La naissance

Je ne dispose que de très peu de temps. Marie est sortie faire des courses, maman est à la clinique des Sorbiers et je dois reprendre mes cours dans un peu plus d'une heure.

Je me suis souvenu que lorsque les déménageurs ont apporté nos affaires, maman leur a spécifié de descendre à la cave certains cartons. Ce n'est pas dans la chambre de maman que j'aurais dû fouiller par priorité, mais au sous-sol, bien sûr !

Je descends donc à la cave où je n'ai pas encore mis les pieds. Quelques marches, une porte à ouvrir. Je presse l'interrupteur pour donner de la lumière dans cet endroit exigu aux murs de parpaings.

Il y a là trois piles de cartons qui n'ont pas été déballés. J'entreprends aussitôt de les ouvrir tous... Le premier ne renferme que de gros pulls et un anorak, le deuxième de la vaisselle, le troisième de vieux jouets m'ayant appartenu... Le quatrième, enfin, est empli de livres de psychiatrie, de factures EDF, de modes d'emploi de la télé, du magnétoscope... et d'une enveloppe en papier kraft ne portant aucune inscription, qui attire forcément mon attention.

J'en extrais des lettres pliées en quatre : correspondance à des membres de la famille, des amis... Puis un brouillon écrit au crayon par ma mère. L'esquisse d'une lettre qui a réclamé de multiples corrections ; de nombreux mots y sont biffés, remplacés en marge par d'autres que maman a jugés plus appropriés. Des phrases entières ont été barrées.

C'est le modèle d'une lettre datée de 1994, adressée à « Martin, mon chéri », dont les dernières phrases sont : « Je te demande instamment, par respect pour l'amour qui a été le nôtre, de ne jamais rien tenter pour me retrouver. Oublie-moi à tout jamais... »

Outre ce brouillon, la pochette contient une coupure de presse avec la photographie de ma mère très jeune. Je parcours l'article en hâte : « Une étudiante échappe de peu à la mort dans un accident de montagne... La jeune Alexandra Extebarra a été victime d'un éboulement au cours d'une expédition dans le massif du Loubier, en compagnie de son ami Martin Servaz. Étudiants en sciences physiques à Toulouse, ils avaient projeté, sous la responsabilité de leur professeur, Raphaël Sormand, de passer une journée en montagne, tous trois partageant la passion de la randonnée. Le plafond de la grotte dans laquelle le petit groupe de promeneurs s'était aventuré s'est effondré, blessant grièvement la jeune fille aux jambes. Le professeur Sormand et Martin Servaz sont sortis indemnes de cet accident inexplicable. On craint malheureusement qu'Alexandra Extebarra ne conserve de terribles séquelles physiques de ce drame. »

Je remets la coupure de presse et le brouillon de lettre dans l'enveloppe. Mes mains tremblent et mon cœur me fait mal ; il bat à tout rompre.

Je referme le carton, le remet en place dans sa pile et quitte la cave. En remontant, je ne peux interdire à mon esprit de se projeter dans le passé...

J'y devine maman. Nue dans les bras de cet Martin, nu lui aussi... Et le professeur Sormand qui leur parle...

Je cours m'asseoir sur le canapé du salon, car la tête me tourne et je crains de m'évanouir. Des images affluent par vagues. D'énormes lames surgies du passé, qui recouvrent le présent en le désagrégeant comme s'il n'était que tas de sable.

Je vois cette chose magnifique et terrible... Cet acte superbe et monstrueux ! Maman et cet Martin s'accouplent sous les yeux de leur professeur qui ne cesse de leur parler de sa voix lourde et insistante, hypnotique...

Il leur dit qu'ils ouvrent le passage donnant accès au deuxième monde ! Et je me vois, moi... Moi qui ne suis alors rien d'autre qu'un atome de vie, une particule de matière organique, une infime partie du Tout... Moi, projeté dans le corps de ma mère !

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