Incrédulité

Conduisant d'une main, téléphonant de l'autre au professeur Vals, Martin a pris connaissance des circonstances du drame. Mais les explications du médecin lui ont paru à la fois confuses et contradictoires.

Et lorsqu'il traverse le hall des Sorbiers, fendant une foule composée de docteurs, d'infirmiers et de patients que des surveillants tentent de repousser, il découvre le corps de Cédric au pied de l'escalier. Un médecin qui l'examinait est en train de se redresser.

D'un simple coup d'œil, Martin constate qu'il n'y a plus rien à espérer pour le jeune homme. Celui-ci a le crâne fracassé et gît tel un pantin désarticulé, les membres brisés, le cou décrivant un angle épouvantable.

Puis Martin élargit son champ d'observation. La scène se dessine à lui par touches rapides qui ébranlent sa raison. Le fauteuil roulant d'Alexandra est renversé près du cadavre, un peu de sang sur l'une de ses roues. Virgile est assis sur la première marche de l'escalier et se tient la tête ; l'une de ses arcades sourcilières a été ouverte. Une infirmière portant une trousse médicale s'approche de lui pour soigner sa blessure...

– Là-haut... Au troisième étage, indique Virgile à Martin. Le docteur Extebarra...

« Mon Dieu, Alexandra... Que fait là son fauteuil ? »

Martin se précipite dans l'escalier qu'il grimpe quatre à quatre, oubliant la fatigue de ses muscles et son manque de souffle. Il ne pense plus qu'à Alexandra. Ne comprend pas... Vals lui a dit plus tôt qu'elle avait certainement poussé Cédric par-dessus le parapet de la cage d'escalier !

« C'est complètement fou ! Comment aurait-elle pu commettre un tel acte ? Et surtout, pourquoi ? »

Il atteint le palier du troisième, le cœur si douloureux qu'il donne l'impression de vouloir exploser à chacun de ses battements.

Un nouveau tableau l'attend, que Martin analyse en une fraction de seconde : Alexandra est étendue, inanimée, sur le palier, au bord des marches. Le professeur Vals lui tâte le pouls. Derrière lui, deux infirmiers arrivent avec un brancard.

Vals relève la tête, prend conscience de la présence Martin, le regarde avec une expression désolée qui sonne aussi faux qu'une mimique de mauvais acteur, puis dit :

– Je vais la faire conduire dans une chambre libre, au second ; on la placera sous oxygène... Ce n'est qu'un simple évanouissement...

– Pouvez-vous me dire... ? commence Martin.

– Je préfère que Virgile vous explique ; il a assisté à... à l'événement. Je vous ai résumé tout à l'heure le peu que je savais.

Les deux infirmiers chargent Alexandra sur le brancard et, usant de grandes précautions, entament la descente vers le deuxième étage. Les suivant, Vals sur ses talons, Martin téléphone au QG pour demander qu'on envoie les techniciens de la police scientifique aux Sorbiers sans plus tarder. Il laisse alors les infirmiers porter Alexandra jusqu'à la chambre où elle sera prise en charge, et poursuit sa descente, Vals le talonnant comme son ombre.

De retour au rez-de-chaussée, Martin retrouve ses réflexes professionnels, se maudissant de ne pas les avoir eus dès son arrivée. Il impose un périmètre infranchissable autour du cadavre de Cédric, conscient que, malheureusement, des dizaines de personnes ont piétiné le sol, et que le corps a été touché et forcément déplacé.

Virgile et l'infirmière qui pose deux points de suture à son arcade blessée sont allés s'installer sur l'un des bancs du hall. Martin les y rejoint.

– Que s'est-il passé ? demande-t-il à Virgile.

– C'est ahurissant, commence l'infirmier à la tête de catcheur. Cédric se tenait à la rambarde et le docteur Extebarra était juste derrière lui... Debout !

– Debout, vous vous foutez de moi ? hurle Martin que l'incrédulité met hors de lui.

– J'ai eu du mal à le croire ! Mais oui ! Elle était bien là, derrière lui, debout... Et elle l'a poussé ! Comme ça ! Brutalement... Sans raison apparente.

– Elle l'a poussé ? répète machinalement Martin qui se retient de frapper cette brute qu'il ne peut pas, qu'il ne doit pas croire !

– Oui ! Enfin, je pense...

– Vous pensez, ou vous êtes sûr ? Vous étiez sur les lieux, n'est-ce pas ?

– Elle l'a poussé !

Vals intervient, le visage parcouru de tics :

– Puisque Virgile vous le dit, commandant ! Ne doutons pas de sa parole, voyons !

Martin se tourne brusquement vers le professeur.

– Je ne crois pas aux miracles, docteur ! Alexandra Extebarra est paralysée des deux jambes depuis dix-sept ans et vous voulez me faire gober qu'elle s'est mise debout par magie pour tuer un patient ? De plus, vous m'avez dit au téléphone que Cédric, qu'on venait de détacher, s'est rué sur un homme qui doit mesurer un mètre quatre-vingt-dix et peser plus de cent kilos !

– C'est ce qui s'est réellement produit, affirme Virgile tandis que l'infirmière poursuit ses soins.

« Bien sûr, mon bonhomme ! Tu me prends pour une buse ! »

– Vos explications manquent de précision, accuse Martin. Elles ne permettent pas de reconstituer la scène de manière cohérente. Si je vous suis bien, Cédric se débarrasse de vous, le docteur Extebarra se trouve dans le couloir à ce moment précis, Cédric se dirige vers le garde-fou de l'escalier contre lequel il s'adosse, attendant patiemment qu'Alexandra le rejoigne ; cette dernière se dresse sur ses jambes, le fait basculer par-dessus la rambarde et, pour une raison mystérieuse, projette son fauteuil roulant...

– Ils se sont peut-être battus, suggère Vals.

– Se sont-ils battus ? demande Martin à Virgile.

L'infirmier ne répond pas ; son regard implore Vals.

– Se sont-ils battus ? reprend Martin.

– Non... Je ne pense pas. Enfin, je ne les ai pas vus faire, là où j'étais.

– Ah ? Là où vous étiez ! ironise Martin.

Le hurlement des sirènes de police interrompt leur conversation. Seignolles investit bientôt les lieux avec une cohorte de policiers dont quatre techniciens en combinaisons stériles qui enfilent aussitôt des chaussons pour se diriger vers le corps de Cédric.

Martin livre à Seignolles un résumé succinct des informations qu'il a récoltées à partir du moment où il a pénétré dans le hall...

– Je vous laisse procéder aux premières analyses et interroger les témoins, lui dit Martin. Moi, je monte recueillir la version d'Alexandra.

Seignolles le retient par le bras.

– Patron...

– Oui ?

– On a fait avaler à Gwen des barbituriques. Le Samu l'a embarquée, mais elle est fichue !

– Qui ça, on ?

– Ce Jansen... L'avocat. C'était un imposteur.

Martin garde ses pensées pour lui et se dirige vers l'ascenseur. « Le grand nettoyage a commencé ! Les cloportes se sont transformés en scorpions... Combien de victimes vont-ils devoir tuer pour protéger leur secret ? »

– Mais quel secret ? prononce-t-il à voix haute, seul dans l'ascenseur.

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