Sharko était assis à son bureau, en pleins tourments. À son retour de chez Mayeur avec Nicolas, une heure plus tôt, Lucie lui avait signifié d’un mouvement de tête l’absence du dossier de procédure pénale. Leur secret avait désormais une faille béante. Il suffisait que Nicolas se souvienne, fasse un rapprochement, et game over.
Appuyé sur le radiateur sous la fenêtre, Manien tirait sur sa vieille Gauloise et en savourait les dernières bouffées. Quand il eut terminé, il la balança d’une pichenette dans la cour du 36, trois étages plus bas, au ras d’un brigadier. Il se tourna vers son équipe au grand complet. On approchait des 21 heures.
— Bon… J’ai la tête comme une citrouille, alors on fait rapide et efficace. Mélanie Mayeur, pour commencer. Pascal, vas-y.
Robillard posa le bâton de sucette qu’il mâchouillait sur un mouchoir en papier déplié.
— J’ai eu le temps de joindre son boss de l’abattoir. Elle a dû disparaître le jour ou le lendemain de sa garde à vue parce qu’elle n’a jamais repris son poste. On a demandé un bornage de son téléphone portable. L’OCDIP nous aide pour l’enquête de voisinage.
Manien nota : « Mélanie Mayeur → disparition » et ne s’attarda pas sur ce sujet. Il écrivit, dessous : « Les 13 corps ».
— En espérant que ça aboutisse. Ensuite, nos treize cadavres. Les ADN tombent doucement les uns après les autres. Mais celui demandé en priorité confirme que l’une des treize est Laëtitia Charlent, gamine d’origine réunionnaise portée disparue dans la ville d’Athis-Mons en mai dernier.
Il ajouta : « Nombreuses victimes d’origine réunionnaise ? »
— C’est peut-être un point commun. Il faut qu’on comprenne pourquoi Ramirez et sa bande s’en seraient pris spécifiquement à des Réunionnais.
Il pointa le dossier qu’il venait de poser sur le bureau de Nicolas.
— Cette copie du dossier de l’OCDIP sur la disparition de Charlent est à disposition. Prenez-en connaissance vite fait. La disparition étant devenue un meurtre, cette affaire et la nôtre ne forment plus qu’une. Demain, je veux quelqu’un chez la famille d’accueil, les Verger, ils ont été mis au courant pour Laëtitia. Qu’on voie si la gamine n’avait pas de rapport avec le satanisme ou les milieux radicaux. Faut aussi m’interroger ce flic d’Athis, là, qui a levé le lièvre et enquêté sur Ramirez à l’époque. Il aura peut-être des éléments nouveaux à nous apprendre.
Nicolas tira le dossier à lui.
— Je m’en occuperai.
Franck l’observa du coin de l’œil et s’efforça de ne pas croiser le regard de Lucie. Manien débouchonna un marqueur noir et nota « Vampyre ».
— Bellanger, Sharko. À vous. Tout, depuis le début. Je veux que des liens se fassent dans tout ce merdier, qu’on y voie clair. Les éléments sont là, autour de nous, dispersés comme une bande de mômes en délire. À nous d’y mettre un peu de discipline.
Nicolas se leva et vint s’asseoir à califourchon sur le devant de son bureau.
— Pray Mev est l’anagramme de Vampyre. On pense qu’il s’agit d’un clan d’une quinzaine d’individus, dont Ramirez et un type d’une cinquantaine d’années seraient à l’origine et qui se serait créé il y a trois ans. On pense aussi qu’ils sont sous les ordres d’un gourou, d’après la fresque peinte chez Ramirez : un gros diable rouge qui « récupère » les victimes des enlèvements. De temps en temps, ces deux fondateurs ont fait entrer des membres dans le clan. On ignore tout de ces membres : pourquoi ils existent, ce qu’ils cherchent, quel est leur lien avec les treize cadavres. Visiblement, et d’après les quelques recherches de Jacques auprès de contacts satanistes, personne ne connaît Pray Mev dans le milieu.
— Willy Coulomb a réussi à intégrer le groupe, intervint Sharko. Il s’intéressait au satanisme, mais il a sans doute découvert une strate supérieure, à savoir les vampyres, avec un « y ». Pour les atteindre, il a employé un procédé identique à celui de Peter Fourmentel, un journaliste qui a enquêté sur les vampyres aux États-Unis : il se rapproche du milieu des tatoueurs/pierceurs, puis des soirées SM dans des clubs, jusqu’à finir par entrer en contact avec Ramirez… Il s’intègre progressivement au clan… Franchit les étapes. Cherche « le secret du sang ».
— Calmos, tempéra Manien qui traçait un trait horizontal. On a moyen de dresser une chronologie du parcours de Coulomb depuis le début ?
— Oui, on a ça en regroupant toutes nos sources. Coulomb commence son enquête par les boutiques de tatouages, il y a environ un an et demi. Quelques mois plus tard, rupture avec sa copine : il veut se plonger corps et âme dans sa quête et s’isole. Coulomb découvre l’existence des vampyres, intègre le clan, franchit les étapes, ne donne plus signe de vie, ni à ses parents ni à quiconque. Ça prend des mois… Plus de traces de lui jusqu’à la toute fin juillet, où il contacte Mev Duruel. Il cherche le secret du sang… Puis son ex-copine le retrouve chez lui, à Frontenaud, le 4 août de cette année. Piercé, scarifié, mal en point, il se cache et écrit, lui révèle qu’il a presque fini sa quête, qu’il doit encore faire des « vérifications »…
— … Il est à Brest le 8 août, intervint Lucie, pour enquêter sur un accident de plongée où la victime s’est d’un coup mise à ne plus avoir peur, comme deux autres victimes d’accidents, dont juste les lieux et dates sont notés sur une photo.
Manien traçait des bâtonnets sur son axe et inscrivait les éléments essentiels en dessous. Nicolas prit part au résumé.
— Il se fait torturer, assassiner et mutiler le 31 août. Rendu anonyme. Le 1er septembre, il est cambriolé, toutes ses recherches disparaissent. Willy Coulomb n’est plus, et tous ses liens avec les vampyres ont été gommés.
Manien termina d’écrire et considéra la frise dans son ensemble.
— Ces vampyres, comment on les approche ?
— On n’a pas de piste sérieuse, répondit Sharko. Florent Layani, le tatoueur du côté de Clignancourt, est une porte d’entrée, mais peu de chances que les vampyres prennent le risque d’y retourner, maintenant que Ramirez est mort et qu’ils savent qu’il y a une enquête.
— Pour le B&D Bar, c’est compliqué, fit Jacques. Une boîte hard, mais pas de soucis avec la justice. On n’a pas de point d’attaque. Ces mecs-là, s’ils fréquentent les lieux, doivent être comme des ombres.
Le chef jeta un œil à ses notes, et ajouta : « Sang ? »
— Parlez-moi de leur rapport au sang…
— Le sang semble rester un moteur important du fonctionnement du clan, expliqua Nicolas. Ils y associent le secret, le sexe, le plaisir, la douleur. Le sang les unit, il est une sorte de pacte. On sait que Pray Mev a recours à ce genre de rituels par la présence auprès de Ramirez de Mélanie Mayeur, un « cygne noir », un fournisseur volontaire de sang soumis au groupe. J’ai vérifié auprès du médecin des urgences médico-judiciaires, Mayeur est du groupe sanguin de Ramirez, A, rhésus positif. C’est peut-être pour cette raison qu’il l’a choisie. Mayeur est anémiée, elle a fait des malaises dernièrement au travail. Ce salopard de Ramirez et peut-être d’autres devaient la pomper régulièrement. Elle crevait à petit feu.
Sharko revit la cage avec le chat rasé dans la cave de Ramirez. Les sangsues qui le suçaient jusqu’à la mort.
— Et si toutes ces victimes trouvées dans les bois étaient aussi des cygnes noirs ?
Sa question instaura un long silence où chacun, à sa manière, devait essayer de rassembler les pièces du puzzle. Manien inclina la tête.
— Précise.
— Ça peut paraître aberrant ce que je vais dire, mais si ces victimes servaient à « nourrir » les membres du groupe ?
Jacques se recula sur son siège dans un soupir, les bras croisés.
— Des victimes comme Laëtitia Charlent, tu veux dire ?
— Par exemple.
— Pourquoi des Réunionnais en grande partie ? Et pourquoi les assassiner alors qu’il suffit de trouver des cygnes noirs consentants, comme l’a fait Ramirez avec Mayeur ? Il y aura toujours des barges pour donner leur sang.
— C’était juste une suggestion. Peut-être qu’ils sont à un degré supérieur de la perversion, qu’ils prennent davantage de plaisir quand les victimes ne sont pas consentantes. Quant au fait qu’ils soient réunionnais… je n’en sais rien.
— Ramirez serait une espèce de nettoyeur pour le clan ? demanda Lucie. Après usage, on jette ?
Sharko se leva et écrasa son index sur l’une des photos accrochées au mur.
— Je l’ignore. Mais rappelez-vous, cette fresque dessinée dans la pièce à l’étage. Les deux diables qui tirent leurs victimes vers le diable glouton du fond. Les petites silhouettes qui disparaissent dans sa bouche. Quand on y réfléchit bien, tout est dans ce tableau.
Manien manipulait déjà une autre cigarette. Il la glissa entre ses lèvres sans l’allumer, puis nota « Mev Duruel » sur une nouvelle ligne.
— Tant que t’es en forme, Sharko, embraie sur elle.
— Mev Duruel est une schizophrène paranoïde, très atteinte, hantée par des hallucinations dont le socle est le sang. Probablement trouvée dans une jungle, ramenée en France il y a plus de cinquante ans par un spécialiste des araignées. On suppose qu’elle puise ses origines en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Enfermée depuis la mort de son père adoptif dans la clinique médicale de Ville-d’Avray. Trois éléments la relient à notre affaire. Un, son prénom. Deux, les tableaux. Et trois, le sang. Fait certain et évident : les vampyres la connaissent et ont tout fait pour couper les liens entre elle et Coulomb en volant les tableaux qu’il avait en sa possession. Autrement dit, ils ne voulaient pas que notre enquête mène à elle, ils voulaient la garder isolée au fond de son hôpital, sans doute parce qu’elle connaît « le secret du sang ».
Manien nota les données pertinentes.
— Aucune idée de ce que peut être ce secret, j’imagine ?
Il scanna chaque visage. Robillard mâchouillait de nouveau son bâton de sucette en secouant la tête.
— Et on peut lui soutirer des informations ?
— Vu son état, c’est difficile. On peut interroger le personnel, essayer de récupérer son dossier médical, mais ça risque d’être compliqué, comme toujours avec ce genre d’établissement.
— J’essaierai de voir, répliqua Manien. Bon… L’autre gros morceau, cette histoire d’accidents. Henebelle, à toi. Clair et efficace.
Lucie se leva à son tour, un mug de café à la main.
— Tout commence par une photo, trouvée dans la poubelle du bureau de Willy Coulomb. Elle mène à une liste de trois drames figurant dans les rubriques de faits divers : accident de bus dans l’Ariège, main tranchée dans une usine de Seine-Maritime, tuile reçue sur la tête dans la Somme. Suite à ces faits complètement aléatoires, les victimes ont, quelques mois plus tard, commencé à perdre la notion de danger et à ne plus avoir peur, ce qui les a poussées à accomplir des actes insensés. Le premier s’est entaillé la paume de la main dans un aquarium rempli de requins en… (elle consulta ses notes) mars 2015. Le deuxième est tombé d’une falaise en novembre 2014, et la troisième a fini en fauteuil roulant, après avoir pris l’autoroute à contresens, en juin 2014.
— Laisse-moi au moins le temps d’écrire.
Manien notait aussi vite que possible les informations pertinentes. Lieux, dates, identités…
— Je suis allée voir cette femme aujourd’hui. Elle m’a orientée vers un spécialiste de la peur qui s’est intéressé à elle. Demain, je vais me rendre à l’université Curie pour…
Le portable personnel de Sharko sonna. Il considéra le 06 qui appelait, fronça les sourcils : il ne connaissait pas ce numéro. Il s’excusa, s’éloigna et décrocha.
Des hurlements lui vrillèrent le tympan. Ceux d’une femme qui criait de toutes ses forces. Si fort que ses collègues entendirent et tournèrent le regard vers lui.
Il enclencha le haut-parleur. À l’autre bout de la ligne, des supplications stridentes, des reniflements envahis de larmes, l’expression d’une souffrance à l’état pur. Lucie mit ses deux mains devant sa bouche, tandis que ses collègues, y compris Manien, restaient pétrifiés.
— C’est elle, souffla Nicolas. C’est Mélanie Mayeur. Ils la tiennent.
Elle avait peut-être réussi à allumer son téléphone portable en espérant du secours. Nicolas fut le premier à retrouver ses réflexes de flic : il lança un enregistrement avec son propre téléphone. Robillard appela dans la foulée leur collègue chargé du bornage téléphonique. Sharko maintenait son appareil à bout de bras, avec l’impression qu’une bête officiait de l’autre côté de la ligne, tant les cris de la jeune femme exprimaient la souffrance. Ils perçurent aussi des bruits de succion, des grognements. Quelqu’un était avec elle. Comme un animal.
Ou plusieurs.
Puis tout s’arrêta net.
Une main aux doigts décharnés et couverte de poils noirs raccrocha. Aux portes de l’inconscience, Mélanie Mayeur trouva une dernière fois la force d’ouvrir les yeux. Dans le mélange d’obscurité et de lueurs vives sur l’arrondi de ses rétines, elle entrevit le visage même de l’horreur. Une gueule aux longues dents à moitié déchaussées, au crâne en champignon, aux iris rouge sang vint lui effleurer la nuque. La jeune femme sentit la caresse froide de la mort et, dans le concert de grognements qui rebondissaient sur les murs, juste derrière, pria pour que les ultimes secondes de sa vie soient le plus brèves possible.