Nicolas attendit d’avoir remonté le boulevard Raspail et de s’être engagé sur l’A6b, direction Athis-Mons, avant de parler à Pascal de ce qui le taraudait depuis quelques minutes.
— T’es au courant que Ramirez souffrait d’autovampirisme en étant plus jeune ? Il buvait son propre sang.
— Hein ? Comment tu sais ça ?
— Comment je sais… C’est bien ça, la question, et je pensais que toi, tu savais.
— Absolument pas.
Nicolas hocha le menton vers l’enveloppe posée sur le tableau de bord.
— J’ai regardé le dossier, c’est écrit dedans. Pour tout te dire, il se passe un truc bizarre avec Sharko. Hier, il m’a parlé de cet autovampirisme, en me disant que l’information venait de toi ou de Lucie qui aurait lu ce dossier. Il avait l’air gêné. Comment il pouvait savoir puisque les documents ne sont arrivés qu’aujourd’hui ?
Robillard déballa une sucette à la fraise sans sucre et la fourra dans sa bouche.
— Il a peut-être vu ça, je ne sais pas… en fouillant chez Ramirez ?
— Toi, moi, on l’aurait su. Et puis, ça relève de la psychiatrie, c’est confidentiel, c’était il y a presque quinze ans. Non, non… Je crois qu’il m’a menti.
— Pourquoi il t’aurait menti ?
— J’en sais rien. Tu peux passer un coup de fil au TGI de Bobigny et voir si le dossier de procédure pénale n’a pas été sorti antérieurement ?
Robillard appela puis raccrocha.
— Le type des archives me rappelle dans l’après-midi. Faut pas trop les pousser, là-bas.
Nicolas n’arrivait à s’ôter de la tête qu’une pièce coinçait dans la machine : Sharko avait probablement, à un moment donné, été mis au courant de l’histoire de Ramirez, et ce avant leur enquête. Pascal pointa le doigt vers sa nuque.
— Au fait, t’as une marque un peu violacée, juste là. Une trace de seringue, on dirait.
Nicolas glissa ses doigts sur sa peau, ne sentit rien. Il tendit son portable à son collègue.
— Fais-moi une photo.
Surpris par la requête, Pascal s’exécuta néanmoins. Bellanger constata avec effroi la marque qui ne pouvait être une blessure involontaire : on l’avait piqué dans la nuque cette nuit, dans sa voiture, alors qu’il était aux trois quarts défoncé. Est-ce qu’on lui avait prélevé du sang ? Injecté une substance ? Le flic fut silencieux le reste du trajet, fébrile.
Les deux policiers arrivèrent à destination une demi-heure plus tard. Nicolas frappa à la porte et reprit un visage de circonstance.
Chrystelle Verger était un morceau de femme d’à peine un mètre cinquante, mais ce qui lui manquait en taille semblait s’être transformé en énergie. Elle parlait vite, allait, venait, rapportant gâteaux, thé, café. Nicolas devinait qu’elle souffrait de la disparition de Laëtitia — il suffisait de voir les dizaines de photos de la gamine qui ornaient les murs —, mais elle restait droite et digne, les accueillant du mieux qu’elle pouvait, avec les moyens du bord. Les deux policiers lui avaient demandé de leur parler de l’histoire de la jeune femme et de la manière dont elle était arrivée chez eux.
— Elle a été abandonnée dans sa prime jeunesse par une mère qui était une enfant de la Creuse.
— Une enfant de la Creuse ? demanda Nicolas en lâchant un sucre dans son café.
— L’un des nombreux épisodes horribles et méconnus de l’histoire de notre pays. Un scandale qui n’a vu le jour qu’aux alentours de 2005, par le biais d’associations qui ont décidé d’assigner l’État français devant le tribunal, rien que ça. Vous voulez que…
— Allez-y, expliquez-nous.
— Tout a commencé au début des années 1960, et l’épisode a duré jusqu’aux années 1980. Pendant plus de vingt ans, l’État français a fait venir en métropole, souvent de force, plus de mille six cents enfants réunionnais, afin de repeupler les départements victimes de l’exode rural, comme la Creuse, le Gers, la Lozère. Pour certains de nos bien-pensants, il s’agissait d’une simple « migration », dont le but était d’intégrer des mômes défavorisés dans un environnement meilleur, prometteur d’avenir. Allez dire ça aux victimes, parce qu’elles sont bien des victimes. Tout cela n’est ni plus ni moins que de la déportation.
Le mot assommait, mais Chrystelle Verger en connaissait le poids. Nicolas sentit le feu de haine qu’elle entretenait au fond de son ventre. D’un tiroir, elle sortit des clichés d’époque.
— Certes, nombre de ces enfants étaient orphelins et venaient de la DDASS, mais cela donnait-il le droit à des politiques de les arracher à leur île, à leur histoire, pour les planter dans des endroits paumés d’une terre qui n’était pas la leur ? Par la suite, faute de « matière première », on a commencé à enlever des enfants à leurs familles. On a enfumé de pauvres parents illettrés, à qui l’on faisait signer avec le pouce des papiers auxquels ils ne comprenaient rien. Documents signifiant purement et simplement qu’ils abandonnaient leurs gosses.
Elle tendit une photo en noir et blanc à Nicolas. On y voyait une 2 CV break grise, arrêtée au milieu d’un chemin. Des hommes qui en jaillissaient, visages menaçants. Des enfants qui fuyaient, grimpaient dans les palmiers ou disparaissaient dans les champs de canne à sucre. Nicolas passa les clichés à son collègue.
— Le malheur avait la forme de cette camionnette grise, expliqua Verger. Elle était la terreur de l’île, une sorte de monstre, de grand méchant loup bien connu de tous les habitants. Lorsqu’elle débarquait dans un village, on savait que c’était pour prendre des enfants. Des employés de la DDASS et des gardes champêtres en sortaient et procédaient à leur rafle. Quand les enfants disparaissaient dans la camionnette, c’était terminé. Plus personne ne les revoyait.
Les deux policiers étaient stupéfaits, frappés par cette impression que les événements les plus odieux de l’histoire se répétaient en permanence, sous des formes différentes certes, mais avec des fondations identiques. Chrystelle prit une photo récente de Laëtitia et la contempla, les yeux tristes.
— « L’intégration » en France de la mère de Laëtitia, en métropole, plutôt, s’est mal déroulée, comme pour beaucoup, d’ailleurs. Les mômes sont comme les plantes, on ne peut les arracher à leurs racines sans causer des dégâts irrémédiables. En définitive, cette mère a reproduit ce qui lui est arrivé, elle n’a pas su élever son enfant et s’en est séparée. Après avoir été trimbalée d’institution sociale en institution sociale, la petite Laëtitia a fini par atterrir chez nous, elle avait 10 ans. Nous sommes famille d’accueil depuis plus de vingt-cinq ans. Elle était bien, ici, malgré ses colères et son caractère pas toujours facile. Elle était comme notre fille.
Nicolas lui laissa le temps de reprendre son souffle. Il but une gorgée de café et constata, sur les photos, que les Verger n’avaient sans doute pas d’enfants à eux. Il lui demanda de lui parler des fréquentations de Laëtitia.
— Elle était une jeune comme une autre, je l’ai déjà dit à vos collègues qui l’ont recherchée. Elle préparait un CAP coiffure, elle avait ce rêve bien illusoire de coiffer des stars. Mais c’était son rêve, il lui appartenait. Ses fréquentations, c’étaient des jeunes de son âge, à l’école et au foyer. Elle y écoutait de la musique, regardait des films, jouait au ping-pong. Pourquoi est-ce que c’est elle qu’on nous a ravie et pas une autre ? Pourquoi cette espèce de malade s’en est pris à douze autres personnes ? Vous avez les réponses, peut-être ?
Nicolas serra les lèvres. Mme Verger se comportait comme tous les proches de victimes, elle attendait qu’on comble les immenses vides de sa vie fracassée.
— Nous y travaillons à chaque heure qui passe. Savez-vous si Laëtitia avait des tatouages, ou d’autres piercings que son anneau au nez ?
— Non, il n’y avait que l’anneau. On allait souvent à la piscine, toutes les deux. Je l’aurais remarqué.
— Vous aurait-elle déjà parlé de… cygne noir ?
— Un cygne noir ? Je… Non, pourquoi ?
— Ça vous dérange si on inspecte sa chambre ?
— Je doute que vous en appreniez plus que vos collègues, mais je n’y vois pas d’inconvénient.
Elle les emmena à l’étage. La pièce mansardée était restée en l’état, encombrée de babioles, de vêtements, de boîtes à bijoux fantaisie. Sur les murs, en vrac, des posters de chanteurs, d’acteurs, de starlettes de télé-réalité. L’univers d’une jeune fille de 20 ans. Chrystelle Verger restait sur le seuil, comme si une force invisible et puissante l’empêchait de pénétrer dans cet espace. Fouler le territoire des morts, toucher à leurs affaires… Nicolas avait connu ça, à la disparition brutale de Camille. Que faire des objets des disparus ? De leurs habits, leurs souvenirs ? Où les stocker, sous quelle forme ?
Pascal jeta un œil aux CD, aux bijoux, tandis que Nicolas s’occupait des livres penchés sur une étagère. Absolument rien en rapport avec le satanisme. Le flic acquit la conviction que la gamine n’était pas dans ce trip-là.
Son cœur se souleva soudain quand il tomba, entre deux livres, sur une revue éditée par l’EFS, l’Établissement français du sang. Elle retraçait l’histoire de la transfusion sanguine, de ses prémices à nos jours. Le capitaine de police la tira de son rayonnage, la feuilleta en vitesse. Il se tourna vers son interlocutrice.
— Savez-vous pourquoi Laëtitia possédait ce genre d’ouvrage ?
— Oui, bien sûr. Elle donnait son sang au moins deux fois par an.
Le sang ressurgissait de la façon la plus inattendue qui soit : des étagères d’une morte. Nicolas encouragea Verger à poursuivre.
— Je n’y connais pas grand-chose, mais je sais qu’elle porte un sang très rare, d’un groupe qu’on appelle Bombay. Il y aurait moins de mille personnes qui posséderaient ce groupe en France. Laëtitia avait conscience de la rareté de son sang, elle voulait faire une bonne action en l’offrant à ceux qui en auraient besoin.
Un groupe sanguin Bombay… Nicolas se rappelait que le psychiatre de Mev Duruel avait évoqué ce groupe, et ça lui était complètement sorti de la tête. Évidemment, il ne pouvait s’agir d’un hasard. Le flic ne comprenait pas l’implication de la schizophrène, mais il lui sembla qu’un pan de l’enquête s’éclairait soudain : et si Laëtitia avait été choisie pour son sang si particulier ? Et si les autres disparus possédaient aussi cet or rouge au fond de leurs veines ? Ces kidnappés étaient-ils des coffres-forts qu’il avait fallu fracturer pour accéder au précieux trésor ?
Le cerveau de Robillard carburait également, les pièces s’assemblaient, si bien qu’il demanda :
— Est-ce qu’il y a une relation entre le fait d’être réunionnais et de posséder ce groupe sanguin ?
— Laëtitia m’en avait déjà parlé, oui. D’après ce que j’ai compris, le groupe sanguin aurait été découvert en Inde au milieu des années 1900, à Bombay justement, où une fraction de la population le possédait par des brassages génétiques. Quelques-uns de ces porteurs avaient migré vers l’île de la Réunion et, donc, répandu cette particularité dans les générations par le métissage. Ils sont plus nombreux là-bas que n’importe où ailleurs.
Elle fronça les sourcils.
— Vous pensez que… qu’on l’aurait kidnappée et tuée à cause de… de son sang ?
— On étudie toutes les pistes.
Nicolas ne montra pas son excitation, mais il tenait l’une des clés. On s’en était pris à ces gens-là à cause de leur sang si spécial. Une nouvelle question s’imposa : si les autres disparus étaient de groupe Bombay, comment les vampyres avaient-ils pu être au courant de la rareté de leur sang, puisque le don était, pensait-il, anonyme ? Comment avaient-ils pu les identifier et les retrouver à travers toute la France ?
Le policier fit un rapprochement avec son propre métier : eux, les flics, disposaient d’un fichier des immatriculations. À partir de la plaque d’un véhicule, on retrouvait le propriétaire, où qu’il habite. Cela devait fonctionner de la même façon pour le sang. À partir d’un groupe sanguin, on devait pouvoir remonter aux différents donneurs.
Et les accès aux fichiers étaient forcément contrôlés, sécurisés.
Nicolas en avait désormais la conviction : l’un de ces salopards de buveurs de sang était infiltré dans le circuit du don, comme un virus bien caché dans les veines. Mais les virus laissaient toujours des traces derrière eux et, désormais, Nicolas savait où taper.
Une dernière question, histoire d’être efficace.
— Vous savez où Laëtitia donnait son sang ?
— À l’EFS Henri-Mondor, à Créteil, c’est moi qui l’y conduisais. C’est aussi là-bas qu’on trouve la seule banque de sang rare en France.
Elle leur apportait les réponses sur un plateau.
Les deux policiers la remercièrent et disparurent en coup de vent.