près, au sens figuré comme au sens propre… Ces vampyres-là fonctionnent en meute, comme les loups, et sont soumis à un chef. Des loups parmi les hommes, capables de se fondre dans la masse, d’être invisibles. C’est là leur force. Ce sont des prédateurs. Oui, de vrais prédateurs, au sommet de la chaîne alimentaire. Des hommes au-dessus des hommes et des lois.

Nicolas pensait à Ramirez : il entrait dans les cases. Ancien délinquant devenu discret, un petit entrepreneur bien rangé après la prison, voleur de larmes et de sang, auteur de multiples crimes invisibles.

— Qu’est-ce qu’ils chassent ? demanda Nicolas.

— Le faible, le soumis, celui qui rentre dans les rails de notre société bien rangée. Oh, ils ne le traquent pas avec un flingue, mais ils le rejettent, le méprisent. Ils nous détestent tous, nous, les médias, le gouvernement, les normes sociales. Tout ce qui n’est pas « vampyre » est dégénéré à leurs yeux. Ils réfléchissent à un monde meilleur, sans nous, sans constituer de partis politiques ou autres qui sont bien trop visibles. Eux, ils restent reliés aux croyances occultes, aux rites satanistes, ils croient en l’arrivée de l’ère de Satan, pratiquent pour certains la magie noire, les sacrifices d’animaux. Ils adulent le diable, aiment la nuit, l’obscurité, se livrent à toutes sortes de déviances, notamment sexuelles. Ils ne connaissent aucun tabou.

— On sait qui ils sont ? Combien ils sont ?

— Bien sûr que non. Peut-être une centaine à New York, regroupés en une dizaine de clans. Et ici, à Paris, je ne sais pas, mais ils sont là, ils existent, ils rôdent, insérés dans nos vies et nos habitudes. Ils aiment les grandes villes, ils s’y sentent bien, libres de circuler en tout anonymat. Des lieux de la nuit par excellence, où personne ne regarde personne, où les créatures nocturnes peuvent être elles-mêmes.

— Comment on les approche ?

Sharko crut deviner un ersatz de sourire sur les lèvres de Fourmentel.

— En commençant par la base : les boutiques de tatouages, de piercings. Encore faut-il trouver les bonnes. Laissez tomber la boutique de crocs de la Goutte-d’Or, les conventions commerciales : les vrais vampyres n’y vont pas, trop voyant. Puis il faut remonter le réseau comme je l’ai fait, et ça risque d’être très compliqué dans votre costume de flic. Il faut connaître les codes, se tatouer soi-même, s’immerger, s’infiltrer. C’est un travail de longue haleine, de confiance, de discrétion, qui prend des semaines, des mois. Ces types-là se méfient de tout le monde.

Le flic songea au long chemin effectué par Willy Coulomb pour pénétrer le groupe. Il tendit la photo de la croix inversée.

— On a déjà la boutique de tatouages, on sait que les nouveaux membres y viennent se faire marquer, fit Nicolas. On pense que Pray Mev est leur nom de clan, et qu’ils sont peut-être une quinzaine. L’anagramme donne Vampyre. Ça vous évoque quelque chose ?

— Désolé. Vous pouvez aisément comprendre que j’ai décroché de tout ça depuis des années.

— Racontez-nous ce que vous a dit cet Ice Pick sur leur rapport au sang.

— Le sang… Le sang est lié à la douleur, elle-même liée au plaisir et au sexe. Sang, plaisir, douleur, le triangle de l’extase suprême. La morsure du vampire, dans l’imaginaire, a certes un dessein nourricier mais dégage avant tout une pure sensualité. Chaque fois que j’ai assisté à des scènes d’orgie, que j’ai vu des vampyres mordre leur partenaire, c’était dans le but de repousser les limites du plaisir et de la douleur. Les filles mordues sombraient dans des orgasmes violents. Le sang était un catalyseur des instincts primitifs, les partenaires sexuels devenaient comme… des bêtes.

Sharko imagina le tableau, Mélanie Mayeur lui avait donné un aperçu, avec Ramirez. Elle au lit, lui se maculant du liquide rouge, avec ces menottes à dents dans la chair de la jeune fille, alors qu’il la chevauchait. Les corps emmêlés, les baisers de sang, les coupures…

— Est-ce que certains d’eux en boivent ? Ou vont jusqu’à s’en injecter ?

— Tout existe. Il y a plusieurs strates, j’en ai dénombré trois. D’abord, les simples « buveurs de sang », qui vont utiliser tous les biais « légaux » pour combler leur appétit. Ça va du cunnilingus en période de règles aux jeux de sang : morsures pendant l’acte sexuel, dont je vous parlais, léchage d’arabesques sanguines dessinées sur le corps, fabrication de philtres d’hémoglobine, blessures consenties. Ice Pick était de ceux-là. Ils ne sont pas dépendants au sang, ils peuvent très bien vivre sans. Ensuite, il y a les fétichistes sanguins. Eux sont plus… dangereux. Ils sont excités sexuellement par le goût, l’odeur, la vue ou même la simple pensée du sang. Ils feront tout pour être en contact avec lui. Dans leur job, les lieux qu’ils fréquentent, leurs relations. Leur fixation sur le sang est telle qu’elle envahit leur vie et peut les pousser à commettre des délits. On les retrouve dans les morgues, les boucheries, les abattoirs, les hôpitaux, même les centres de don. Certains vont aller jusqu’à perdre du sang volontairement pour qu’on les hospitalise et les transfuse. La façon dont ils se vident de leur sang est invisible aux yeux des médecins : ils se piquent sous la langue, dans les gencives… Les plus extrêmes d’entre eux deviennent ces tueurs que vous connaissez, parce qu’il n’y a plus de limites à leurs fantasmes sanguins : Peter Kürten, John Haigh, et tant d’autres… Certains côtoient les vampyres, s’en revendiquent mais ne sont pas considérés comme tels, parce que cette fixation sexuelle les parasite… Mais, eux, ils s’autoproclament vampyres.

Sharko avait l’impression de naviguer au cœur même de la folie. Il laissa le journaliste finir son café et demanda :

— Et la dernière catégorie ?

— L’élite des vampyres, en quelque sorte. Le Graal. Ce sont les addicts au sang. Pour eux, l’ingestion du liquide qui coule dans nos veines est vitale, ils ne peuvent plus s’en passer. C’est comme un shoot d’héroïne. Ceux-là sont dangereux, très… perturbés. Je n’ai jamais pu les rencontrer ni assister à leurs « repas ». Ils sont tout en haut de la hiérarchie, ils se protègent, se cachent et méditent sur une société meilleure, ainsi que sur les moyens radicaux d’y accéder. Perturbés mais aussi très intelligents, car capables de tenir le clan, d’entraîner les adeptes jusqu’au bout de leurs convictions. S’ils sautent dans un ravin, tout le monde les suit…

Nicolas se pencha vers l’avant, les mains serrées entre ses jambes. Les vampyres de Pray Mev appartenaient sans doute à cette catégorie.

— On parle là de sang humain ?

— À cent pour cent.

— Comment ils se fournissent ?

— D’après ce que m’a raconté Ice Pick, certains ingéreraient leur propre sang : ils se couperaient les avant-bras avec des lames de rasoir et seraient capables de se prélever deux cent cinquante millilitres de sang en une seule fois, avec un cathéter. Là où vous voyez la définition la plus exacte du masochisme, eux voient un acte de force et de tradition vampirique. Mais, et je reste au conditionnel, la plupart passeraient par des fétichistes consentants qui veulent vivre des sensations extrêmes, ou par des soumis dont ils font leurs partenaires sexuels.

— Des espèces de réservoirs…

— On peut dire ça. Le tournis lié à la perte de sang plongerait ces donneurs volontaires dans des états de jouissance sexuelle absolue. Évidemment, ces rites du sang se dérouleraient toujours au milieu du clan, lors de soirées bien spéciales avec mise en scène : costumes, décors, perruques… Ils fonctionneraient, là encore, avec des cathéters, qui feraient circuler le sang d’artère du donneur à veine du vampyre. Ces donneurs consentants fétichistes, ils sont comme les assistants des magiciens : sans être vampyres, ils accèdent forcément à leurs secrets. Mais je n’ai jamais pu en rencontrer, ils sont aussi rares et discrets que les vampyres eux-mêmes. C’est pour cette raison qu’on les appelle les « cygnes noirs ».

Les deux policiers se raidirent, sous le coup. Tout leur revint alors en tête. Le travail dans l’abattoir, au contact du sang… Les propos du médecin, lors de la garde à vue, au sujet des anémies… La soumission à Ramirez… Le tatouage du cygne à la base du cou…

Ils avaient croisé un cygne noir, l’avaient retenu dans leurs locaux pendant vingt-quatre heures, et l’avaient relâché.

Mélanie Mayeur.

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