Secret défense

Seignolles a pris le volant. Martin l'observe du coin de l'œil. Son collègue étant en uniforme, il s'attend à ce que celui-ci adopte sa conduite précise, appliquée, nez en avant. Le gendarme ne le déçoit pas ; il se coule dans le trafic avec la concentration d'un bon élève.

Ne quittant pas la route des yeux, Seignolles demande :

– Vous pensez que Sormand a influencé sa fille au point que celle-ci ait pu tenter l'expérience de décorporation avec Cédric Tissier ?

– C'est probable, répond Martin tout en réfléchissant. Cependant, j'aimerais pouvoir faire le lien avec Gwen et son petit club d'initiés dont Souad nous a parlé.

– Je crois que ce n'est pas trop difficile à imaginer, remarque Seignolles. Gwen est la maîtresse de Sormand ; elle a sans aucun doute partagé autre chose que l'oreiller avec lui. Tel que je commence à cerner le personnage, celui-ci aura évoqué l'existence de cet univers parallèle en usant de son pouvoir de persuasion. Il n'a peut-être joué qu'un rôle subalterne dans l'affaire...

– Probable, répète Martin. Sormand peut n'avoir été qu'un incitateur. Gwen se serait emparée de sa théorie... Rien de plus dangereux que les imitateurs ! Une imitatrice, en l'occurrence.

Le gendarme s'engage sur l'avenue Jules-Julien. Les deux hommes gardent le silence jusqu'à la route de Narbonne. Sitôt l'embranchement passé, Seignolles ose tourner la tête vers son collègue.

– Qu'imaginez-vous découvrir au cours de la perquisition du bureau du prof ?

– Pas grand-chose, je le crains... Nous ne sommes pas en présence d'un crime habituel. L'arme de l'assassin, c'est son cerveau ! C'est ce qui bouillonne dans sa tête qui est mortel. Les équations qu'il y fait germer sont de véritables poisons.

– Je me demande..., commence Seignolles.

– Oui ?

– Je me demande si vous le détestez plus que vous ne l'admirez !

Martin ne répond pas. Il ne s'est jamais posé cette question. Le détester ? Naturellement. Car il a été la cause de sa séparation d'avec Alexandra. Cause de la paralysie d'Alexandra... Cause de ce qu'il est devenu, lui, Martin, ce type qui traîne sa vie comme un fardeau. Toujours trop lourd. Tellement encombrant. L'admirer ? Effectivement : Sormand est un visionnaire, un génie de la physique quantique qui aurait pu devenir un réel maître à penser s'il n'avait sombré dans la folie en menant cette quête insensée...

Martin ne bronche plus jusqu'à ce qu'ils soient parvenus à l'université. Là, voyant l'attroupement des étudiants maintenus à distance par un service d'ordre devant l'entrée de l'UFR de physique-chimie, il s'écrie :

– Nom de Dieu, j'avais pourtant insisté auprès du juge pour que cette perquisition soit menée de manière discrète ! Et ce petit imbécile rameute toute la flicaille de la région ! Vous étiez au courant, Luc ?

– Je vous jure que non ! se défend le gendarme. Mais Barrot a la réputation de n'en faire qu'à sa tête et de conduire ses enquêtes de façon peu orthodoxe.

À peine Seignolles a-t-il coupé le moteur que Martin bondit hors du véhicule, livide de colère.

– Attendez-moi ! lui lance Seignolles en le rejoignant. Vous n'allez tout de même pas casser la gueule à Barrot ?

– C'est pourtant ce qu'il mériterait ! grogne Martin en fendant le cordon de police, sa carte d'enquêteur brandie à bout de bras comme une arme. Je voulais que les choses se passent quasiment en silence. Résultat : cet événement risque de faire la une de La Dépêche du Midi dès demain. Si ce n'est l'ouverture du JT !

S'engageant dans le couloir menant au bureau de Raphaël Sormand, Martin aperçoit Barrot et Legendre devant la porte.

– Non ! s'exclame-t-il à l'adresse de Seignolles. Ce cloporte de Legendre s'est invité ! À moins que... Pour lui non plus, vous n'étiez pas au courant, Luc ?

– Je ne sais même pas de qui vous parlez ! s'étonne le gendarme. Legendre ? Connais pas !

Martin accélère le pas. Il a hâte d'en découdre avec Barrot et Legendre. Il passe devant quatre policiers qui s'activent, entrant et sortant du bureau de Sormand avec des cartons remplis de documents, ainsi que des ordinateurs.

Fonçant sur le juge Barrot et ignorant délibérément l'agent de la DGSE :

– Monsieur le juge, je crois que nous ne nous sommes pas compris, tout à l'heure, place du Capitole...

– Pardon, commandant ?

– Vous m'avez bien affirmé que je conservais la maîtrise de cette enquête ?

Barrot pâlit et déglutit laborieusement en sautillant dans ses fines chaussures italiennes.

– Effectivement, parvient-il à glisser entre ses dents. Je... Je ne reviens pas sur ce que je vous ai dit, mais...

– Mais... ? le presse Martin, impatient.

Le juge recule d'un pas comme s'il craignait que Martin le gifle, tant l'enquêteur paraît hors de lui.

– Mais, reprend-il en bredouillant, cette perquisition a finalement été confiée au colonel Legendre !

– Qu'est-ce que la DGSE vient foutre dans cette affaire ? De quoi se mêle le contre-espionnage ? Pouvez-vous me dire où est sa place dans la mort d'une gamine qui a fait une overdose et le fait qu'un gosse se trimballe à poil avec le scalp d'un cerf sur la tête ?

Mouvement de tête à gauche. Mouvement de tête à droite. Sourire crispé, Legendre intervient de sa voix de curé à confesse :

– Il ne s'agit pas essentiellement de ces deux événements, commandant. Il se trouve que le professeur Sormand, dont nous ignorons le rôle dans cette déplorable affaire, en est néanmoins l'un des acteurs... Et ses travaux sont classés secret défense !

Se tournant vers Seignolles, Martin explique :

– Vous comprenez ce que cela implique, Luc ? Une grande partie de l'enquête va nous échapper au profit de ces messieurs de la Défense.

– Allons, tempère le juge, le colonel Legendre s'est engagé à vous transmettre tous les éléments dont vous pourriez avoir besoin.

Martin revient à Barrot et Legendre auxquels il lâche :

– S'est engagé... ! Lorsque j'aurai noirci quinze formulaires qui devront être signés et contresignés par une demi-douzaine de fonctionnaires ! Vous vous payez vraiment ma tête, l'un et l'autre !

Puis, tournant les talons, il reprend le couloir en sens inverse, entraînant Seignolles par le bras.

Dévalant les escaliers quatre à quatre pour suivre Martin, le gendarme dit :

– Je prenais cette histoire de monde parallèle pour une blague... Et voilà que déboule la Défense, qui nous empêche de fourrer notre nez dans les équations de Sormand ! Celui-ci n'est peut-être pas le charlatan que j'imaginais...

– C'est bien un charlatan, précise Martin. Mais c'est aussi l'un des plus éminents physiciens actuels ! Et ça, le gouvernement le sait !

– Vous voulez dire qu'il est protégé ? interroge Seignolles. Le colonel Legendre n'était là que pour mettre ses travaux en sécurité ? C'est pourquoi il nous a devancés ?

Martin esquisse une moue de dépit pour répondre :

– Et Barrot lui a ouvert la porte du bureau de Sormand en s'allongeant à ses pieds comme une carpette !

Désormais, Martin ne peut plus compter que sur la fidélité de Seignolles et de Souad pour poursuivre l'enquête. Barrot est passé de l'autre côté... Celui de l'ombre, des coups tordus, des chausse-trappes...

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