La 306 sérigraphiée de la police nationale dévorait le ruban d’asphalte, direction Looze, un bled paumé à une trentaine de kilomètres d’Auxerre. L’Yonne, pays des forêts flamboyantes, des champs lumineux, des cerfs massifs, héritiers de siècles de traque et capables de vous plier le capot au prochain virage. En ce début d’automne, la nature était presque apaisée, à l’opposé de Sharko, forcé d’intérioriser, de faire bonne figure, d’être satisfait de cette piste qui s’offrait déjà à eux, mais ressemblait aux prémices d’un cauchemar éveillé. Il n’avait presque pas décroché un mot durant le trajet, et il ne fallait pas compter sur Bellanger sur ce point. Au fil des mois, une distance s’était creusée entre les deux hommes, leurs sujets de conversation s’étaient taris. De quoi pouvait-on discuter quand l’un avait tout — une femme, des enfants, une maison et un morceau de bonheur — et l’autre rien ?
Nicolas quitta l’autoroute A6 et roula une dizaine de minutes sur des routes qui semblaient mener au bout du monde.
— D’après le GPS, on y arrive. J’avais dit vers 13 heures, on a une heure de retard. Ça va.
Il chercha un ancien château d’eau, d’après les explications fournies par téléphone. Sharko le désigna dans une trouée d’arbres, au bout d’un chemin de terre qui s’enfonçait dans la végétation. Ils se garèrent derrière une voiture de gendarmerie, de laquelle sortit un homme aux larges épaules, engoncé dans sa tenue réglementaire, des rangers à la casquette bleu marine. Il tenait deux lampes torches et une pochette à élastiques. Échange de poignes viril.
— Capitaine Jacques Saussey, SR[4] de Dijon.
— Capitaine Bellanger, c’est moi que vous avez eu au téléphone. Désolé pour le retard. Et voici le lieutenant Sharko. Drôle d’endroit pour une rencontre, non ?
— Le lieu du crime, c’est un bon moyen de couper la poire en deux. Suivez-moi. Et prenez cette torche, vous en aurez besoin.
Bellanger avait gardé ses réflexes de meneur d’équipe, bien que Sharko le devançât hiérarchiquement au sein de leur groupe. Mais ce dernier laissa couler. Ils avancèrent sur le chemin. Le château d’eau, même s’il était visible, se trouvait à quelques minutes à pied.
— On a donc un point commun, vous et moi, résuma le gendarme. Nous disposons chacun d’une balle et d’une douille de calibre 9 mm, qui présentent exactement les mêmes caractéristiques balistiques d’après le système CRIBLE. Donc, sorties de la même arme.
— Tout à fait. Ces projectiles identiques sont la charnière entre nos deux affaires. Nous cherchons le même assassin.
Sharko gardait le silence à leurs côtés. Lui connaissait les deux assassins : Lucie qui avait abattu Ramirez d’un côté, Ramirez qui avait tué la victime du château d’eau de l’autre. Quelle horreur c’était de voir des collègues bâtir l’édifice de leurs enquêtes respectives sur de fausses hypothèses.
— Vous commencez ? fit Nicolas.
— Très bien. L’historique de l’arme, tout d’abord. Utilisée pour un petit braquage en janvier 2010 dans une supérette de la banlieue parisienne. L’auteur, un certain Alex Jambier, tire une fois en l’air pour impressionner, ce qui permet aux policiers de récupérer la douille et la balle et de rentrer les données techniques dans les fichiers. L’individu est arrêté quinze jours après son casse. Il a déjà refourgué l’arme, mais il peut la décrire précisément : il s’agit d’un HK P30 américain dont vous avez toutes les caractéristiques dans le dossier balistique. Faut savoir que Jambier est encore en cage à l’heure où je vous parle, pincé pour trafic de drogue il y a quelques mois, et qu’il n’a rien à voir avec mon affaire de meurtre. On a essayé de rechercher entre quelles mains cette arme aurait pu circuler, en vain. Sa trace est complètement perdue.
Ils approchèrent de l’édifice en forme de champignon, au béton rongé jusqu’à la moelle par du lierre, des orties, des broussailles. Une épave à ciel ouvert. Même les branches des arbres accolés venaient le vampiriser.
— Concernant le meurtre, à présent… Nous avons été saisis il y a une quinzaine de jours, le 5 septembre. Deux jeunes promeneurs qui aiment traîner dans les endroits désaffectés pour les photographier ont découvert le corps. Ils ont immédiatement informé les gendarmes de Joigny, à quelques kilomètres d’ici. Compte tenu de l’envergure du crime, l’affaire est d’abord remontée à Auxerre, puis chez nous, à Dijon.
Une chaîne et un cadenas, dont Saussey avait la clé, étranglaient la grosse porte rouillée du château d’eau. Les rubans à sceller posés par les gendarmes pendaient, décollés par l’humidité de la végétation.
— Ça fait plus de dix ans que ce château d’eau est à l’abandon, on dirait même que la forêt a poussé autour. Interdit d’accès, évidemment, car dangereux. J’espère que vous avez la forme, il y a un paquet de marches. Et longez bien les murs, il n’y a rien pour se tenir.
Le faisceau de sa lampe dévoila une structure interne impressionnante. De larges marches filaient en hélice vers le sommet, scellées à la paroi grise, sans rambarde de sécurité. Le cylindre s’élevait, étroit, oppressant, pareil à un piège mortel. Plus ils montaient, plus Sharko avait paradoxalement l’impression de s’enfoncer dans le mensonge.
— On pense que la victime était vivante avant d’arriver là-haut, sans doute menacée par l’arme à feu à l’origine de notre rencontre.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Les difficultés d’accès, mais surtout, les tortures, vous verrez. L’assassin voulait un endroit isolé, où il pouvait avoir le contrôle sur les alentours et où il pouvait prendre son temps. Parce que du temps, il en avait besoin.
Les respirations se firent plus saccadées. Après une centaine de marches, les trois hommes franchirent une trappe et se confinèrent dans la tête du château d’eau. Seul un petit trou percé dans le béton, sous les semelles de Sharko, permettait de distinguer la vertigineuse structure hélicoïdale tout juste empruntée. Avec sa torche, le gendarme Saussey éclaira les traces de sang encore au sol.
— C’est là qu’on a retrouvé le corps.
La présence de sang se résumait à une pluie de gouttes éparses. Le capitaine Saussey ouvrit sa pochette à élastiques et tendit des photos à Nicolas. Il les observa en silence, sous le faisceau de sa propre lampe. Sharko jeta un œil à son tour. Chaque geste, chaque parole résonnait contre les parois.
— On lui a bousillé les dents, tiré une balle en plein visage, coupé les dernières phalanges pour éviter toute possibilité d’identification. Tortures sur tout le corps au couteau, brûlures de cigarette sur les parties génitales. La victime a morflé. La montre à son poignet était cassée, on a trouvé de petits éclats de verre du cadran par terre. Coup de bol, et ce n’est pas souvent que ça nous arrive, elle nous a permis de dater précisément sa mort. Elle indiquait le 31, 23 h 50. Le 31 août, a estimé le légiste, car le corps aurait été dans un état dix fois pire s’il avait passé tout le mois d’août ici, à pourrir. Pour le moment, il repose dans un tiroir de la morgue de Dijon et on ignore toujours qui il est. Individu masculin de 25, 30 ans, corpulence moyenne, yeux bleus, cheveux bruns et courts, type européen, grosse tache de naissance au niveau du cou.
Franck parcourait les clichés un à un, le visage croqué par l’obscurité. Le cadavre, debout, dénudé, semblait avoir été aspiré de l’intérieur. Des tatouages sur le torse, l’épaule et le mollet droits. Ses poignets, attachés au-dessus de sa tête par une corde reliée à un pieu incrusté dans le mur. Et une grosse tache pourpre au niveau de la gorge, en effet.
— Tué le 31 août, découvert le 5 septembre, fit Sharko. Le cadavre a quand même l’air beaucoup plus ancien qu’une semaine. On dirait qu’il est parcheminé.
— Oui, pour deux raisons. La première, c’est qu’avec cette spirale et le trou, il y a un courant d’air qui circule dans ce château d’eau et qui a évité la prolifération de bactéries, donc un pourrissement trop prononcé. La seconde, c’est que le corps ne présentait plus une seule goutte de sang dans l’organisme. Vidé intégralement. À l’autopsie, le cœur était quasiment rétracté sur lui-même, aussi petit qu’une éponge sèche.
Franck et Nicolas échangèrent leurs clichés. Sharko se rappelait les propos de Lucie au sujet de Ramirez. Son séjour à l’hôpital psychiatrique pour sa folie du sang, et ce qui s’était passé lors de sa tentative de viol en 2008 : il avait saigné sa victime à l’épaule et léché la blessure.
— Il y a aussi des hématomes sur les côtes, caractéristiques du massage cardiaque. Comme si son assassin avait voulu forcer le cœur à pomper jusqu’au bout.
— Comment il s’y est pris pour vider le corps de son sang ?
— C’est comme pour un circuit d’eau qui alimente les radiateurs d’une maison. Vous coupez un tuyau quelque part, et le circuit se vide sous l’effet de la pression d’abord, et de la gravité ensuite. L’assassin a ouvert au niveau de l’avant-bras gauche — celui le plus proche du cœur —, a sorti une artère, l’artère radiale, l’a coupée en deux et a carrément appliqué une canule, un petit plastique transparent à l’intérieur de l’artère pour en maintenir les bords écartés afin que le flux sanguin reste important.
— Un vrai geste médical.
— En effet. Je suppose qu’il y avait un bac ou un seau en dessous, vu que nos équipes techniques n’ont décelé que très peu de sang alentour. Pour compenser la perte et maintenir la pression, le cœur s’est mis à battre plus vite, jusqu’à se trouver dans l’incapacité de se remplir correctement. Arrêt cardiaque, qu’a essayé de retarder au maximum l’assassin par des massages : il a aidé le cœur à tenir.
Nicolas imaginait la scène : la victime suspendue et vivante, le bourreau qui lui entaille la chair et se met à récupérer le précieux liquide dans un récipient, les pressions sur la cage thoracique pour retarder la mort.
— Le légiste pense que c’est seulement après qu’il a ouvert les artères au niveau des jambes, histoire de récupérer le reste du sang par effet de gravité. Il ne voulait pas en perdre une goutte. L’opération a dû lui prendre environ une heure. C’est par la suite qu’il a rendu sa victime anonyme et lui a arraché la moitié du visage avec la balle. Puis il est parti.
Nicolas s’arrêta sur une photo en gros plan du dos de la victime, écorché au niveau des omoplates. Il la donna à son collègue et fixa le gendarme.
— Vous savez pourquoi sa peau a été prélevée ici ?
— C’est l’une des inconnues.
— Notre victime de Longjumeau avait des scarifications exactement à cet endroit. Elles indiquaient Blood, Evil, Death… Vous n’avez rien remarqué sous le pied ? Pas de tatouage ?
— Si, regardez les photos. Là aussi, morceau de chair prélevé. De même, le légiste a relevé la présence de deux trous dans le sexe, au niveau du gland.
— Il avait un piercing, comme Ramirez.
— Les deux victimes seraient donc très proches ?
— Elles appartenaient probablement au même groupe, répliqua Franck, Pray Mev. Ramirez était selon toute vraisemblance sataniste. On dirait bien que votre victime aussi, et qu’on a tout fait pour effacer les références à Pray Mev. Sinon, une idée du profil de l’assassin ?
— Fibre médicale, sans aucun doute. Il savait où ouvrir pour vider le corps le plus efficacement possible. La scène était propre. Et puis, il y a eu les massages cardiaques ; et cette canule, on ne trouve pas ça au supermarché du coin.
Sharko peinait à imaginer Ramirez capable d’actes quasi chirurgicaux lorsqu’on voyait le bordel à sa cave et l’état plutôt déplorable de sa maison. Ce gars avait fait de la taule, plongé les mains dans la peinture et la colle chaque jour sur les chantiers. Mais, d’un autre côté, il y avait ses dessins, précis, qui témoignaient d’une patience et d’une maîtrise certaines. L’élevage de sangsues et le matériel chirurgical… Ses trajets GPS effacés… Une prudence et une minutie évidentes. Et puis, aussi, cette possibilité qu’ils soient deux, seule explication de l’enlèvement de Laëtitia Charlent alors que Ramirez travaillait sur un chantier. Deux kidnappeurs, deux tueurs.
— Des pistes ?
— Pas grand-chose. La victime avait des traces de graisse et d’essence de térébenthine sur les coudes et les pieds, et des marques de liens aux chevilles, alors qu’elle n’était pas ligotée aux pieds quand on l’a trouvée. Peut-être l’a-t-on enfermée plusieurs jours dans un garage ou un entrepôt avant de l’amener ici. On a mouliné le fichier des disparitions dans le secteur, rien de flagrant, surtout qu’on n’a pas vraiment de visage. Pas de traces ADN de l’assassin ni d’empreintes, de témoin, rien qui nous permette d’avancer vite. Autant vous dire qu’on a pris votre appel de ce matin comme une sacrée bonne nouvelle. Vous me détaillez, maintenant ?
— Descendons avant…
Les trois hommes se succédèrent dans l’hélice de marches et retrouvèrent l’air libre, au pied du château d’eau. Sharko prit une grande bouffée d’oxygène, tandis que Nicolas piochait une cigarette et en proposait une à Saussey qui déclina d’un geste. À son tour, il expliqua avec précision leurs découvertes : la mise en scène de l’assassin pour les contraindre à trouver le corps de Ramirez dans les plus brefs délais. La cave, la scène de crime, les plaies, les sangsues, les liens avec le satanisme. La fille, présente lors du crime et volatilisée.
Pendant ce temps, Sharko observait les alentours, dubitatif. Les cimes des arbres frissonnaient dans le vent, la forêt semblait le décortiquer de son grand œil noir. Pourquoi Ramirez avait-il choisi cet endroit particulier dans le département de l’Yonne ? Pourquoi à cent cinquante kilomètres de chez lui ? Avait-il retenu la victime dans sa cave avant de l’amener ici ? Ou l’avait-il attachée au radiateur dans sa pièce dédiée au diable ?
Le capitaine Saussey jugea qu’il était de leur intérêt commun d’entamer une collaboration et de mutualiser leurs avancées. Ils convinrent alors que, d’ici la fin de journée, ils s’échangeraient une partie des dossiers, avec l’accord de leurs supérieurs. Les trois hommes se saluèrent et se séparèrent sur l’A6, les flics dans une direction, le gendarme vers une autre.
En quittant les lieux, Sharko estima que sa situation personnelle n’était pas si catastrophique : on cherchait un tueur, propriétaire d’un HK P30 9 mm, arme américaine qui avait éliminé Ramirez et l’individu du château d’eau dans des conditions abominables. Point barre. Et on ne trouverait jamais ce tueur, par la force des choses, parce qu’il n’existait pas en tant que tel.
Mais son cerveau de flic ne pouvait s’empêcher de s’interroger sur les motivations de Ramirez. Pourquoi ce meurtre barbare ? Qui était la victime et qu’avait-elle fait pour mériter pareil châtiment ? Quel rôle jouait Laëtitia là-dedans ? Ces questions, Nicolas devait se les poser en partie, vu la façon dont il fixait la route sans rien dire. Il commençait sans doute à chercher d’autres liens entre les deux affaires.
Dans le flou de cette enquête insensée, Sharko n’avait en définitive qu’une seule et vraie satisfaction : Lucie avait éliminé une sacrée ordure.