Mélisse

Il est dix heures du matin quand Alexandra se gare sur le parking de l'hôpital des Sorbiers, très connu à Toulouse pour ses remarquables thérapies psychiatriques en milieu semi-ouvert.

Le soleil est voilé. La journée sera tiède, mais grise.

« C'est là que va reprendre ma carrière », se dit-elle en regardant le bâtiment à l'architecture classique, aux allures d'hôtel particulier. Elle s'imprègne de l'environnement, retrouvant le vaste parc dans lequel vont et viennent patients et personnel médical, satisfaite d'éprouver cette agréable impression de sérénité qu'elle a ressentie lors de sa première visite.

Le professeur Vals, directeur de l'établissement, l'avait reçue fort aimablement – trop affable, même –, ne cessant de la complimenter sur son travail à Nantes. En particulier sur sa thèse sur « Les multiples troubles cognitifs schizophréniques », qu'il avait manifestement lue et appréciée. « Brillante ! » lui avait-il dit. Au point qu'il n'avait pas compris pour quelle raison elle était allée s'enterrer à Nantes...

Elle avait évidemment tu son passé et préféré alléguer le fait que, dans son unité, elle était chargée d'enfants psychotiques, ce qui l'avait passionnée. Sa réponse avait paru convenir à Vals, quoiqu'il eût esquissé un petit sourire équivoque.

– Pourquoi avez-vous souhaité changer de voie ? Ici, aux Sorbiers, nous ne traitons que des adultes.

Elle s'était légèrement embrouillée pour répondre, parlant d'un nouveau défi à relever... Ce qui avait provoqué un second sourire ambigu de la part du directeur.

De toute manière, le choix de Vals était déjà arrêté. Il l'avait engagée. Malgré son handicap, dans lequel il voyait au contraire un avantage. Sans préciser pour autant lequel...

« De la commisération ? » s'était demandé Alexandra.

Il lui avait fait ensuite parcourir l'hôpital de long en large en compagnie d'un certain Virgile qui semblait suivre son supérieur comme son ombre, silencieux et taciturne. Un infirmier bénéficiant visiblement de la confiance totale du directeur.

Ce type l'avait intriguée, presque impressionnée : un grand gars d'une quarantaine d'années, au regard bleu, quasiment fixe. Tout en muscles, le geste bref, tranchant. D'autorité, il avait poussé son fauteuil. Sans doute était-ce par amabilité, bien qu'elle se fût demandé si ce n'était pas plutôt pour mieux contrôler une éventuelle curiosité déplacée de sa part.

Elle s'était rendu compte de ce détail quand ils étaient passés devant le secteur sécurisé où se situaient les chambres d'isolement thérapeutique. Alexandra avait manifesté le désir de les visiter, mais Vals avait refusé, prétendant que cela ne présentait pas grand intérêt, puis, consultant sa montre, il s'était rappelé qu'un conseil d'administration le réclamait.

Aussitôt Virgile avait obliqué dans une autre direction, montrant ainsi qu'il obéissait au doigt et à l'œil à son patron.

Toutefois, Alexandra avait insisté, et Vals avait cédé à contre-cœur, jetant un regard contrarié à Virgile.

Elle avait donc pu pénétrer dans l'une de ces chambres qu'elle avait trouvé banale. Le lit, la table, la chaise et l'armoire étaient fixés solidement au sol par de gros rivets. Comme dans toutes les chambres d'isolement.

« Pourquoi étais-je alors certaine que Vals souhaitait m'éloigner du secteur sécurisé ? » se demand'Alexandra, ce matin, en s'extirpant de la voiture à l'aide du système mécanique pour handicapé spécialement adapté à son véhicule.

Elle s'engage dans la large allée, conduisant doucement son fauteuil électrique sous le regard de quelques patients matinaux en promenade. Elle a de nouveau rendez-vous avec Vals et se reproche d'en être intimidée. L'homme est pourtant avenant... Il y a cependant quelque chose en lui qui l'embarrasse.

Elle accède au hall d'accueil en empruntant la rampe destinée aux handicapés. Elle salue les hôtesses dont elle a fait la connaissance lors de sa première visite, et se dirige vers la porte de l'ascenseur où attendent d'autres praticiens et malades qui s'écartent pour la laisser passer.

Au troisième, l'étage de la direction, elle sort et se dirige vers le bureau de Vals qui l'accueille avec sa courtoisie affectée, quelque peu artificielle. Virgile, déjà dans le bureau, la salue d'un hochement de tête. Puis, comme la première fois, il s'empare des poignées du fauteuil roulant, obligeant la jeune femme à en couper le moteur.

Vals marche en avant d'un pas pressé, saluant patients ou soignants, échangeant de rapides formules insignifiantes.

Ainsi ce petit homme brun nerveux est le réputé professeur Vals, se dit Alexandra, l'homme dont elle a lu avec respect et admiration les nombreuses publications. Juste un petit homme comme tant d'autres.

Ils prennent un ascenseur pour redescendre au premier.

– Nous allons retourner dans le quartier de sécurité, puisque vous y tenez tant, explique Vals à Alexandra, afin que je vous montre le dernier secteur. Celui des malades dits dangereux...

Alors qu'ils longent un couloir relativement étroit s'achevant sur des portes battantes, le biper de Vals sonne. Il le saisit et regarde, inquiet.

– Nom de Dieu ! lance-t-il en faisant signe à Virgile de le suivre, un code 3 !

Les deux hommes s'élancent, laissant Alexandra seule dans le couloir. Avant de disparaître, Vals se retourne vers elle :

– Regagnez votre bureau, Alexandra !

– Que se passe-t-il ? Que signifie le code 3 ?

Mais les deux hommes sont déjà partis.

Entendant des cris, Alexandra remet en marche le moteur électrique de son fauteuil et s'apprête à passer les vantaux qui viennent de se refermer derrière Vals et Virgile.

Des cris... Des hurlements pointus. Et une galopade... Non, la cavalcade est ailleurs : c'est le cerf ! L'animal puissant, tous ses muscles en mouvement, saillant comme s'ils étaient dépourvus de peau... Il se rue sur elle. En elle. Dans son esprit, là où naissent les terreurs. Où végètent toutes les angoisses refoulées.

L'index sur le bouton de commande de son fauteuil, Alexandra est sans force. Son doigt ne peut pas agir... Elle sait cependant qu'elle doit fuir. Le cerf se rapproche, déchirant les ténèbres dont il entraîne des lambeaux fantomatiques dans sa course de damné. Derrière lui, brillants de menace, deux yeux en amande le poursuivent. Le cerf en fuite va se précipiter sur les portes battantes qui céderont sous sa charge. Il est là, tout près... Entre deux mondes. Pour se ruer sur la jeune femme.

Puis une fulgurante lumière éblouit Alexandra, qui perd conscience. Une, deux secondes... Le cerf s'en est allé. Le silence est revenu. La vision s'est évaporée. Alexandra rouvre les yeux et frémit, son cœur se vidant d'un coup de son sang. Une adolescente maigre se tient immobile devant elle. Vêtue d'un seul tee-shirt blanc, à peine assez long pour dissimuler sa nudité, elle serre dans son poing droit crispé une seringue qu'elle présente comme une arme. Ses grands yeux hallucinés rivés à ceux d'Alexandra y sèment haine et terreur.

« Cette petite est en crise. Si je bouge, si je fais le moindre geste pouvant être considéré comme hostile, elle me plante cette seringue dans la poitrine ! »

Soudain, dans le dos de la jeune fille, les deux portes battantes s'ouvrent avec fracas sur Vals et Virgile. « Quelle erreur ! » pense Alexandra qui maudit les deux hommes de ne pas avoir choisi la discrétion, le silence...

La réaction de l'adolescente est immédiate. En un bond de fauve, elle passe derrière le fauteuil de l'infirme, l'étranglant d'un bras et lui pointant l'aiguille de sa seringue sur la gorge, prête à l'y enfoncer.

La scène s'est figée. Vals et Virgile se sont immobilisés, pétrifiés de peur. Alexandra retient son souffle, sentant la présence de l'aiguille sur sa peau. La gamine halète par saccades rapides dans son dos et elle perçoit son souffle sur sa nuque.

Puis tout s'anime à nouveau...

Vals fait un pas, l'aiguille s'enfonce davantage dans la gorge d'Alexandra.

– Allons, Mélisse ! dit le directeur. Rendez-nous cette seringue et tout ira bien, vous verrez !

Alexandra regarde intensément Vals. « Bon Dieu ! qu'il comprenne qu'il ne doit plus avancer, ou je suis morte ! » Le mieux, elle le sait, est de prendre elle-même la parole.

– Mélisse..., dit-elle d'une voix douce et persuasive, je suis le docteur Extebarra... Je suis là pour vous écouter, vous aider... Vous ne devez pas avoir peur de moi.

Puis, doucement, très doucement, malgré le bras qui l'étrangle, elle se retourne pour chercher le regard de la petite.

– Desserre ton bras et regarde-moi, Mélisse... On va se sortir de là, toutes les deux ! Tu dois me faire confiance. Tu as vu dans quel état je me trouve ? Comment pourrais-je me défendre ?

Tout en parlant, elle remarque que la pression de l'aiguille se relâche. Alexandra se tourne à s'en tordre le cou ; la jeune fille se penche. La haine et la terreur refluent de ses yeux pâles, laissant place à une indicible émotion. Un appel...

Lentement, Alexandra avance sa main vers le poignet de l'adolescente et l'enserre avec tendresse. Et, toujours aussi lentement, elle éloigne de sa chair la menace de la seringue.

Aussitôt, à la surprise d'Alexandra, Virgile se rue sur Mélisse pour l'empoigner avec force, lui tordre le bras et l'obliger à se mettre à genoux.

La jeune fille pousse un cri plaintif ; Virgile la saisit à bras-le-corps et la jette sur l'une de ses épaules comme il ferait d'un vulgaire paquet. Vals le devance, rouvre les deux battants de la porte...

Alexandra a le temps de croiser le regard désespéré de Mélisse. Celle-ci garde les lèvres closes et, pourtant, elle hurle : « Aidez-moi ! Aidez-moi, je vous en prie ! »

Alexandra en est certaine, la gamine vient de la supplier en s'adressant directement à son esprit. Bouleversée, elle presse le bouton de son fauteuil et s'empare de sa manette de commande, renonçant à passer les deux vantaux refermés.

Tandis qu'elle reprend l'étroit couloir en sens inverse pour regagner l'ascenseur, elle cherche à se remémorer avec précision la vision qui l'a saisie quelques minutes plus tôt, juste avant qu'elle ne soit assaillie par l'explosion de lumière.

« L'angoisse du cerf... Les ténèbres bruissant et se déchirant sur son passage... Et derrière l'animal effrayé, indistinct mais réel, un loup au pelage noir d'encre qui le poursuit, la gueule grande ouverte, les crocs luisants... »

Alexandra sort de l'ascenseur. Une porte vitrée. « Salle de repos ». Elle entre...

« Aidez-moi ! Aidez-moi, je vous en supplie ! » Elle doit chasser cette voix de son esprit. Elle ne devrait pas y exister. Elle se concentre sur ce qu'elle voit dans la vaste pièce, s'évertuant à recouvrer le contact avec la réalité. Plusieurs tables autour desquelles des patients et des thérapeutes jouent, dessinent, parlent. Une TV accrochée au mur, que nul ne regarde vraiment, à part un vieil homme avachi dans un fauteuil et dont la jambe droite ne cesse de s'agiter. Une bibliothèque. Une chaîne hi-fi...

Personne ne s'intéresse à elle. Personne ne la voit.

Alexandra s'approche de l'un des patients, assis seul à une table devant un jeu d'échecs. Il a le regard rivé sur les pièces. Il ne joue pas. Il étudie, concentré comme un enfant devant une opération de calcul trop compliquée. Alexandra s'arrête devant la table. Le patient ne bronche pas. Ne bouge pas. Il continue de fixer le plateau de jeu sous la potence qui soutient le poste de télévision.

– Échec et mat ! dit Alexandra d'un air amusé, en regardant les pièces.

L'homme, d'une quarantaine d'années, au visage émacié, au regard flou, semble sortir de sa torpeur et se tourne vers cette intruse qui vient de s'immiscer dans son minuscule univers.

– Vous êtes dans quel secteur ? demand'Alexandra.

– J'ai passé une mauvaise nuit, répond l'autre.

– Pourquoi cela ?

L'homme plaque ses mains sur ses oreilles, baisse le nez, fronce les sourcils et geint :

– Ça criait, à côté de ma chambre ! Tous les soirs ça crie.

– Qui est-ce qui crie ?

L'homme hausse les épaules, retire les mains de ses oreilles et revient à son jeu.

– Je suis toujours échec et mat, dit-il, fataliste. Je place le roi noir ainsi, le fou et le cheval blancs sur ces cases... Et moi, le roi noir, je suis mort ! Au fait, t'aurais pas une cigarette ?

– Non ! répond Alexandra, je ne fume pas. De plus, vous savez bien que c'est interdit.

Les mains de l'homme tremblent légèrement. Alexandra s'essaie à formuler un diagnostic quand, soudain, son attention est accrochée par la voix du commentateur de TV. Un flash de la chaîne Info : « Estelle Maincourt-Sormand... Morte... La jeune fille, âgée de vingt ans, a été retrouvée nue et sans vie dans une grotte du massif du Loubier... »

Alexandra est prise brutalement d'une panique qui lui glace les sangs. Elle s'efforce d'inspirer par à-coups, pour expirer plus longuement, très longuement, selon sa méthode de relaxation. Mais rien n'y fait : elle grelotte de froid... Comme si elle était étendue nue dans une grotte !

Elle doit fuir... Ne rien laisser paraître de son trouble. Non, pas le premier jour de son service. Pas elle !

Elle appelle un aide-soignant en train de faire dessiner deux patients.

– Monsieur !

L'infirmier se retourne.

– Oui, docteur ?

Alexandra désigne le joueur d'échecs.

– Je crois qu'il est au bord d'une crise.

– Merci ! dit-il en se levant. Je m'en occupe.

Alexandra peut sortir. Ne plus entendre la voix du journaliste dans le poste de télévision ! Se rendre jusqu'à son bureau et prendre le temps de se relaxer... Cependant, le martèlement des sabots du cerf ne cesse de retentir dans son esprit, faisant saillir à chaque foulée les éclats tranchants d'un effroyable souvenir.

« Et le loup à la fourrure noire gagne du terrain... »

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