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Le gris pierre du ciel, le bleu vif de la mer, le blanc laiteux de la craie. Les falaises normandes s’arrachaient des flots en remparts increvables, découpées par les siècles, cisaillées à coups de sel et de ressacs furieux. Les orages de la nuit avaient mis cap à l’est, offrant l’espace à des éclaircies éblouissantes, dont la lumière perçait, çà et là, le plafond bas des derniers nuages.

Frank et Pascal avaient été mis au courant des découvertes de Lucie et détenaient désormais la plupart de leurs réponses. Restait à mettre la main sur le chef de la meute. Une équipe fouillait de fond en comble son appartement du 16e, trouvé sans occupant. Les alertes fusaient, on déployait les différents plans nationaux pour interpeller le monstre. Avec son visage, sa maladie, il ne passerait pas à travers les mailles du filet. On finirait par l’attraper.

Mais le mal était fait, et nul doute que, dans les jours à venir, une crise sanitaire à l’ampleur de celle du sang contaminé se déverserait dans les veines médiatiques.

Le véhicule parcourut une route goudronnée le long des falaises, puis le toit de l’habitation apparut en retrait d’une colline, entre précipice et campagne, jaillissant du relief et des arbres qui la protégeaient des regards indiscrets. L’endroit offrait une vue imprenable sur la Manche depuis les hauteurs de Dieppe. À une dizaine de mètres, au bout du jardin, la côte d’Albâtre ouvrait sa grande bouche de craie comme pour avaler la demeure de style anglo-normand. Les deux flics se garèrent devant le portail fermé afin d’empêcher toute fuite de véhicule motorisé, au cas où.

Tout comme l’appartement parisien, l’environnement ne montrait aucun signe de présence humaine : pas de voiture dans l’allée et volets rabattus sur les fenêtres. Sharko pensa à une résidence secondaire. L’herbe du jardin n’était pas haute, ce qui laissait supposer un entretien récent.

— On dirait bien que c’est mort, lâcha Pascal. Il doit être déjà loin.

— On va quand même jeter un coup d’œil.

En longeant le grillage par la droite, ils dénichèrent un mince passage, à un mètre à peine du vide. La falaise avançait sans concession et engloutissait tout sur son passage, y compris les clôtures. Bientôt viendrait le jour où l’habitation finirait au fond de l’eau. Robillard s’agrippa au bras de son collègue lorsque des cailloux roulèrent sous sa semelle et chutèrent cinquante mètres plus bas.

Ils remontèrent dans le jardin, armés de prudence. Franck donna de gros coups de poing sur la porte arrière et plaqua son oreille contre le bois. Pas un bruit. Alors, il décida d’employer la manière forte. Moins de dix secondes plus tard, les policiers étaient à l’intérieur, leurs pistolets braqués devant eux.

Il régnait dans l’habitation un silence de mort. La différence de température avec l’extérieur glaçait le sang, comme lorsqu’on ouvre la porte d’un frigo. Les fenêtres étaient condamnées, avec les volets rabattus sur des murs en brique. Pas un rayon de soleil ne passait, des joints obstruaient le moindre interstice propice au passage de la lumière naturelle. Pascal appuya sur un interrupteur et fit jaillir une lueur aussi faible qu’une flamme de bougie.

Ils scrutèrent chaque pièce avec précaution, passant devant des miroirs brisés.

— Amène-toi, murmura Pascal depuis la cuisine.

Sharko le rejoignit, sur ses gardes. Une glacière souple était posée par terre, remplie d’une dizaine de poches de sang et de glaçons encore intacts. À côté, dans un sac de sport entrouvert, des liasses de billets. Franck se retourna et fixa les clés de voiture, près de l’évier.

— Il est ici, dans cette baraque…

Les deux flics redoublèrent de prudence. Ils se plaquaient aux murs, scrutaient chaque bouche d’obscurité. Ils s’engagèrent dans la cage d’escalier, Sharko protégeant l’avant, Pascal leurs arrières. Le bois gémissait sous leurs semelles. Hall de l’étage. Moquette brune, tapisserie unie. À chaque porte qu’ils poussaient, ils déroulaient leurs gestes pour se protéger l’un l’autre, vifs, leurs sens aiguisés jusqu’au bout des ongles. Ils pénétrèrent dans des chambres aux draps défaits, encore habitées il y a peu. Sharko n’y voyait qu’une explication : des membres de la secte avaient séjourné ici, en communauté.

Plus loin, un vaste bureau aux tentures pourpres, tapis rouge au sol, large bibliothèque surchargée de vieux grimoires de médecine, de médecine légale, de biologie. Des notes, des schémas, des statistiques, des photos encombraient le bureau. Au centre, le fauteuil de velours ressemblait à une chaise électrique. Des cathéters longeaient les accoudoirs, des poches où restaient des fonds d’hémoglobine pendaient de bras articulés. C’était ici que Merlin s’injectait le sang Bombay de ses victimes.

Les flics firent demi-tour. Un coup de feu retentit lorsque Pascal s’engagea de nouveau dans le couloir.

Il lâcha son arme et s’immobilisa, le visage froissé d’incompréhension, les deux mains plaquées sur son ventre. Puis, l’espace d’une respiration, il s’effondra de tout son poids. Une tache pourpre fleurissait sur son sweat, tandis qu’une ombre glissait au bout du couloir.

Sharko ouvrit le feu en hurlant, mais la silhouette bifurquait dans l’escalier. Il se précipita et tira à vue. La porte arrière claqua. Sans réfléchir, il revint vers Pascal, l’allongea et souleva son pull. Le blessé cria de douleur. Le liquide suintait de la plaie, sur l’extrême gauche de la paroi abdominale.

Il se dévêtit et essaya d’éponger avec sa veste, tout en appelant les secours avec son portable.

— Une ambulance, vite !

Il donna l’adresse en catastrophe et raccrocha. Pascal lui agrippait le poignet en serrant les dents.

— Ça fait mal, putain…

— T’es costaud, tu vas tenir, d’accord ?

— Va, attrape-moi ce fils de pute. Je vais me débrouiller.

Sharko lui saisit les deux mains et les positionna au niveau du garrot de fortune.

— Appuie fort là-dessus.

Il s’élança dans l’escalier. À peine franchissait-il le seuil de l’entrée qu’une autre balle gicla et fit voler le bois du chambranle, au ras de ses oreilles. D’où venait le tir ? Il répliqua à l’aveugle et se mit à couvert. Les rayons du soleil réfractés dans les nuages gris l’éblouissaient. Il tenta un regard et aperçut la silhouette s’enfoncer dans le chemin de terre au bord du précipice, puis se faire avaler par des arbustes à hauteur d’homme.

Le flic y alla à la hargne. La pente glissante l’aspira plus vite qu’il ne l’aurait cru et, entraîné par sa vitesse, il se retrouva à deux doigts de basculer dans le vide. Le chemin ne longeait pas seulement le précipice : la falaise l’avait dévoré et, partout, des panneaux en interdisaient l’accès. Cela revenait à marcher sur le fil d’un rasoir, avec un vent latéral qui agissait comme une énorme soufflerie : Franck se sentit secoué tel un pantin.

Il n’y voyait pas à trois mètres : la végétation serrée lui fouettait le visage, lui griffait les mains. Il revit Pascal étalé par terre, et la douleur disparut : son corps traversa les buissons épineux, défonça les obstacles touffus façon bulldozer. Dessus, le soleil entama une nouvelle percée, faisant jaillir sur le paysage des couleurs improbables. Des blancs polaires, des verts de collines irlandaises, des jaunes savane. Les falaises ondulaient à perte de vue.

Il eut l’impression de ne recevoir qu’un léger choc sur l’épaule gauche au détour d’un virage, mais ce fut tout son corps qui se trouva soudain déséquilibré sous l’impulsion du vampire tapi dans les broussailles. Merlin avait surgi des arbustes avec l’agilité d’un renard.

Le basculement ne dura sans doute qu’une fraction de seconde, mais Franck eut le sentiment d’un interminable ralenti. Comme un spectateur de sa propre chute, il vit son pied gauche se décrocher du sol, ses mains se débattre dans l’air comme pour l’agripper, son bassin se tordre en direction de la mer, tandis qu’un cri mêlé de désespoir et de surprise s’évadait de sa gorge. Une bourrasque vint le fouetter et l’entraîna dans le vide. Sharko sentit l’haleine fraîche de la craie contre ses joues, l’appel du large, la poigne ferme de la gravité. La chute allait l’engloutir, et il aperçut le ciel bien avant la mer avec, entre les deux, son pistolet décrivant une parabole parfaite, juste un mètre au-dessus.

Dans un ultime réflexe de survie, sa main droite agrippa des racines qui sortaient de la craie, à une trentaine de centimètres sous l’arête de la falaise. Son flanc et ses genoux percutèrent avec force la paroi, tandis qu’il ramenait sa deuxième main sur un nuage de végétation défiant la verticalité. Son pied droit trouva un ridicule relief, tandis que l’autre pendait dans le vide. Infiniment plus bas, ce qui devait être son arme percutait déjà la surface de l’eau. Perché sur le géant de craie, Sharko n’était plus qu’un trait d’union entre la vie et la mort.

Le visage ovale apparut juste au-dessus de lui. Les rayons puissants et ultraviolets du soleil avaient tailladé le visage du vampire comme des coups de scalpel. Le blanc de l’un de ses yeux avait été envahi d’une mer d’encre, la peau de ses joues plus blanche encore que la craie craquelait, mais le plus impressionnant était ce sang, d’un rouge carmin, qui s’épanchait de ses lèvres déchirées. Malgré la douleur qui devait l’irradier, il sourit, et la vue de ses interminables rangées de dents allait être la dernière image que Sharko emporterait de l’autre côté de la rive.

Merlin pointa le canon dans sa direction. Ses doigts étaient noueux, ses longs ongles d’un jaune clair se rabattaient sur la crosse dans un crissement.

— On dirait bien que nos chemins se séparent ici. Tu vas rejoindre l’enfer tout de suite. Pour moi, il faudra attendre encore un peu.

Franck était incapable de faire le moindre geste, ses biceps se tétanisaient déjà. Il luttait contre le vent qui voulait l’arracher, le vide qui le croquait, mais la fin était proche, du fond de son âme, il le savait. Si Merlin ne tirait pas, il tomberait de lui-même.

Il n’y avait plus rien à faire, il ne hurla même pas qu’on l’épargne. Le sang qui s’écoulait du visage de Merlin venait s’écraser sur le sien — le monstre fondait littéralement sous le soleil. Résigné, fatigué, Franck ferma les yeux, le front plaqué contre la falaise. Il était plus que temps de raccrocher les gants. Il accorda ses ultimes secondes à sa famille. Il regrettait tellement de ne pas avoir dit au revoir à ses fils ce matin, de ne pas avoir embrassé Lucie avec davantage de passion.

Demain, le soleil se lèverait sans lui, mais la vie continuerait. Elle devait continuer, coûte que coûte.

Sharko déglutit une dernière fois, et le coup partit.

Une détonation résonna loin, le long des murs de craie.

Il aurait dû tomber, et pourtant son corps restait ventousé à la paroi. Lorsqu’il rouvrit les yeux, il vit le corps de Merlin basculer dans le vide et le frôler, avant de heurter à deux reprises la roche et de se faire avaler par l’écume. Franck leva alors la tête vers la main qui se tendait vers lui.

— Allez, attrape mon bras.

Nicolas avait surgi de nulle part. Dans un ultime effort, Franck serra le poignet de son collègue, s’agrippa à la paroi de l’autre main et se retrouva à même le sol. Il poussa une longue expiration, n’en revenant toujours pas.

— Comment tu as su ?

— Le hasard, juste le hasard. J’étais au bureau avec Jacques ce matin. J’ai jeté un œil à ses notes quand il a récupéré l’adresse de Merlin et qu’il est allé voir Manien. Et je me suis mis en route. J’étais venu ici pour… tuer Merlin de mes propres mains. Il fallait que je le tue.

— Pourquoi ?

Nicolas pinça les lèvres.

— On va dire que c’est… personnel. Je pensais arriver avant vous, mais vous avez été plus rapides. Je t’ai vu disparaître sur le chemin à sa poursuite… Et voilà.

Franck se redressa.

— Tu m’as sauvé la vie.

Nicolas esquissa un sourire timide. Sharko leva le menton. Au loin, les sirènes de l’ambulance retentirent.

— Faut que tu partes maintenant.

Nicolas regarda son arme entre ses mains, il n’avait pas l’air pressé de fuir.

— Je suis prêt à payer pour ça, Franck, tu sais ?

Sharko ne voulait pas retomber là-dedans. Il l’attrapa soudain par le col, mais sans véritable animosité.

— Ça serait trop facile. T’es un putain de bon flic, peut-être le meilleur d’entre nous. Alors, tu vas te tirer d’ici, ou c’est moi qui te balance dans le vide.

Sharko se retourna. Nicolas était à deux doigts de la falaise.

— Au moins, j’aurais une vraie bonne raison d’aller en taule.

Bellanger eut l’air d’avoir reçu un électrochoc et, l’espace d’un instant, Franck retrouva le regard de l’homme qu’il avait connu et apprécié par le passé. Il sut que Nicolas abdiquait, alors il s’écarta d’un pas et le relâcha. Son collègue resta une poignée de secondes immobile.

— Merci…

Il fit quelques pas en arrière, puis disparut sur le chemin, au moment où des gouttes de pluie vinrent frapper la terre jaune.

Dans un soupir de soulagement, Sharko se tourna vers la mer. En contrebas, il crut voir le corps de Merlin, charrié par les vagues. Il leva la tête, contempla le large quelques instants et, à son tour, disparut à petites foulées en direction de la maison.

Il avait un blessé par balle à rassurer.

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