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Au 36, le lendemain matin, calé derrière l’écran de son ordinateur, Franck se sentait incapable de faire quoi que ce soit. Devoir mettre les pieds dans leur open space, serrer des mains comme si de rien n’était, plaisanter dans les couloirs, recevoir les félicitations des collègues pour l’arrestation de Dulac… Et cette douille Luger, enroulée dans son mouchoir au fond de la poche de son pantalon, quatre grammes capables de les envoyer vingt ans en prison, qu’il devrait à tout prix changer avec celle perdue au fond de la cave, porteuse de l’abomination de tous ses actes…

Même s’il ne le montrait pas, la peur le clouait à son siège. Une frousse épidermique comme il n’en avait pas ressenti depuis fort longtemps. Et il voyait que Lucie, dans sa diagonale, n’allait pas bien non plus, prostrée sur sa chaise. Elle avait tremblé dans le lit toute la nuit, en proie au pire des scénarios. La prison, lieu de mort, d’angoisses, de brutalité et de désespoir, la terrorisait, elle était son ogre, son croque-mitaine, le carburant de ses cauchemars. Elle avait supporté beaucoup dans sa vie, mais la privation de liberté l’anéantirait.

Alors Franck n’avait eu de cesse de la rassurer : ils allaient s’en tirer, voir grandir leurs enfants ensemble, vieillir à l’ombre d’un parasol dans leur jardin, et leur conscience finirait par occulter toute cette histoire en l’écrasant de milliers d’autres souvenirs. Au fond de lui-même, il doutait. Une sensation le tenaillait depuis la veille. Il fallait qu’il se débarrasse coûte que coûte de cette mauvaise aura.

Après le repas du midi, une fois tout le monde revenu à son poste, il se leva.

— C’est ma tournée.

Le numéro 1 du groupe revint avec cinq cafés : un sucré, un au lait pour Robillard et trois noirs. Caché derrière son écran, il observa Jacques Levallois boire le sien. Une demi-heure plus tard, le procédurier de l’équipe commençait à s’agiter sur son siège, les lèvres pincées : le laxatif lui tordait les boyaux. Dès lors, il multiplia les allers-retours vers les sanitaires avec la démarche d’un cow-boy descendu de son cheval. Sharko remarqua la façon dont Lucie le fixait : elle avait compris. À bout, Levallois enfila sa veste et éteignit son ordinateur.

— Je rentre, je ne sais pas ce qui se passe, j’ai un mal de chien au bide. Un truc que je n’ai pas dû digérer à la cantine.

Il les salua sans vigueur, mains sur le ventre. Franck déplaça son écran pour faire barrage entre ses yeux et ceux de sa compagne. Il se maudissait.

Et il attendit, attendit, incapable de travailler, cliquant dans le vide sur son écran pour faire croire qu’il s’activait. Plus les aiguilles tournaient — 15 heures, 16 heures, 17 heures —, plus les claquements des portes de prison résonnaient avec fracas dans sa tête. Que se passait-il ? Les flics locaux avaient dû être appelés dans la matinée par des riverains pour l’Audi. En tenant compte de toutes les procédures, l’alerte aurait dû être donnée au 36 au début de l’après-midi.

Et si, à cause d’un dysfonctionnement, l’affaire ne remontait pas jusqu’à la Criminelle ? Et si le dossier se voyait confié à une autre équipe que la leur ? Lucie avait raison : les risques que l’opération échoue étaient nombreux. Une envie le tenaillait : celle de prendre sa voiture et de foncer là-bas, juste pour voir. À ce moment-là, il frissonna, parce qu’il n’était pas différent de l’assassin qui cherche à tout prix à retourner sur les lieux du crime.

Après le départ agité de Levallois, l’ambiance, dans leur espace de travail, cet endroit où ils avaient partagé leurs victoires, leurs coups de gueule, leurs échecs aussi, était d’un calme olympien, comme à chaque lendemain de grosse affaire résolue. Suite à l’interpellation de Dulac, les hommes de l’équipe Manien éprouvaient le besoin de reprendre leur souffle, de répondre aux mails en retard, de décompresser un peu.

D’un regard, Sharko indiqua à Lucie qu’elle devait décoller sur-le-champ et récupérer les jumeaux à la garderie. Elle aussi attendait le fameux coup de fil avec une angoisse manifeste et n’avait pas envie de partir sans savoir. Elle finit par prendre ses affaires à contrecœur, se lever et se contenter d’un simple « À demain » lancé à la cantonade, avant de disparaître. Le lieutenant Pascal Robillard lui emboîta le pas, sac de sport à l’épaule, en route pour une nouvelle séance de musculation. Le colosse s’entraînait plus de quatre fois par semaine et n’était pas du genre à traîner tard dans les bureaux, surtout au terme d’une affaire gourmande en énergie.

Ils n’étaient plus que deux dans l’espace.

— Ça n’a pas l’air d’être la grande joie entre vous deux, fit le capitaine Bellanger entre deux clics de souris. Vous n’arrêtiez pas de vous bouffer des yeux.

— Lucie est un peu stressée avec la rentrée des classes. Adrien, ça va, mais c’est Jules qui pose problème. Il est grognon, il pleure. On dort mal en ce moment.

— On dort tous mal. On ne serait pas flics, sinon.

Ce furent les seuls mots de Nicolas Bellanger. Il retourna à son écran, une main sur la tempe, qu’il s’empressa de poser à plat sur son bureau. Ses tremblements étaient quasi invisibles, et Sharko ne les aurait sans doute jamais remarqués si Nicolas n’avait pas pris ce réflexe de dissimuler ses mains. Un jour, il lui avait demandé s’il buvait ou prenait des substances. Bellanger avait manqué de lui envoyer son poing dans la figure. Peut-être Sharko se trompait-il, mais son agressivité, son allure certains matins, lui qui avait toujours soigné son apparence…

Après l’affaire « Pandemia » et à la suite de la mort de sa compagne, deux ans plus tôt, « on » avait jugé préférable de lui ôter les rênes de l’équipe et de le replacer en arpenteur de rue, en numéro 2 du groupe, derrière Sharko. Une cascade de malheurs qu’il peinait à surmonter et qui avait profité à leur nouveau chef d’équipe, Grégory Manien, ressorti du placard pour l’occasion.

Depuis, Nicolas s’isolait, se donnait corps et âme à chaque enquête, preuve qu’il n’était pas mort, moyen surtout d’éviter de rentrer chez lui. Sa vie personnelle se résumait à des miettes de pain à jeter aux pigeons.

Sharko dut aller chercher loin pour se rappeler la belle époque. Bientôt, leur bureau serait un repaire de bras cassés, entre Robillard, qui se contenterait de son poste de lieutenant jusqu’à la retraite, Sharko, ex-commissaire, ex-chef, ex-tout, redevenu un écumeur de trottoirs, Bellanger, loup solitaire à la carrière brisée en plein vol et Lucie, qui ne retrouverait peut-être jamais ses capacités à mener une enquête sans penser à la nuit du 20 septembre 2015. À condition qu’ils ne finissent pas derrière les barreaux, tous les deux. En définitive, seul Jacques Levallois avait pris du galon et tirait à peu près son épingle du jeu. Sauf qu’en ce moment, il devait avoir les deux fesses sur le trône et le visage aussi rouge qu’une écrevisse.

Sharko se rongeait les ongles jusqu’au sang, ressassant encore et encore le film de ces dernières heures. Songeant à cette douille perdue qui revenait, ni plus ni moins, à avoir abandonné un Polaroid de Lucie sur le cadavre, avec le mot suivant : « C’est moi, Lucie Henebelle, qui l’ai tué. Vous me trouverez au troisième étage du 36, quai des Orfèvres. » Se remémorant les actes innommables à accomplir après le départ de la mère de ses enfants… Le médicament glissé dans le café de l’un de ses collègues… L’être humain était une espèce comme les autres : il luttait pour sa survie, et Sharko ne faisait pas exception.

À 18 h 20, le capitaine Grégory Manien entra dans la pièce, cigarette éteinte aux lèvres. Sharko ne l’aimait pas beaucoup, Nicolas le détestait — les deux hommes se livraient une vieille guerre, et Manien jouissait à chaque seconde de pouvoir lui donner des ordres ou de le plomber dès que l’occasion se présentait. Mais la retraite attendait ce vieux con aux portes du printemps 2016, elle le bâillonnerait définitivement.

Leur responsable lorgna les places vides avec un air de chien battu et fit jaillir la flamme d’un briquet à gaz pour embraser sa clope, une Gitane sans filtre. Il s’asseyait depuis des lustres sur les interdictions en tout genre. Derrière un voile de fumée, il leva les yeux vers Sharko.

— On m’a dit que t’avais fait une petite séance de tir tôt ce matin ? Toi, dans un stand de tir ? Ça devait valoir son pesant de cacahuètes. C’était comment ?

Franck avait voulu remplacer le plus vite possible la munition manquante dans le chargeur dix coups du Sig de Lucie et profité d’une séance de tir matinale pour dérober une cartouche. Les instructeurs flics étaient moins rigoureux que ceux de la gendarmerie et ne comptaient pas les munitions utilisées lors des entraînements.

— Mes performances balistiques t’intéressent tant que ça ?

— On va dire que tout ce qui concerne mon équipe m’intéresse. Alors ?

— Je pourrais tuer un cheval blanc en visant un cheval noir.

— C’est plus pour les vieux comme nous, ces conneries. Bon, l’amusement aura été de courte durée, une affaire en appelle une autre. On a un corps du côté de Longjumeau. L’IJ[1] est en route.

— Longjumeau ? C’est pas chez nous, ça.

— Oui, mais visiblement, ce qui s’est passé là-bas, c’est pas Oui-Oui au pays des Bisounours et le proc a jugé bon de nous saisir. Levallois, il est où ?

— Rentré. Mal au ventre.

— Ben voyons.

Sharko se leva de son siège et enfila une vieille veste noire, dans un calme maîtrisé de bout en bout.

— Te bile pas, je vais le remplacer pour la procédure et me coller au PV de constatation.

Sourire de Manien, empreint de cynisme.

— Tu ne vas pas le regretter, crois-moi, il paraît que c’est un bordel sans nom, là-bas. Je vous accompagne. C’est peut-être ma dernière affaire. Alors celle-là, on va se la plier en beauté.

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