L’équipe Manien, sans son chef, était réunie dans l’open space. Chacun avec une copie de la liste des trois cent quatre-vingt-quatre individus de groupe Bombay sous les yeux. Après s’être repoudré le nez aux toilettes, Nicolas se tenait à présent debout devant le tableau blanc et venait d’expliquer leurs dernières découvertes : les victimes, probablement de groupe sanguin très rare, comme Mev Duruel, l’interrogatoire d’Arnaud Lestienne, sa rencontre avec l’homme aux lunettes noires…
Il regarda sa montre.
— Bon, 17 heures passées. Avant qu’on se mette à décortiquer cette liste, j’ai discuté avec Chénaix au sujet des morsures. L’odontologue a référencé dix-sept mâchoires différentes. Une véritable horde s’est acharnée sur le corps de Mayeur.
Sharko serra les lèvres. Il imaginait une bande de fêlés, rapides et silencieux comme le vent, surgissant des profondeurs pour déchiqueter leur victime… Leurs bouches dans la chair, les cris, le sang. Puis ils étaient retournés se fondre dans l’obscurité de la ville, loin du corps suspendu au bout de sa corde.
— Mais ce n’est pas tout : l’une des blessures, au niveau de la gorge, était largement supérieure à toutes les autres. L’odontologue n’avait jamais rien vu de tel. « Des dimensions hors norme », selon ses propres termes. Les perforations étaient très profondes sur toute la largeur de la plaie, elles atteignaient l’os. C’était comme si le mordeur n’avait que des canines extrêmement longues. Une sorte de mâchoire immense et puissante, aux dents acérées. Une mâchoire quasi animale.
Tous s’observaient en silence. Nicolas songeait, bien sûr, à ce visage flou dans l’habitacle de sa voiture, mais il garda ces images pour lui.
— Le chef de meute, fit Jacques. Peut-être qu’il s’est pointé avec de fausses mâchoires, genre hyène ou loup, et qu’il les a enfoncées dans la chair pour nous impressionner ou nous mettre sur une fausse piste…
— Difficile à dire. L’eau de Javel avait détruit toutes traces biologiques.
Nicolas agita sa copie de la liste :
— Passons à ça, maintenant. La liste, composée à l’origine de trois cent quatre-vingt-quatre identités, a été réduite à trois cent douze en ôtant ceux qui ont donné leur sang récemment et ne peuvent donc faire partie des victimes. Ça fait environ soixante coups de fil à donner chacun. Il y a de fortes chances pour que la plupart de nos victimes se trouvent dans cette liste. Vous mettez de côté les individus qui ne répondent pas ou dont le numéro n’est plus en service, ce sont des victimes potentielles. Si personne n’est au bout de la ligne, laissez des messages sur les répondeurs… Cela donnera un bon premier tri.
Après le partage des noms de la liste, tous se mirent à l’action. Dans son coin, Sharko se sentit à demi soulagé : l’effervescence de ces dernières découvertes avait pris le pas sur tout le reste. Peut-être Nicolas avait-il oublié — ou tout au moins mis de côté — cette histoire de dossier de procédure pénale. Pour sa part, il avait contacté Chénaix pour voir si les zones abîmées dans le cerveau de Ramirez avaient été analysées depuis l’autopsie : il devait comprendre s’il existait un lien avec Carole Mourtier et la peur. À sa grande déception, l’anatomopathologiste, débordé, n’avait pas encore réalisé les examens, mais il allait s’y atteler.
Les coups de téléphone fusèrent et, comme au bon vieux temps — et ce même si Nicolas et Franck s’ignoraient —, l’excitation avait regagné l’équipe. La première « touche » fut pour Jacques, elle tomba une demi-heure après le début des appels. Il se leva et alla noter l’information sur le tableau.
— Je crois qu’on en tient une : Cécile Quidé, 45 ans, domiciliée à proximité d’Avignon. C’est son père adoptif que j’ai eu au téléphone, il avait récupéré le portable de sa fille dans son appartement. La disparue est réunionnaise. Elle n’a plus donné de nouvelles depuis février 2014. Elle vivait seule, en période de chômage. Une instruction pour disparition inquiétante a été ouverte à Avignon en mars 2014. Je vais entrer en contact avec eux. Le père m’avait l’air assez âgé, il était dans tous ses états.
Il regagna sa place. Chacun fixait ce nom noté au marqueur sous celui de Laëtitia Charlent, sur ce tableau où allaient s’aligner des identités anonymes. Des innocents qui devaient leur triste sort à la rareté de leur sang, et parce qu’ils avaient accompli l’acte merveilleux d’en donner pour sauver des vies. Ils avaient alors signé sans le savoir leur arrêt de mort.
Bellanger n’eut pas le temps d’apporter sa contribution à la liste. Manien se présenta sur le seuil de la pièce, visage fermé, veste boutonnée, et demanda que son subordonné le rejoigne dans son bureau avant de tourner les talons. Un courant d’inquiétude glaça l’espace où chacun se regarda sans un mot : Manien avait vouvoyé Nicolas.
Le capitaine de police remit en place son téléphone fixe, rempila un paquet de feuilles et sortit sans un regard pour ses collègues, le buste droit. Dans le couloir, il se frotta d’un geste vif les narines, écrasé par une mauvaise intuition.
Et il ne s’était pas trompé. Deux types en costume sombre, façon Men in Black, l’attendaient dans le bureau du chef : l’IGS, l’inspection générale des services. L’un d’entre eux ferma la porte derrière Nicolas. Grégory Manien était assis à son bureau, les poings serrés sous son menton.
— Vous savez pourquoi vous êtes là ?
Nicolas peina à trouver ses mots, déstabilisé. Il essaya de se débattre comme un poisson pris dans un filet.
— Écoute, Grégory, on est en train de dresser une liste des disparus et…
— Ça ne sera pas long, trancha l’un des deux types. L’affaire de quelques minutes.
L’homme enfila une paire de gants en latex et sortit d’un emballage du matériel que Nicolas reconnut sur-le-champ : un kit de test salivaire multidrogue, capable de détecter tous types de stupéfiants et d’en définir la famille : opiacées, THC, amphétamines, cocaïne… Le flic fixa son chef avec mépris.
— Qu’est-ce que tu fous ?
— Ce que je fous ? Je m’assure de la compétence de mon personnel dans une enquête ultrasensible où vous avez pris, me semble-t-il, de nombreuses libertés sans m’en rendre compte. Le juge m’est tombé dessus plusieurs fois à cause de vos écarts injustifiés. Vous vous croyez au-dessus des lois ?
— Et alors ? Ça n’a pas fait progresser l’enquête ? Tu sais bien qu’on n’a pas toujours le temps d’attendre la paperasse, on fait toujours ça ! Et toi le premier, bordel !
— Ne le prenez pas comme ça. Vous faites le test, c’est négatif, vous retournez bosser. Où est le problème ?
Nicolas serra les poings contre ses cuisses. Une vague de feu montait en lui et gorgeait ses muscles de sang.
— T’es à même pas six mois de la retraite et tu me chies dans les bottes. C’est quoi, ton problème ?
Nicolas se retourna pour se retrouver confronté à la poitrine d’un des deux gus. Il fixa l’inspecteur de l’IGS dans les yeux.
— Qu’est-ce que vous allez faire ? Me coffrer ?
— Vous savez ce que signifie un refus. Aveu de culpabilité. Nous allons prendre le dossier en main, ça peut mal tourner pour vous si vous ne vous soumettez pas au test.
— Parce que vous avez l’impression que tout va bien, là ? Je ne ferai pas votre putain de test !
Devant l’entêtement de Nicolas, l’inspecteur finit par s’écarter. Bellanger savait ce qu’il encourait : psychologue, cure dans un centre pour policiers, sanction disciplinaire avec blâme, peut-être même mutation dans un service moins exposé où on le priverait de son arme. Et ça le rendait fou : hors de question qu’il abandonne l’affaire, il s’était fait un point d’honneur d’aller au bout.
Et on le chassait comme un malpropre ? Un moins-que-rien ?
Il claqua la porte derrière lui, perclus de honte et, surtout, de colère : un feu de brousse qui grondait en lui et grossissait à chaque pas. Il se dirigea vers son blouson et l’arracha à son siège. Le seul mot qu’il adressa fut pour Sharko, au moment où il se retourna sur le seuil de la grande pièce.
— C’était mon enquête. Je voulais aller au bout, pour Camille, et tu cherches à m’en empêcher.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Espèce de balance.
Il dévala les marches quatre à quatre, entendit Sharko se précipiter, l’appeler depuis la rambarde du troisième, mais fonça dans la cour et s’engouffra dans sa voiture, avant de disparaître au quart de tour. Il laissa son portable sonner — ce salopard de Sharko essayait de le joindre.
— Va te faire foutre !
Il eut envie de balancer le dossier de procédure pénale qui traînait sur le tableau de bord, mais se retint. Une fois chez lui, il se débarrassa de la drogue au fond des toilettes et s’effondra dans son fauteuil, avec l’impression d’un vide de cathédrale autour de lui. Qu’allait-il devenir entre ces quatre murs qui lui filaient la gerbe ?
Il se précipita sur un verre qu’il remplit au tiers de whisky. But une gorgée qui l’écœura. De toutes ses forces, il balança le verre contre la cloison. Des éclats giclèrent jusqu’à la fenêtre de la cuisine.
Le policier se mit à pleurer, une photo de Camille entre les mains. Quand il eut mal au crâne, il essuya ses larmes de la manche de sa chemise et caressa le visage de papier glacé du bout des doigts. Pourquoi ce visage, ce sourire continuaient-ils à le hanter, nuit après nuit ? Pourquoi ne parvenait-il pas à s’extraire de ce tourbillon infernal qui l’entraînait vers le fond ?
L’empreinte de son pouce se dessina sur la vitre du cadre et disparut peu à peu des traits de Camille, comme un vieux souvenir. Nicolas resta figé face à ce phénomène et, soudain, se précipita sur ses clés de voiture.
Cela ne pouvait être qu’un signe du destin.
Camille venait peut-être de l’aider à identifier l’homme aux lunettes de soleil.