Le crâne

Les deux hommes ont effectué leur balade dans un quasi silence, d'un pas lent et régulier de montagnards aguerris qui savent s'interdire tout effort inutile risquant de compromettre une fin de course. Achever une randonnée hors de souffle, le cœur endolori, serait un sacrilège !

Prenant le temps d'admirer le paysage qu'à chaque pas il découvrait plus grandiose, goûtant ce sentiment de solitude pacifique qui chassait son angoisse, Sormand y a trouvé un plaisir qu'il pensait avoir définitivement perdu.

Ils se sont reposés quelques minutes sur un promontoire pour se désaltérer, n'échangeant que de rares paroles, puis Perkas lui a proposé de redescendre par une autre voie à travers la forêt.

De retour au chalet en fin d'après-midi, ils se sont attablés sur la terrasse, l'esprit imprégné des multiples sensations éprouvées au cours de leur excursion. Puis une conversation s'est imposée d'elle-même, décousue au début, prenant forme ensuite, faite d'une succession de questions que les deux hommes, qui ne se sont pas revus de plusieurs années, ont déroulée comme un jeu.

Depuis plus d'une heure ils devisent ainsi avec nonchalance, s'absorbant parfois dans la contemplation du soleil qui disparaît derrière les cimes. Bientôt la température fraîchit au point que Perkas propose à Raphaël :

– Nous ferions bien de rentrer ; la journée a beau avoir été superbe, le froid reprend toujours ses droits, à cette altitude.

Raphaël quitte à regret cette terrasse qui lui fait penser au pont d'un navire dominant un océan de champs d'un vert tendre que l'ombre du soir commence à grisailler.

Une fois dans la large pièce commune, Perkas fouille dans une armoire pour en sortir un vieux chandail à col roulé qu'il tend à Sormand.

– Passe-le ! Tu ne le regretteras pas... Je l'ai acheté au Canada. Tu as cependant le droit de critiquer la couleur !

Sormand sourit pour répondre :

– Disons que c'est la première fois que je mets du jaune moutarde !

Tout en enfilant l'ignoble pull, Raphaël suit son ami qui le conduit dans un vaste salon aux murs de pierre, décoré sobrement. Quelques agrandissements photographiques représentent tous des paysages magnifiques : souvenirs minutieusement choisis des nombreux voyages que Perkas a effectués à travers le monde durant sa longue carrière. Des rayonnages contiennent des centaines de volumes aux tranches blanchies par la poussière. Des meubles si rustiques qu'ils en deviennent des caricatures... Une énorme cheminée qui ouvre sa gueule noire... Mais une ambiance faite de paix, de bien-être, de frugalité.

Perkas se penche sur l'âtre et allume un fagot déjà prêt. Dès que les flammes s'élèvent, il y jette deux grosses bûches et attend leurs premiers crépitements pour se retourner vers Raphaël. Celui-ci s'apprêtait à se laisser tomber dans un fauteuil en cuir qui ne demandait qu'à recevoir son corps lourd et fatigué.

– Avant le repos, un peu de travail ! lance Perkas, retenant le geste de son hôte.

Perplexe, Raphaël lui emboîte le pas. Ils traversent le salon pour passer dans un minuscule vestibule et descendre une dizaine de marches qui les mènent dans un étroit couloir. Ils l'empruntent pour atteindre une porte blindée. Perkas l'ouvre en pianotant sur les touches d'un boîtier électronique fiché sur le chambranle.

Puis il appuie sur un commutateur et s'efface cérémonieusement pour laisser entrer Sormand en déclamant :

– Cher et distingué professeur Sormand, vous avez l'insigne honneur de pénétrer dans mon laboratoire personnel !

Raphaël fait quelques pas et se fige sur place à la vue du matériel de pointe dont la pièce est emplie.

– Nom d'un chien ! Tu es mille fois mieux équipé qu'à la fac !

Un sourire d'enfant lui illuminant le visage, Perkas se redresse un peu en bombant le torse. Ses gros yeux de poisson se mettent à rouler en tous sens.

– Mieux que n'importe quel autre labo, Raphaël ! précise orgueilleusement l'anthropologue en lui faisant visiter la vaste salle aux murs aveugles.

– C'est un véritable bunker ! s'extasie Raphaël. Et tous ces ordinateurs, ces microscopes électroniques, ces scanners ! On est loin de la petite trousse d'anthropologue de tes débuts... Je me souviens que tu partais sur tes chantiers avec tes pinceaux-brosses, ta fameuse « truelle losangique » et tes outils de dentiste !

– J'utilise toujours ces instruments, précise Perkas. Crois-tu que je déterre mes précieux ossements au marteau-piqueur ? Non, ici j'analyse mes découvertes, je les date, les interroge, leur soutire tous leurs secrets ! À partir d'une phalange, je suis en mesure de reconstituer un bonhomme, te dire à quel âge il est mort, de quelle maladie, comment il se nourrissait, s'il était bûcheron ou apothicaire ! Les os sont de grands bavards, mon ami. Pour les faire parler, il suffit d'un peu de physique, de chimie, du bon sens et une pointe de connaissances... Je fais un travail de flic, à ma manière.

Sormand se campe au milieu du laboratoire, les mains sur les hanches et, après avoir émis un petit sifflement d'admiration, s'exclame :

– Ce matériel vaut une fortune !

– MA fortune ! précise Perkas. J'ai investi tout ce que je possédais dans cet équipement. Mon propre argent ! Jusqu'au moindre centime... J'ai revendu mon appartement toulousain, mon studio à Quiberon, quelques bijoux, un paquet d'actions... et j'ai même grignoté sur mon assurance-vie ! Et depuis, comme tu vois, je suis devenu le roi du monde !

– Tu as de la chance..., soupire Sormand à l'esprit duquel l'image de Legendre s'impose brutalement.

– Viens. J'aimerais te montrer quelque chose qui pourrait contribuer à éclairer notre enquête sur la mort de ta fille...

Perkas conduit son ami jusqu'à un très vaste plan de travail couvert d'ossements – dont un crâne presque intact – et d'une abondante quantité de feuillets, de dessins, de photos et de relevés topographiques.

Raphaël connaît la passion de Perkas ; celui-ci ne comprendrait pas que l'on ne s'émerveille point sur un trésor ainsi étalé. Aussi s'extasie-t-il devant les débris humains :

– Fantastique ! Tu reconstitues le squelette de quel client, cette fois ?

Perkas ne répond pas ; a-t-il même entendu la question ? Il se saisit du crâne qu'il élève à la hauteur de son propre visage, devenant d'un coup un pittoresque Hamlet plongeant ses énormes yeux dans les orbites noires qui semblent le fixer.

– Des réponses, Raphaël... Ce mort anonyme peut nous livrer des réponses à nos questions !

– Être, ou ne pas être, récite alors Sormand, c'est là la question. Y a-t-il plus de noblesse d'âme à subir la fronde et les flèches de la fortune outrageante, ou bien à s'armer contre une mer de douleurs et à l'arrêter par une révolte ? Mourir... dormir, rien de plus ; et dire que par ce sommeil nous mettons fin aux maux du cœur et aux mille tortures naturelles qui sont le legs de la chair : c'est là un dénouement qu'on doit souhaiter avec ferveur. Mourir... dormir, dormir ! peut-être rêver ! Oui, là est l'embarras. Car quels rêves peut-il nous venir dans ce sommeil de la mort, quand nous sommes débarrassés de l'étreinte de cette vie ?

– Mince ! souffle Perkas, admiratif. Tu sais toute la tirade par cœur ?

– La pièce entière, mon vieux ! Je l'ai jouée au théâtre du lycée... J'étais loin de penser, à cette époque, que chaque phrase résonnerait plus tard en moi comme une vérité ! Mourir... dormir, dormir ! peut-être rêver ! Oui, là est l'embarras. Car quels rêves peut-il nous venir dans ce sommeil de la mort, quand nous sommes débarrassés de l'étreinte de cette vie ?...N'est-ce pas là le sens même de mes recherches ? Frôler la mort sur le chemin des rêves pour accoster dans le deuxième monde ! Mais excuse-moi... Revenons à ce brave homme dont tu brandis le crâne.

– Les cathares gardaient ces ossements comme des reliques sur leurs lieux de culte. Mais, dès 1209, au tout début de la répression, ils se sont mis à les disséminer un peu partout dans les montagnes pour qu'ils échappent aux inquisiteurs, lesquels déterraient les dépouilles des hérétiques pour les brûler sur leurs bûchers ! Je suis tombé sur une importante concentration d'ossements près de la grotte de Sainte-Engrâce. C'est là que j'ai déniché ce crâne...

Il le tend à Raphaël qui s'en empare et l'examine méticuleusement pour contenter son ami.

– Qu'a-t-il donc de si particulier ? demande-t-il en le lui rendant. Je ne lui trouve rien d'exceptionnel !

– Sauf qu'il est deux fois plus léger que les crânes datés de la même époque, réplique Perkas. Tous les ossements que tu vois là appartiennent à un unique sujet. Or tous ont une densité et un poids inférieurs à la normale.

– Comment expliques-tu cela ? s'étonne Raphaël, soudain captivé.

– Je ne me l'explique pas. Suis-moi...

Perkas l'entraîne vers un écran lumineux servant à lire les radiographies ; il lui désigne cinq clichés.

– Ce sont les radios de ce crâne, dit-il. Regarde... Tu vois ces plages plus lumineuses ?

– En effet... La texture de l'os paraît moins compacte à certains endroits, constate Raphaël.

– Beaucoup moins compacte ! s'exclame Perkas en plaçant un nouveau cliché radiologique sur l'écran. Voici un crâne normal – le crâne de monsieur Tout-le-Monde ; on peut noter que les mêmes zones sont beaucoup plus grises...

– Ostéoporose ? demande Raphaël. La maladie des os de verre ?

Perkas secoue la tête.

– J'y ai pensé, moi aussi... Mais ce n'est pas cela. L'ostéoporose atteint surtout les personnes âgées, or il s'agit ici d'un sujet très jeune. Une quinzaine d'années, tout au plus ! Pour avancer une hypothèse sérieuse, il faudrait procéder à une analyse ADN, ce que je ne peux malheureusement pas réaliser actuellement dans ce labo. Mais je ne désespère pas d'y parvenir bientôt. Je suis certain que cela pourrait expliquer une partie de l'énigme entourant cette grotte...

– Peut-être ! se contente de répliquer Raphaël, sceptique.

Doit-il encore croire à ce qui l'a enfiévré durant plus de vingt ans ? Legendre et ses comparses, Gwen et lui, et quelques autres n'ont-ils pas fait fausse route ? N'est-il pas insensé de vouloir unir la magie à la science ? De tenter de faire tenir l'indicible mystère divin dans une éprouvette... ?

Il se sent subitement las. Toute l'énergie ravivée au cours de sa randonnée avec Perkas vient de s'éteindre, lui glaçant les membres. Car il revoit Estelle recroquevillée comme un fœtus géant attendant d'être extrait de sa matrice...

Il repense à Alexandra et à Martin qu'il avait convaincus de tenter l'expérience censée les conduire dans l'Empyrée... Dieu, comme il les avait trouvés beaux, alors qu'ils s'unissaient ! Le sexe Martin s'était doucement glissé entre les cuisses d'Alexandra qui l'avait accueilli dans son ventre. Et c'est alors que lui, Raphaël, avait vu ce qu'il n'a jamais pu oublier.

Et c'est à partir de ce qu'il en avait rapporté à son ami Jacques Legendre que l'enfer s'est ouvert ! Car Legendre avait admis l'impossible. Ce que Raphaël avait vu dans la grotte était cette luminescence bleutée irisant le contour des deux corps accouplés. Cette lueur apparue dans l'ombre, palpitante, bruissante d'un grouillement de voix indistinctes que son esprit pouvait seul percevoir.

Les deux amoureux avaient les yeux clos, offerts l'un à l'autre dans l'espace sans limites que la drogue venait de leur ouvrir.

Et le sol s'était mis à gronder, les parois de roche à se fracturer... Ce fut l'éboulement !

Perkas le tire de ses souvenirs d'une tape amicale dans le dos.

– Tu as l'air crevé, Raphaël...

– En effet.

– Normal ! Tu es victime du syndrome du citadin qui fait une grimpette tous les dix ans ! Mais j'ai de quoi te revigorer. Viens, on retourne au salon, près du feu. Un petit blanc de pays en guise d'apéritif et un poulet aux morilles devraient t'aider à recouvrer de l'énergie. Ensuite je te ferai grâce d'une interminable conversation et tu iras te coucher !

– Je te remercie... C'est vrai, ce que tu m'as dit au téléphone, l'autre jour.

– Que t'ai-je dit de particulier ?

Raphaël lui sourit.

– Que tu étais peut-être le seul ami qui me restait... Tu avais raison, tu es le seul. Le dernier !

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