L’un des tableaux emballé sous le bras, Sharko frappa en cette fin de journée à la porte d’un loft à proximité de la Maison Revel, le centre de ressources des métiers d’art de Pantin. La ville abritait en effet nombre de designers, créateurs, artisans, qui exprimaient leur talent dans tous les domaines possibles et imaginables, de la verrerie à l’impression 3D d’objets façonnés par la voix.
Lorsqu’il la vit, Danny Bonnière lui fit penser à la primatologue Jane Goodall arrachée à sa jungle. Cheveux gris en queue-de-cheval, short et tee-shirt jaune savane, pieds nus et de longues mains osseuses ; il lui manquait juste le chimpanzé. Sharko l’avait imaginée plus jeune sur les photos, mais elle arborait une bonne cinquantaine.
Après quelques mots, elle l’invita à entrer dans son atelier, fragment de forêt vierge sous une immense verrière cernée des hauts murs voisins. Palmiers, bananiers, yuccas poussaient en pagaille, devant un espace réservé à la création, encombré de pinceaux, de planches de travail, de pots colorés. Des bois de cerf ornaient un casque de vélo, des queues de félin en textile ou encore des chaussures aux allures de pattes de chat pendaient par des fils invisibles. Sur la gauche, masques, fétiches, armes tribales occupaient les murs.
— Café ? Thé ?
— Café, s’il vous plaît. Noir, sans sucre.
— Guatemala ? Brésil ? Costa Rica ?
— Euh… Comme vous voulez. Tant que c’est du café.
Franck s’approcha de l’atelier et posa son tableau contre un pied de table. Il observa les fameuses toiles au sang bleu de limule, exposées sur des chevalets. Ces œuvres d’une précision folle dégageaient un magnétisme tellurique. Bonnière peignait des animaux, surtout des mammifères. Le flic s’orienta vers la droite, doubla de longs vers qui gesticulaient dans un aquarium au fond sablonneux, remarqua une multitude d’ouvrages sur le sang, son histoire, ses mythes, s’interrogea sur de curieuses échasses : la bio-artiste travaillait sur des prothèses qui ressemblaient à des pattes de cheval.
— C’est pour la prochaine performance que je réalise juste avant Noël, fit-elle en lui tendant sa tasse. Cette fois, je vais me produire en Suisse pour éviter les problèmes que j’ai rencontrés ici, en France, avec In the Mind of a Wolf.
Elle parlait avec une exquise lenteur, comme sous l’emprise de drogues exotiques. Sharko l’imaginait bien vivre avec les chamans au cœur des forêts vierges, au gré des incantations et des rituels. Et pourtant, jamais il ne lui semblait avoir croisé un regard aussi clairvoyant. Sous la lumière de la verrière, ses iris d’un bleu de lagon le transperçaient.
Le flic eut envie de prendre son temps. S’approprier cet univers dément dont il ignorait l’existence quelques heures plus tôt. Il sentait que des réponses pouvaient jaillir des lèvres de l’artiste.
— Et en quoi cette performance consistera-t-elle ?
— Je m’injecterai le sérum du sang de cheval et resterai allongée une dizaine de minutes, sous surveillance, pour être certaine que tout se déroule comme prévu et qu’il n’y aura pas de choc anaphylactique. Le public assistera à l’intégralité de la performance, bien sûr. D’abord par l’intermédiaire d’une caméra puisqu’il sera dans la pièce voisine avec Luxor, puis en live.
— Luxor ?
— La jument. J’ai préféré une femelle, cette fois.
Elle s’empara de l’une des prothèses, désigna l’endroit où elle enfoncerait son pied. À voir les éléments accrochés au plafond, elle s’était probablement déjà glissée dans la peau d’un chat, d’un cerf, d’un oiseau…
— J’enfilerai ensuite cette paire de prothèses pour faire plusieurs tours de la salle avec la jument, nous serons pile à la même hauteur, en parfaite synchronicité. Puis je m’allongerai de nouveau. Là, le biologiste me fera une prise de sang, mettra en évidence les marqueurs des antigènes du corps humain témoignant de la présence d’un corps étranger équin en moi, puis lyophilisera le sang grâce à ses machines, toujours devant le public. Chaque observateur pourra alors repartir avec un peu de poudre de mon sang placée dans un écrin métallique. Une sorte de reliquaire, contenant du sang de centaure, mélange parfait d’humain et d’animal. Fin de la performance.
Sharko trempa les lèvres dans son café. Ou cette femme avait une case en moins, ou il n’y comprendrait jamais rien à l’art. Sans doute un peu des deux.
— Je sais ce que vous pensez, lui dit Bonnière avec un sourire. Que je suis folle.
— J’essaie de comprendre le but, c’est tout.
— Vous êtes policier, terre à terre, c’est normal. Mais l’art a toujours eu pour vocation de transgresser. Quand j’utilise un limule pour peindre, je transgresse car j’ai tué un être vivant et précieux, mais ce limule s’exprime bien plus par mes œuvres et, quelque part, à travers mes tableaux, il défend la cause de tous les autres limules. Je travaille sur et avec le vivant, je crée de la communication avec lui. Vous comprenez ?
Sharko acquiesça sans conviction, puis désigna les différents ouvrages.
— Vous êtes une spécialiste du sang, à ce que je vois.
— Un hématologue serait plus qualifié que moi, mais disons que je m’intéresse à son histoire. J’aime le toucher, le sentir et l’utiliser pour peindre. Le sang bleu des limules attire l’œil comme un aimant. Bleu, car il est principalement composé de cuivre, et non de fer comme notre hémoglobine humaine. C’est un animal extraordinaire. Cinq cents millions d’années d’existence, ils ont survécu à dix-sept âges glaciaires et aux extinctions massives. Vous savez combien coûte un quart de litre de leur sang ? Plus de 10 000 euros. De l’or bleu, qui intéresse les laboratoires pharmaceutiques, car il est capable de tuer tous types de virus, le limule ne possédant pas de système immunitaire. Moi, je peins avec, ce qui m’attire pas mal la foudre des écolos.
Encore une façon de transgresser, songea Sharko. Il en revint à son enquête et déballa son tableau : celui de la femme face au crocodile.
— Ce genre de tableau vous parle ?
— Oui, bien sûr. L’artiste est Mev Duruel. Elle peint toujours ses initiales sur ses toiles. Regardez, le « M », là, glissé dans le dessin de la tête du crocodile. Et… le « D »… Il faut chercher un peu, mais il est forcément caché sur l’œuvre. Mev Duruel a toujours été très douée pour manipuler les lettres de l’alphabet, les insérer dans les décors.
Sharko n’en crut pas ses oreilles. En à peine dix minutes, non seulement il tenait l’identité de l’auteur des tableaux volés par Ramirez, mais il découvrait à qui s’adressait le Pray Mev. Possédait-il enfin l’identité du gros diable rouge ? Du chef de clan ? Une femme ? Il montra les autres œuvres depuis la galerie de photos de son téléphone.
— Oui, oui, c’est sa patte chaque fois, confirma Bonnière. Vous enquêtez sur elle ?
— Disons que ses tableaux sont au cœur de notre enquête. Elle vit en France ? Je peux la rencontrer ?
La bio-artiste eut un petit rire. Elle posa sa tasse de thé sur un coin de table et versa le reste de la théière dans une plante.
— Vous pouvez, oui, mais ça se fera sans doute au fin fond d’un hôpital psychiatrique ou d’un institut spécialisé. À ce que j’en sais, Duruel est atteinte d’une schizophrénie sévère…
Le mot se rabattit comme un piège à loup sur la gorge de Sharko. Parce qu’il le touchait, lui, et le ramenait à ses douleurs passées. D’un autre côté, il ne voyait pas comment une schizophrène enfermée dans un hôpital spécialisé pouvait être impliquée dans leur affaire.
— … Son seul moyen d’expression, ce sont ces tableaux, bien connus dans le milieu du bio-art, et qui se vendent à bon prix auprès de certains amateurs. Ces humains face au danger et à la mort, mais qui s’en détachent avec une forme d’insouciance évidente… Ça a quelque chose de fascinant.
Elle désigna les tracés sur la toile.
— Elle travaille avec les doigts. Les mouvements sont brusques, violents, ils se superposent dans le chaos. Il n’y a pas d’amour dans cette façon de peindre. Duruel n’exprime qu’une souffrance intérieure, elle écrase la matière, la rejette. Le sang menstruel, c’est l’intimité, le soi profond, mais c’est aussi de la destruction, le liquide sombre, presque noir, recraché par le corps, composé de déchets. C’est la punition héritée d’Ève dans la Bible. C’était, par le passé, l’interdiction faite aux femmes d’entrer dans les églises en période de menstrues. C’est le sang maudit qui, du temps de Pline l’Ancien, faisait flétrir les récoltes et tuait les abeilles.
— Donc, ces tableaux…
— C’est comme si l’artiste refusait ce qu’elle était au fond d’elle-même, ses propres origines. Ce qui est étrange et fascinant, c’est que cette violence est contrebalancée par la tranquillité des personnages devant la mort, avec leur air béat.
Sharko n’y comprenait plus rien, voguant de joies en déceptions. Il essayait de raccrocher ce discours à son enquête.
— Vous savez pourquoi elle peint ces scènes, et depuis quand ?
— Tout est très mystérieux autour de Duruel. Ses racines, les raisons de l’existence de ces toiles, cet étrange don de peindre avec le sang menstruel, ces scènes autour du duel ou du défi. Et toutes ces têtes suspendues aux arbres. J’avoue que je n’ai pas creusé davantage le personnage. Rien ne vous empêche d’aller à l’hôpital, à sa rencontre et à celle de ses médecins.
— Je le ferai.
Sharko n’allait évidemment pas s’en priver : pourquoi des tarés comme Ramirez la priaient-ils ? Qu’avait-elle à voir avec le satanisme ? En quoi pouvait-elle être impliquée ?
Il enchaîna sur la seconde raison de sa venue ici. Il désigna du menton l’affiche de In the Mind of a Wolf.
— J’ai lu l’article dans Le Monde. Vous vous êtes injecté du sang de loup. Vous avez parlé non pas de la métamorphose, mais de métamorphoses, au pluriel. Vous pouvez expliquer ?
— Le sang n’est pas un liquide comme les autres. Il est porteur de toute l’histoire de l’humanité et, en même temps, de l’histoire de chacun par le lignage génétique. La vie s’arrête quand il cesse de circuler, et il est aussi synonyme de mort quand il se répand en dehors du corps. Vous êtes bien placé pour le savoir, vous qui croisez des cadavres tous les jours. Pensez à la Bible, Abel et Caïn, le premier sang versé… Il est le poison et le remède qu’on retrouve dans les bras gauche et droit de Méduse, le liquide pollué qui a provoqué les saignées du Moyen Âge, mais il représente aussi la jeunesse éternelle. Vous avez déjà certainement entendu parler de la comtesse sanguinaire, Élisabeth Báthory, qui remplissait des baignoires avec le sang de jeunes vierges qu’elle enfermait dans une machine de torture…
Sharko acquiesça. Elle désigna les vers dans leur aquarium.
— Voici des arénicoles, des vers marins ; ce sont eux qui laissent les petits tourbillons de sable sur les plages à marée basse. Tout le monde les connaît. Mais peu de gens savent que leur hémoglobine est capable de transporter une quantité incroyable d’oxygène, cinquante fois plus que l’hémoglobine humaine. De plus, il n’y a aucun problème de compatibilité avec les différents groupes sanguins humains. On parle déjà de son utilisation pour oxygéner les greffons de reins pendant leur transport. Alors, imaginez qu’on puisse se l’injecter dans l’organisme… Imaginez des muscles gorgés de cinquante fois plus d’oxygène, les performances sportives, ou le temps que l’on pourrait rester sous l’eau sans respirer, par exemple…
Sharko se demanda si les vers ne seraient pas sa prochaine étape après le cheval. Une plongée progressive vers l’interdit, l’impossible, la folie.
— Se produirait alors la fusion de l’homme et du poisson… C’est ça, la métamorphose. La fusion des êtres par leur sang.
L’artiste fixait la photo d’elle face au loup agrandie, accrochée au mur.
— Quand je me suis injecté le sang du loup, j’ai vraiment eu l’impression d’être ailleurs, je n’étais pas dans mon corps habituel. J’ai eu une sensibilité à fleur de peau, j’étais à la fois craintive et je ressentais une réelle puissance animale de carnivore. Je n’ai pas dormi pendant trois jours, en hypervigilance. Au fond de moi, j’étais ce loup parcourant les steppes, ce loup qui cherche la proie mais qui veille aussi pour sa propre survie. Bien sûr, il y a une partie des sensations que l’on doit aux glandes thyroïdiennes ou surrénales qui réagissent à l’injection de sang étranger, ainsi qu’une importante activation du système immunitaire, mais cela ne peut pas tout expliquer. J’ai vraiment senti le loup en moi… C’était, encore une fois, la métamorphose.
— Et le pluriel ? Vous avez dit : « L’acceptation du sang, c’est s’ouvrir la porte des métamorphoses. »
— C’est en référence à Ovide et à son long poème épique, Les Métamorphoses. On peut y lire, entre autres, que Médée change le sang des hommes pour leur permettre de vivre plus longtemps en attendant l’arrivée des Argonautes. Ovide aborde le thème de l’immortalité, mais surtout, dans ces passages, il évoque déjà, finalement, les prémices du transfert de sang bienfaiteur qui permet de devenir un autre. De se métamorphoser en quelqu’un de meilleur. Quand on y regarde bien, on en est aux balbutiements inconscients de la transfusion sanguine, qui aujourd’hui sauve des milliers de vies.
Le mélange des sangs, la transfusion… Le discours était décalé, parfois lunaire, mais il parlait à Sharko. Ramirez avait bu le sang de ses victimes ou s’en était même injecté pour ressentir ce que ses proies ressentaient avant de mourir. Absorber leur énergie, mais aussi leur souffrance. Fusionner avec elles.
— Une dernière chose : si je vous dis injection d’humain à humain, en dehors des transfusions en hôpital évidemment, ça vous évoque quoi ?
Elle eut un geste de repli et considéra Sharko presque avec colère.
— Je vous parle de transgression, pas de folie ! Le but du bio-art n’est pas de jouer avec la mort. Le sang de loup que l’on m’a injecté a été nettoyé des immunoglobulines incompatibles avec l’être humain, ce sera pareil pour celui du cheval. Je me prépare depuis plusieurs mois en m’injectant, toujours sous la surveillance du laboratoire, de petites doses qui stimulent mes anticorps. Tout est contrôlé. Il n’y a pas de réel danger.
— On peut imaginer des bio-artistes encore plus extrêmes… qui briseraient les limites et toutes sortes de tabous. Qui, eux, joueraient avec la mort.
— Peut-être, tout peut exister, vous le savez mieux que moi. Mais ça n’est pas mon truc, désolée.
Sharko la remercia pour le café, reprit le tableau et regagna la sortie, avec le nom de Mev Duruel à l’esprit. Une schizophrène…
Il rentra au 36, la tête farcie d’interrogations. Alors qu’il expliquait ses découvertes à son chef, il se demandait en quoi une artiste atteinte de maladie psychique et enfermée entre quatre murs pouvait être au cœur de toute cette histoire. Et comment, depuis son hôpital, elle avait pu conduire Coulomb vers la mort.